Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

vendredi 28 décembre 2018

ALLÉES

L’étrange sentiment à écouter en soirée, presque indéfiniment, les Gnossiennes de Satie ; l’enveloppé brumeux et mélancolique, qui me reconduit par l’extrême détaché des notes, les reprises-variations, les écarts de la composition, de ses intensités, certaines brusqueries angoissantes par exemple ; qui me ramène ainsi, presque visuellement, à d’anciennes errances sur les allées du parc de Saint-Cloud, à cette période de vacance intérieure, de disponibilité stérile, d’assèchement, que je croyais mise en oubli. La saveur de ce retour à vingt ans de distance. Ce que veut dire rééentendre comme relire, être plus simplement sous leffet du temps.

mercredi 26 décembre 2018

PARTITION

Du drame au long métrage, en dépit de la charge littéraire de l’image, des mécanismes de récriture, de la théâtralité explorée (jusqu’aux plans rapprochés qui serviraient à déjouer le genre du « télé-théâtre »), il me semble que la chausse-trappe est la comparaison médiologique (et la logique comparative elle-même, plus généralement). La méthode soporifique. La voie de l’échec assuré. Travailler autrement les deux œuvres ensemble. Inventer une partition. Une polyphonie. En séquences peut-être. Comment ? Tant à dire. Je ne sais pas. L’unique certitude : casse-gueule.

ON NE SE CONNAÎT PAS

Autre chose : le comme ça n’a de sens que parce qu’« on ne se connaît pas » (p. 252), c’est-à-dire quil s’y mesure sans cesse, d’où la scène primitive entre Catherine et Louis (se serrer la main), ironiquement commentée par Suzanne, le comme ça, ce que l’on croit connaître de l’autre, des autres, ou ne connaît qu’« à sa manière » en « s’en faisant une idée » (p. 235), ce que l’on reconnaît seulement – la familiarité de l’autre, des autres, et ce que l’on redoute de ne pas connaître, la radicale étrangèreté de l’autre, des autres, au point que « je ne comprends rien » (p. 250) – ou l’impossibilité d’atteindre (saisies physique et intellectuelle conjuguées), « tu ne sais pas comment m’attraper, “comment me prendre” » (p. 252). En ce sens, le comme ça ne laisse d’autre alternative que de s’y prendre « maladroitement » – la manière « brutale » ou « abrupte » (p. 232) – mal dit ou dit trop vite – voir les répliques finales d’Antoine : « comment est-ce que tu as dit ? / “brutal”, je ne voulais pas être brutal, / je ne suis pas un homme brutal, ce n’est pas vrai » (p. 269). 

RÔLE TRAGIQUE

Et de même que les deux frères sur scène jouent comme, enfants, ainsi que le rappelle la mère, ils « allaient jouer à se battre » (p. 228), la méthode est à mettre en lien avec le « jeu » ou la « supercherie », c’est-à-dire le tragique comme attitude ou plus exactement comme manière que s’inventerait Louis en société : « tout ton soi-disant malheur n’est qu’une façon que tu as » de sorte que « tu es pris à ce rôle » : « une façon de répondre » ; « c’est ta manière à toi, ton allure » (p. 274). Nié, dénié, comme rôle le tragique – par l’annonce de la mort, la comédie de la mort – se tient également dans cet essai de conjuration, comme dans le passage à l’ironie pour Louis.

MÉTHODE

Au point culminant de l’agôn qui unit et repousse les deux frères, et le droit au silence comme à ne pas écouter que revendique Antoine – ce qui vient accuser, et mettre à nu les rouages rhétoriques, par l’observation à portée immédiatement métathéâtrale, marquant à rebours sa résistance : « tu voulais m’attraper et tu as jeté ça, / tu entames la conversation, tu sais bien faire, / c’est une méthode, c’est juste une technique pour noyer et tuer les animaux » (p. 252) – maintenant l’écart du vide, dénonçant l’illusion verbale elle-même.

dimanche 23 décembre 2018

COMME ÇA

L’observation de la mère, puisque Catherine et Louis ne se sont jamais rencontrés, qui tient en creux les non-dits familiaux, et résume les rapports de déliaisons et d’étrangèreté (« on ne se connaît pas », p. 252) entre chacun des membres : « Vous vivez d’une drôle de manière » (p. 210). À mettre en rapport avec les « comme ça » qui décrivent moins des identités ou des personnalités sous l'apparent lieu commun des humeurs et des caractères que des modes d’être-ensemble, de faire-ensemble, de vivre-ensemble pris dans la trame des habitudes, des attitudes, des absences et des changements, etc. : « Catherine est comme ça » (p. 214) ; « Laisse-le, tu sais comment il est » (p. 215) ; « je ne pensais pas qu’il serait ainsi, / mais “à l’ordinaire”, les autres jours, nous ne sommes pas comme ça, nous n’étions pas comme ça, je ne crois pas » (p. 255).

POURQUOI

La résonance involontairement tragique, ou prophétique, de la question anodine de la mère, le récit des dimanches : « est-ce qu’on peut savoir comment tout disparaît ? » (p. 228) Elle reconduit par court-circuit ou association dans la version Dolan à cette autre question, non plus comment mais pourquoi, qui met en défaut chacun des personnages de comprendre, au cours des duos qui se succéderont entre Louis et Suzanne, Louis et sa mère, Louis et Antoine : « pourquoi est-ce que t’es là ? ». Et chaque fois la question est répondue par le silence. Seule Catherine en est exceptée, et pour cause.

TIRADE

Les coordonnées du terme sont au plus clair dans la tirade explosive d’Antoine, accusé d’être brutal (sa manière, « leur manière » d’après la Mère) et s’en défendant : « Faites comme vous voulez, je ne voulais rien de mal, je ne voulais rien faire de mal […] / cela me semblait bien, ce que je voulais juste dire, […] / je disais juste qu’on pouvait l’accompagner, et là, maintenant, / vous en êtes à me regarder comme une bête curieuse, / il n’y avait rien de mauvais dans ce que j’ai dit, ce n’est pas bien, ce n’est pas juste, ce n’est pas bien d’oser penser cela, / […] » Et plus loin : « ce n’est pas juste, / vous ne pouvez pas toujours avoir raison contre moi, / cela ne se peut pas, // je disais seulement, je voulais seulement dire ». (p. 267-268). Etc. Au milieu : « ne me touche pas » — et dans la distance qui maintient la violence et le corps-à-corps du verbe en plus des indications de scène et de jeu – l’interdit lancé à l’autre est à double entente : la manière d’Antoine est de ne pas être touché à tous points de vue. 

mercredi 19 décembre 2018

JUSTE

Ce que fait valoir par exemple la traduction anglaise du titre (It’s Only the End of the World), c’est ce qu’elle manque de cibler. En deçà. Mais elle ne pointe pas uniquement un enjeu philologique ; elle met au jour l’usage polysémique de ce marqueur très complexe qu’est « juste » dans le texte lagarcien, variablement adverbe ou adjectif. Et sans doute « la fin du monde » n’est pas en reste. Elle est glosée entre autres dans les laisses ou versets du monologue de Louis : « c’est que le reste du monde disparaîtra avec soi, / que le reste du monde pourrait disparaître avec soi » (Théâtre complet, t. III, Les Solitaires intempestifs, 1999, p. 243). La version cinéma l’exploite comme lieu commun de la conversation – hantée néanmoins par sa dimension tragique latente : « et pourtant ce n’est qu’un déjeuner en famille, c’est pas la fin du monde » (trailer) ; la dispute des deux frères dans la voiture, et la réplique de Louis sur la distance géographique qui le sépare du restant de la famille : « c’est pas la fin du monde de venir ici ». En regard, les déclinaisons de juste laisse entrevoir un spectre considérable. Il faudrait en préciser l’échelle des valeurs – restrictive, exclusive, « je fais parfois de longs détours pour juste recommencer » (Louis, p. 246) ; « cela pourrait paraître juste des traditions, de l’histoire ancienne » (Catherine, p. 217) ; « des petits mots, juste des petits mots, une ou deux phrases » (Suzanne, p. 219) ; « juste en tête l’idée de ma propre mort » (Louis, p. 229) ; « Petit sourire ? Juste “ces deux ou trois mots” » (La mère, p. 240) ; « C’est pas méchant, en effet, c’est plus juste » (Louis, p. 223), etc. ; ce qui apparie la limite ou l’infime à l’exactitude, tous les personnages « essa[yant] de dire » (p. 228), ne cessant pour cette raison de se corriger, de reformuler, de nuancer, en quête du mot juste, dans l’incapacité face à l’urgence (le « peu de temps », p. 235) à « expliquer » – à déplier des liens d’amour, autrement que par ces « phrases elliptiques » ou d’impossibles contournements, « c’est cela / c’est exactement cela, ce que je disais, / les histoires, / et après on se noie » (Antoine, p. 249-250). La matière « verbeuse » ou « prolixe » selon Dolan – « des mots, des mots, des mots », sur un mode moins hamletien qu’à en croire la violente réplique d’Antoine dans le film, « des mots pour nous confusionner, nous enculer avec ». Chacun des cinq personnages aux prises en tous cas avec le « comment dire » ou cette « manière de dire » qu’ils recherchent et qui leur fait défaut.

FAIRE VIVRE

Mais « faire vivre la langue de Lagarce », c’est encore autre chose s’il convient de la mettre en écoute et de la mettre en images dans la logique d’un « autre media » que le théâtre. Lui donner corps des comédiens à la musique de Gabriel Yared, aux détails-objets comme aux dominantes chromatiques (le nuancier des bleus par exemple) bien sûr. Mais dès lors que « c’est ce qui est sous les mots entre les mots qui compte dans la pièce », le silence se pose comme défi au cinéma – et le silence n’est pas une absence, cela se donne à voir et à entendre – cela s’invente comme le reste, – avec tout le paradigme de situations et de valeurs qu’il enchaîne (aveux, non-dits, réserves, secrets, etc.). Le lieu du spectacle est ce qui noue de fait le dicible et le visible. Ce nœud n’est pas l’image même au sens elle serait trop simplement le double ou l’autre du langage, ce qu’il ne permet pas de communiquer, s’interdit de dire, ou est impuissant à exprimer  – ce que semblerait suggérer la crise chez Lagarce de « l’usage de la parole dans une époque où finalement il n’y a plus que nos regards et nos corps qui communiquent ».

LANGUE

    La difficulté est le terme majeur. « La langue de Lagarce » c’est un marqueur convenu du singulier irréductible, de l’idiosyncrasique littéraire, qui mêle confusément d’ailleurs la référence à la parole – un système d’expressions propres à l’individu-auteur, une façon de s’exprimer (que limite épistémologiquement la pré-notion de « style » à laquelle on l’assimile souvent) – et la relation à l’idiome commun – et l’emploi démarque le vernaculaire québécois – les échanges joualisés de Mommy, au même titre que les hybridités linguistiques de Laurence Anyways (lequel, au passage, allie au plan de la fiction l’univers littéraire et l’univers du film – voir la séquence finale de la rencontre par mise en abyme, la scène de tournage – et l’effet de signature, Dolan figurant en acteur). C’est dans ce cadre que prennent place les mécanismes de récriture, de coupure, d’interpolations, d’inventions par rapport au drame original – la conversion de la pièce au scénario, avec des effets propres de « registres » : l’écart est sensible quand on songe à la sophistication de cette langue dans le texte (par exemple, l’emploi des passés simples chez Lagarce) qui se dénoncerait et dénoncerait l’illusion au cinéma. L’infidélité nécessaire à la lettre et marque de réappropriation.

mardi 18 décembre 2018

OPSIS

Pourtant, il me semble que l’idée de laboratoire représente également l’indice d’une intelligibilité différente de l’œuvre. Non pas de ce que le cinéma fait de la littérature, comment il en use, et à ce titre le laboratoire déborde ce que semble officiellement revendiquer l’œuvre – la logique conventionnelle de l’adaptation. Dont les cas à recenser sont innombrables, et parmi des tentatives récentes, dans le secteur étroitement québécois, inspirée par la dramaturgie, Incendies de Wajdi Mouawad porté à l’écran par Denis Villeneuve (2010). Mais plutôt de ce que la littérature fait au cinéma. Et « littérature », d’usage en soi problématique face au texte de théâtre, carrément suspect au cinéma, s’impose néanmoins tant il est vrai que Dolan souligne l’importance que revêt « la langue de Lagarce ». On objectera que le film excède cette langue. Mais on aura alors nécessairement changé de perspective et de mode d’analyse – de méthode si lon préfère. C’est comme entrée – à la fois point d’écoute et point d’optique– que la « langue de Lagarce » opère non comme matière uniquement mais dans la manière cinématographique de Dolan et sa réception comme spectacle. Au sens où elle est lopsis même pour reprendre le terme d’Aristote.

LABORATOIRE

Au principe de cette rengaine il est certains motifs, quelques-uns plus saillants que d’autres, à commencer par ce que je n’avais pas d’abord considéré, l’idée cependant aussi simplement énoncée qu’efficace de « laboratoire lagarcien ». L’expression donne droit certes à la dimension expérimentale – de l’expérimentation visuelle sur la base des techniques cinégraphiques à la mise à l’épreuve des relations et passions humaines qui caractérise déjà en propre la scène classique – le laboratoire comme révélateur du drame familial noué à l’imminence de la mort. Mais ce laboratoire par l’entremise du théâtre, et probablement à la condition de la littérature, libère l’image d’elle-même : elle soustrait l’auteur à la manière qui était jusque-là la sienne pour frayer en la continuant des zones méconnues ou inconnues, ignorées ou devinées, amorcées sans être explorées, etc. De ce point de vue, le laboratoire est bien un essai au sens littéral du terme, essai des personnages, des comédiens et du réalisateur sur eux-mêmes. En conséquence, le laboratoire met à nu une éthique, sans laquelle se ne comprend pas cette déclaration, apparemment présomptueuse ou imprudente, selon laquelle Juste la fin du monde serait (de son aveu même) le meilleur film que l’auteur reconnaît avoir réalisé – dans l’historicité de son présent – de ce faire au moment où Dolan se situe et l’énonce précisément. Ouvert, mobile nécessairement : en devenir de lui-même.

RÉPÉTITION

Dans les multiples commentaires que le cinéaste Xavier Dolan a donnés à la sortie du film Juste la fin du monde – le plus frappant est peut-être le caractère répétitif des commentaires. On les qualifierait spontanément de rengaine s'ils ne se chargeaient pas in fine d’une valeur intrinsèque sans pouvoir se limiter au bruit médiatique. Il s’y redit à peu près la même chose, par variations continues, il est vrai. Sans doute parce qu’à l’instar de n’importe quel artiste – fût-il peintre, architecte, écrivain, sculpteur, etc., l’essentiel de ce qu’il y a à dire (si ce quelque chose existe) et que l’auteur se trouve forcé ou charmé de dire n’est pas dans les entretiens ou conférences de presse mais dans le film. Ou si l’on veut ce quelque chose ne pouvait pas être « dit » autrement, c’est-à-dire ici « notifié » ou « signifié », que sous cette forme – exclusivement. Au sens où il est peut-être vain de vouloir trouver à tous prix quelque supplément ou excédent aux images – ailleurs que dans le film qui « dit » tout en ne « disant » rien, du moins rien d'autre que ce qu’il fait.

jeudi 6 décembre 2018

ANDRÉ CHÉNIER

La théâtralisation des chapitres – circulation / distribution des personnages, traits d’esprit et équivoques situationnelles – qui vaut bien l’usage très romanesque du discours didascalique dans les drames hugoliens eux-mêmes, contrepoint à la veine sociale ou pathétique – le grand-père Gillenormand, double symétrique de Valjean, aux convictions ultras, qui s’étouffe dans ses mots devant le petit-fils républicain – sortie au double sens : « M. Gillenormand, pris à la gorge par sa propre phrase, ne put continuer […] le vieillard se jeta, avec autant de vitesse que son âge le lui permit, hors de la chambre à coucher, en repoussa la porte derrière lui, et, pourpre, étranglant, écumant, les yeux hors de la tête, se trouva nez à nez avec l’honnête Basque qui cirait les bottes dans l’antichambre. Il saisit Basque au collet et lui cria en plein visage avec fureur : – Par les cent mille Javottes du diable, ces brigands l’ont assassiné ! – Qui, monsieur ? – André Chénier ! – Oui, monsieur, dit Basque épouvanté. » (p. 1155)

SANS NOM

Difficile de ne pas sangloter, en lecteur client du pathétique et du pathos, à la mort de Jean Valjean, qui clôt le roman ; plaisir de l’émotion gâté ou daté néanmoins par la scène familiale – très bourgeoise ou très XVIIIsiècle encore – Cosette et Marius « à genoux, éperdus, étouffés de larmes » (p. 1254) – l’art d’être grand-père et ses enfants d’adoption, en contemplant la lumière dans les ténèbres de la mort, les chandeliers volés à lévêque de Digne, et le crucifix, puis retour évocatoire aux « jeux » et aux « bons rires de l’enfance » qui deviennent de « l’ombre » (p. 1253) ; mais la réclamation testamentaire expirée : « […] vous n’oublierez pas que je suis un pauvre, vous me ferez enterrer dans le premier coin de terre venu sous une pierre pour marquer l’endroit. C’est là ma volonté. Pas de nom sur la pierre » (id.) – puis la « pierre toute nue » dans un coin invisible et peu fréquentée du Père-Lachaise près de « la fosse commune » : « aucun nom » (p. 1254) en paradigme de tous les sans-noms de l’histoire, celles et ceux qui la font vraiment  invisibles. La pierre sur laquelle, devenus illisibles, sont inscrits les vers de lauteur qui se présente simplement et uniquement comme « une main » (id.) sur le livre-monument au terme de plus de vingt ans décriture...

POUR LES VAINCUS

La justice du point de vue, dramatisée-démarquée visuellement par la ligne-paragraphe, au milieu du récit épique des barricades de 1832 et d’une méditation sur l’utopie : « Il faut bien que quelqu’un soit pour les vaincus » et ces vaincus de l’histoire et de la société sont aussi et en même temps les « grands essayeurs de l’avenir quand ils avortent » (Les Misérables, p. 1069).

mercredi 28 novembre 2018

LE GOUVERNEMENT DE LA CANAILLE

Ochlocratie / démocratie chez Hugo, en ouverture de la partie « Jean Valjean » : la multitude, la foule, la populace, la canaille – celle qui est parlée quelques années plus tard dans L’Éducation sentimentale au moment du sac des Tuileries de février 48 entre autres (voir le discours Hussonnet). Le pluriel amorphe et anarchique, sujet non-sujet collectif, à revers du peuple, et pourtant partie des « magnificences d’en bas » s’il est vrai que la populace a aussi sauvé Rome plus d’une fois ou que la canaille a suivi le Christ : « Il arrive quelquefois que, même contre les principes, même contre la liberté, l’égalité et la fraternité, même contre le vote universel, même contre le gouvernement de tous par tous, du fond de ses angoisses, de ses découragements, de ses dénûments, de ses fièvres, de ses détresses, de ses miasmes, de ses ignorances, de ses ténèbres, cette grande désespérée, la canaille, proteste, et que la populace livre bataille au peuple. / Les gueux attaquent le droit commun ; l’ochlocratie s’insurge contre le démos. » (Les Misérables, p. 1013). Passage donné en exemple du TLF, illustrant les expressions « désordres de l’ochlocratie » ou « dégénérer en ochlocratie » (http://cnrtl.fr/definition/ochlocratie) ; mais Hugo la recharge d’ambivalence précisément, lui restitue sa complexité – contre sa valeur uniment dévaluative. La canaille agit ainsi en « grande désespérée ». 

dimanche 25 novembre 2018

DANS LES CAVITÉS INSONDABLES

Au moment où se noue l’intrigue de 1832, qui rassemble sur le mode épique plusieurs lignes narratives du roman, longue cadence avec sa protase surdimensionnée qui condense et anticipe la mise en scène de cette « voix d’en bas » ou vox populi, en passant des entités collectives (associations, écoles) à « chacun », mouvement pris dans l’écriture, et la lecture rétrospective de l’histoire sociale entre les années 30 et 1862 : « Tandis qu’une bataille encore toute politique se préparait dans ce même emplacement qui avait vu déjà tant d’événements révolutionnaires, tandis que la jeunesse, les associations secrètes, les écoles, au nom des principes, et la classe moyenne, au nom des intérêts, s’approchaient pour se heurter, s’étreindre et se terrasser, tandis que chacun hâtait et appelait l’heure dernière et décisive de la crise, au loin et en dehors de ce quartier fatal, au plus profond des cavités insondables de ce vieux Paris misérable qui disparaît sous la splendeur du Paris heureux et opulent, on entendait gronder sourdement la sombre voix du peuple. » (Les Misérables, XIII, 3, p. 972).

vendredi 23 novembre 2018

L'ENVERS OU L'ENDROIT

Ce qui s’énumère entre le familier et l’étranger (et la praxéologie « approcher », « aborder », etc.) noue finalement la conversation aux manières : « […] parce que je suis l’étranger qui ne connaît pas la langue, ni les usages, ni ce qui ici est mal ou convenu, l’envers ou l’endroit, et qui agit comme ébloui, perdu » (p. 33). Voir l’affaire du zizi que fait boire l’étranger dans La Nuit

VENT

Dans la déclinaison continue entre le « commerce » et la « bataille », ou ce commerce qui s’achève en bataille, la réplique ironique et défensive du client : « Je veux bien payer le prix des choses ; mais je ne paie pas le vent, l’obscurité, le rien qui est entre nous » (p. 54). En poursuivant léconomie de limmatériel, le vent et le rien dégonflent l’enflure rhétorique (et ses ressources humoristiques), mais c’est le fil ténu auquel tiennent l’échange et l’économie relationnelle des orateurs ; et en retour, exactement ce que l’échange donne à reconnaître et à penser  dramatiquement. 

À DOUBLE ENTENTE

Ce qui pose un double problème : l’articulation en amont avec l’utopie de la Nuit, dont la parole est déclenchée par une rencontre d’une autre sorte (le système inaugural des temps : « Tu tournais le coin de la rue quand je t’ai vu ») ; l’articulation avec le régime dialogique de la « pièce », et ses imitations oratoires, souvent commentées – selon le rappel opéré au seuil de la lecture par le pastiche d’entrée lexicographique sur « deal » : « entente tacite », « signes conventionnels », « conversation à double sens » (p. 7). En surface, le tentant est d’indexer le contrat économique sur le contrat rhétorico-pragmatique de la parole (ou réciproquement) ; mais j’ai toujours pensé que ce n’était pas le lieu – précisément ; et que le champ de l’implicite (la catégorisation même de l’implicite) était lui-même pris au jeu.

L'ÉCONOMIE DES RAPPORTS

 Dans la solitude des champs de coton. « Le dealer. Si vous voulez savoir ce qui a été dès le début inscrit sur votre facture, et qu’il vous faudra payer avant de me tourner le dos, je vous dirai que c’est l’attente, et la patience, et l’article que le vendeur fait au client, et l’espoir de vendre, l’espoir surtout, qui fait de tout homme qui s’approche de tout homme avec une demande dans le regard un débiteur déjà. De toute promesse de vente se déduit la promesse d’acheter, et il y a le dédit pour qui rompt la promesse. » (p. 54). Bien sûr, la phraséologie financière comme trope de la relation et potentiellement de l’affect amoureux ; au degré optimal donc de la désaffection, tel que l’auteur l’entendait pour ce qu’il classait – les « sentiments éternels » – parmi les « conneries provisoires ». À travers le lieu commun, et « payer la facture », le contrat et la contractualité comme logique exclusive de la socialité, puisqu’il n’y a plus que cela qui unisse les solitudes, et la réponse du client consistera à repeupler la scène : « cherchons du monde » (p. 56). Le contrat entraîne avec lui une économie immatérielle, une économie qui ne relève plus des biens : attente ; patience ; espoir – comme ailleurs le désir. La tenir comme une lecture rase – littérale– de la société de ce temps.

FIL

Scène comique de métro, ce matin. Invisible à la plupart des endormis qui jonchent les bancs, se tassent sur les sièges, s’agrippent aux barres de la voiture cahotant dans l’odeur et le bruit. Le fil de l’un – certainement les écouteurs d’un Ipod version X ou Z vendue à grands cris dans tous les kiosques du supernumérique – se prend dans la fermeture du sac en cuir de l’autre, qui tournait le dos. Aïe. Les voilà pris, qui n’avaient rien en commun, ni rien à se dire. Gestes et signes : comment se dégager l’un de l’autre avant la prochaine correspondance ? Chacun y va de ses gestes et de ses stratégies, brutales ou délicates, alternativement, jusqu’à ce que le fil casse… J’ai compté : cinq bonnes stations, dix minutes embarrassées.

CONFLIT

Le profitable est que « theory does not give rise to harmonious solutions » (p. 132), et oblige à ce retour réflexif sur la méthodologie : « Repeatedly I have found myself ending a chapter by invoking a tension between factors or perspectives or lines of argument and concluding that you have to pursue each, shifting between alternatives that cannot be avoided but that gise rise to no synthesis. » (p. 133) – à la manière d’un dépassement ou surpassement hégélien – ou revers des stratégies ironiques et perplexes qu’on nous vendait il y a vingt ans sous le bon sens. Conserver la conflictualité des questions.

L'OUBLI DE SOI

Culler, encore : qu’au terme du parcours il est lucidement conclu que « theory [i]s endless », et qu’importe davantage « the prospect of further thought » (p. 133), contre celles ou ceux qui souhaiteraient en particulier « the death of theory » (p. 132), de sorte qu’ils n’aient plus à y faire face. Ce qui fait davantage souci, c’est peut-être d’écrire de la sorte une histoire de la théorie ou un « account » qui, s’il met assurément en tension des perspectives et des approches (pour certaines inconciliables sinon guère cumulables) et laisse émerger les questions, ne s’envisage guère cependant comme histoire critique de la théorie, travaillant à mettre en oubli son propre point de vue. Oubli souvent dicté par le genre (académique, commercial) du bréviaire.

dimanche 18 novembre 2018

FORCE DE L'EXIL

Le narrateur et l’historien. Tacite, maintenant. Du satiriste aux Annales : le vis-à-vis entre les « despotes » et les « penseurs » tel qu’il entraîne l’apparente digression sur la qualité de la parole, « enchaînée » et pour cette raison devenue « terrible » en retour : « L’écrivain double et triple son style quand le silence est imposé par un maître au peuple » (Les Misérables, p. 914). Comment la contrainte et l’exercice de la violence soustraient la prose à l’ampleur, et l’obligent à acquérir en densité, dans un corps-à-corps, ou lutte physique, logique du combat : « Moins d’envergure dans la phrase, plus d’intensité dans le coup. » (id.) Aux libertés perdues répondent « des accroissements de force » (id.)

samedi 17 novembre 2018

LA GRAVURE AU POUVOIR

L’opposition topique très XIXsiècle entre l’eau-forte et le burin, et le parallèle entre l’étape technique de la morsure sur cuivre ou zinc (le bain d’acide…) et le statut de la prose, dans sa vocation satirique entre autres, aux prises avec les lois du despotisme, de la Monarchie de Juillet à implicitement Napoléon III : « Comme les Nérons règnent à la manière noire, ils doivent être peints de même. Le travail au burin tout seul serait pâle ; il faut verser dans l’entaille une prose concentrée qui morde. » (Victor Hugo, Les Misérables, IVpartie, « L’idylle rue Plumet et l’épopée rue Saint-Denis », p. 913).

vendredi 9 novembre 2018

L'IMPASSE DE LA VALEUR

Ce qui fait le plus difficulté est peut-être ce qui est tenu implicitement au centre du propos, eu égard à l’inflexion contemporaine des disciplines concernées, et au diagnostic possible d’une crise : « the political and societal value of the humanities », spécialement à ce qui leur est attaché à la manière de lieux communs : « critical thinking, social responsability, or democratic citizenship » (p. 6) – Nussbaum et cie – en regard des représentations imposées : « the current image problem of the humanities : they are seen as a luxury pastime with little relevance for society » (id.) ou comme difficilement compatibles avec une logique comptable, de « measurable results » (p. 1). À rebours s’énonce la question théorique d’une éthique et d’une politique des savoirs et des disciplines, le continu individuel-collectif. Mais depuis quel champ discursif-épistémique ? Selon quel point de vue ? Etc. Le pointage par Dilthey et le legs de son « interpretative approach » (p. 6), entre comprendre et expliquer, semble comme zone de tension critique plus pertinent, dans la mesure où il a modelé « the minds of many » (id.) et continue de le faire à bien des égards.

LE SENS DE LA RELATIVITÉ

Le regard d’objectivation et de mise à distance dans le temps se conjugue à la déclinaison des altérités – nationales, culturelles, institutionnelles : « from antiquity to the present and from all regions and cultures »(p. 6). L’historiographie se veut résolument comparatiste, loin en particulier de « the Eurocentric worldview », bien que l’argument postcolonial, Edward Saïd à l’appui, cette vision ayant été informée par « the study of languages and civilizations » (p. 6), exigerait d’être détaillé : si l’enjeu n’est autre que la valeur des humanities, l’étude des langues et des « civilisations » est aussi ce qui a libéré le comparatisme et plus largement les relativismes culturels des savoirs dans les épistémologies occidentales. Ainsi posé, l’argument est trop massif pour ne pas être réversible. L’un des exemples les plus marquants en est probablement au XIXesiècle les linguistiques indo-européanistes, dont par ailleurs les conditions d’émergence et surtout de développement sont inséparables et favorisées par le modèle universitaire moderne dans sa version germanique entre autres. Il reste que « the value of the humanities » qui est postulée au long de l’éditorial est posée comme solidaire d’une « cultural consciousness » (id.). Une telle historiographie ne peut donc s’envisager elle-même qu’à travers le multiple des différences, en plaçant comme défi premier le problème de la définition même de son objet dès qu’on mesure la tradition euro-occidentale, sa double racine grecque et chrétienne, à l’« Islamic scholarship » – studia adabiya– (p. 3) ou aux six arts de Confucius pour l’aire chinoise. L’argument le plus incisif à ce sujet est encore le conditionnement empirique, réciproque entre culture – langue – savoir, notamment les limites spontanément imparties par une revue qui use de l’anglais comme lingua franca (et cette dénomination symptôme demanderait en soi clarification – elle est aussi une mythologie de la science, et des sciences) s’il est vrai par exemple que « the division between the humanities and the sciences is emphasized by the terminology itself » ou, par extension, à un autre niveau encore, que dans l’univers du « English-spoken scholarship » la dominante est d’associer « the humanities with historical approaches » (p. 4) plutôt qu’à des méthodes analytiques illustrées à l’inverse par l’école de Vienne, le formalisme russe ou le structuralisme français.

SAVOIRS AU PRÉSENT

En traversant le prometteur éditorial de la revue History of Humanities (2016) de R. Bod, J. Kursell, J. Maat et T. Weststeijn. D’abord, l’histoire des « humanities » (et je maintiens à dessein l’expression de langue anglaise) comme nouveau champ de recherche plutôt que comme simple retour ou repli réflexifs, opération qui entraîne inévitablement des enjeux attachés au « dialogue » entre les disciplines, la diversité des approches méthodologiques ou des présupposés épistémologiques. Des écarts également entre ceux qui trouveront légitime par exemple de « compare methods or principles stemming from different regions or periods » et ceux qui mettront l’accent plutôt sur les « cultural incommensurabilities » (p. 5). Etc. Quoi qu’il en soit, une « ambition » (id.) dans le projet qui contient son propre pari – et des risques par conséquent. À la racine de l’entreprise, le triple constat néanmoins : a. suite entre autres aux mouvements d’exportation des modèles occidentaux de savoirs et de disciplines (ce qui inclut les phénomènes corrélés d’ajustements, de résistances et d’assimilations, et en lisant on ne peut s’empêcher de songer au Japon et à la révolution Meiji par exemple), la question des humanities est devenue « a global state of affairs » (id.) ; b. la pluralité des disciplines contenues dans l’objet, l’instable coupure que suppose cet ensemble dans la variété des « groups of disciplines », ou l’hypothèse inverse d’un possible continuum avec « the natural or the social sciences » (p. 3) – lieu commun de la question – une diversité qui constitue la difficulté majeure de ce questionnement, quand elle ne le met pas préalablement en difficulté ce questionnement même (et il y a en soi un saut terminologique entre « sciences de la nature » - « sciences sociales », celles qui ont droit à ce statut, et les disciplines fédérées couramment sous l’appellatif humanities, problème que ne règle pas les différences philologiques entre les langues et les traditions culturelles et institutionnelles) ; c. l’ambivalence qui gouverne actuellement le devenir de ces savoirs et de ces pratiques dans les champs universitaires et scolastiques : d’un côté, l’évolution rapide de ces secteurs, par l’entremise notamment des « digital tools » qui les impactent (voir le nom même bien sûr de Digital Humanities), ou l’intersection ou mieux la « cross-fertilization between disciplines » comme il en va pour les « neuroscientific experiments » qui mettent autrement en lumière « our capacity for producing or appreciating music » (p. 1) ; de l’autre, l’inclinaison palpable, sinon le déclin des disciplines concernées, chute de la démographie étudiante, coupures budgétaires, suppression de départements – ce qui place aussitôt l’enquête historiographique à l’articulation savoir – pouvoir. Dans tous les cas, les récits au passé s’ordonnent autour d’une actualité vive de ces disciplines selon une prémisse posée à l’entame de l’article : « These are exciting times for the humanities » (id.)

mardi 6 novembre 2018

HISTOIRE(S) / DISCIPLINES : HUMANITIES

À noter l’émergence de la revue History of Humanities (2016), trois numéros à ce jour, deux volumes par an, édités par The University of Chicago Press. A New Field comme titrent Rens Bod, Julia Kursell, Jaap Maat, Thijs Weststeijn dans leur éditorial. https://www.journals.uchicago.edu/toc/hoh/current. À voir dans le détail très certainement. Symptôme de savoir ou méta-savoir à considérer lui-même dans son historicité.

lundi 5 novembre 2018

VERSETS D'AMOUR

L’imminence de la fin qui taraude, dépressive, le Journal de Lagarce, insistante, asphyxiante, mais nourrit la chronique du quotidien, tendue dans son face-à-face avec l’envie de vivre qui se met à prix dans l’acte d’écrire. En feuilletant le deuxième volume des dernières années, et certains passages annotés, ces versets d’amours que j’avais oubliés du 20 juillet 1990, très beaux, dans l’intensité et la densité de leur rythme, de leur ponctuation :

« Il va mourir, maintenant, maigre et tellement beau à la fois.

On fait doucement l’amour, en prenant toutes les mesures sécuritaires nécessaires. On prend un long bain, lui, posé sur moi comme un enfant malade, son corps superbe en train de se défaire.

On dort enlacés.

C’était comme le bonheur le plus grand d’être si paisibles et le désespoir encore de savoir qu’on se quitte.

On parle de nos parents, de nous, enfants – si différents – et de nos amours.

On s’abandonne. » (Les Solitaires intempestifs, 2008, t. II, p. 21)

jeudi 1 novembre 2018

UN MOT COMPLAISANT

Peuple. Maurice Blanchot : « Il y a déjà un abus dans le recours à ce mot complaisant » (La Communauté inavouable, Minuit, 1983, p. 54).
Voir autrement Gérard Bras et son titre-allusion, Les voies du peuple. Éléments d’une histoire conceptuelle, préface d’É. Balibar, Éditions Amsterdam, 2018.

mercredi 31 octobre 2018

FAÇONS

Sur l’autre volet, des « phrases elliptiques » aux « choses infimes », les petits riens – « manière de dire » de Lagarce. Ces répliques dans leur ponctuation à lire des comme des laisses ou des versets, le lecteur ne sait trop ; qui déclinent les façons de l’autre ; « leur manière » comme dit la mère – celle d’Antoine et Suzanne – brutal « mal dit ou dit trop vite » – la « manière trop abrupte » (Juste la fin du monde). Ce qui me ramène souvent à cette question de savoir pourquoi c’est chez les écrivains de théâtre (Beckett, Koltès, Lagarce entre autres) que cela pointe le plus clairement.

CAMARADE, JE T'AIME

Alors qu’il s’agit d’« y voir clair » (p. 314), et d’abord en soi-même, selon un réseau entremêlé de questions qui vont de l’amour (les bougainvilliers, la scène de la pirogue – ce que Koltès classe en « impressions esthétiques », id.) à la politique, il m’a toujours semblé que le locuteur de La Nuit juste avant les forêts, un an ou deux ans plus tôt, aux prises avec le « fouillis » et le « bordel » qui sont les siens, déportant vers lindicible, est déjà en avant de ces questions, « je te regarde, je t’aime, camarade, camarade » (Minuit, 1983, p. 63) – par l’envers, tous les déracinés, les poussés-au-cul-du-monde-venus-de-je-ne-sais-où, comme il est dit.

LE MARXISME QUI DOUTE

L’incertitude sur « la marche de l’histoire » (p. 312) ; non tant l’impossibilité pratique de la révolution que la réalité de sociétés et de cultures qui résistent à des théories de l’histoire et du politique qui n’ont pas été originellement élaborées en fonction de problématiques qu’à l’époque on appelle encore « tiers-mondistes » ou « quart-mondistes ». Ce qui se dispose sur un plan mondial et tend à inquiéter sinon périmer des catégories voire des concepts : « La classe ouvrière française est-elle révolutionnaire dans la lutte des classes mondiales ? » (p. 311). Etc. Le changement d’échelle de l’observation. De registre agonistique également à travers l’insistance humoristique ou sérieuse (et dans ce cas régulièrement énoncée sur le mode interrogatif) autour de l’idée de « lutte des classes ». À mesurer, confronter, comparer bien entendu à l’idée toute autre de combat dans « Combat de nègre et de chiens ». 

VOYAGE

Repris la lettre du 11 février 1978 à Hubert Gignoux ce matin et sa rhétorique excessivement soignée, le côté « morceau d’écriture » quand même, adressée au mentor et protecteur des années Strasbourg et après. Une dizaine de pages denses. La déclaration sur « la futilité » et « l’inutilité des voyages » (Lettres, 2009, p. 313), que démentirait à peu près toute la vie de Koltès certes, et une activité d’écriture qui s’est nourrie à ces dégagements, déplacements, par mythologie rimbaldienne interposée ; mais vient ici renverser le lieu commun du voyage comme formation et apprentissage, mis en balance par la connaissance que peut procurer l’ici : « un soir quelconque d’automne au bord de la Seine » (id.). La visée selon l’allusion à Lévi-Strauss : « une certaine tristesse, sous les Tropiques » (ibid., p. 321), qui autorise à rebours les scansions satiriques face à la réalité et aux discours du néo-colonialisme. L’effet diapositive. Tintin au Congo. Banania.

POÉSIE DÉLIVRÉE

Nicolas Valazza, La Poésie délivrée. Le livre en question du Parnasse à Mallarmé, Genève, Droz, 2018, 336 p. 

dimanche 28 octobre 2018

BRÉSIL COULEUR BRUNE

Jaune terni. Cela se dispense de commentaire, bien qu’une telle élection semble confirmer par l’histoire du pays, les années Lula, et ses spécificités sociales et géoculturelles, la triste cartographie politique qui se dessine trans-continentalement ces dernières années.

vendredi 26 octobre 2018

PHRASE NOCTURNE

Chéreau, mai 2010, à propos de La nuit juste avant les forêts (1977), mise en scène avec le comédien Romain Duris ; l’impossible ciblage initial au moment de la découverte du texte, simultanément à Combat de nègre et de chiens : ce qui s’impose « sous la forme intimidante d’une grande phrase unique de vingtcinq pages qui ne me donnait aucune porte pour y entrer, pas une fenêtre, pas un soupirail pour regarder à l’intérieur. » À vrai dire, 63 p. dans la version Minuit, et une phrase-fugue, avec thèmes, expositions, contre-expositions, strette, sans borne finale qui « parle de tout » et manque de tout, travaillée de l’intérieur par le silence et l’indicible à la mesure de son indiscontinuité, et qui reste phrase. (Patrice Chéreau au Louvre – les visages et les corps, 2010-2011). 

DÉFENSE DE LA CULTURE

Cette précision, à la même page, qui consonne étrangement même en son régime de comparaison et d’hypothèse, si on la rapporte à la double temporalité qui institue ici l’historicité du commentaire : « […] Ce trait apparaît déjà chez Tacite, bien que sous une forme beaucoup moins accusée ; et il a sans doute sa cause dans la position défensive à laquelle la culture antique est de plus en plus désespérément acculée ; devenue incapable d’enfanter une nouvelle espérance et une nouvelle vie, elle devait se borner à prendre des mesures susceptibles, au mieux, de retarder sa ruine et de préserver le statu quo. » De quelle culture parle Auerbach exactement ? La question mérite d’être posée si on la mesure aux corpus et à la longue « tradition » de « littérature occidentale » (abendländischen Literatur) dont, en romaniste, l’auteur fait à sa manière un récit.

jeudi 25 octobre 2018

TEMPS FEUILLETÉ

Auerbach en lecture feuilletée. À reprendre ce classique, longtemps cherché au milieu d’étagères empoussiérées, ce sont des recoins jusque-là sombres et invisibles, qui font tout à coup saillie. Comme ces pages de Mimésis sur Ammien Marcellin, historien latin du IVsiècle qui retient par son « réalisme sombre et suggestif », un « monde grimaçant et terrible » (Gallimard, coll. « Tel », 1968, p. 71-72), qui autorise la comparaison avec le moderne et lointain Kafka. Ce qu’Auerbach y perçoit c’est une « sinistre situation » et des « perspectives sans avenir » – une « historiographie qui ne montre jamais rien de libérateur » (ibid., p. 71). Un univers « oppressant » et « sans contrepoids » au point qu’il provoque ce court mais singulier développement général : « car s’il est vrai que les hommes sont capables de toutes les atrocités, il est vrai aussi que ces atrocités engendrent toujours des forces opposées et que dans toutes les époques d’horreur les grandes forces vitales de l’âme se sont aussi manifestées : amour et abnégation, héroïsme conscient et recherche obstinée des possibilités d’une existence plus pure » (id.). Dans toutes les époques, celle – militaire et génocidaire – qui va de 1942 à 1945 notamment, pendant laquelle s’écrit l’essentiel du livre, la lecture du passé y servant à déchiffrer avec angoisse le présent.

ÉVALUATION

Découverte amusée du papier de Jessica Nadeau, du 18 octobre 2018, dans Le Devoir, qui retrace le jugement prononcé par l’arbitre William Kaplan à l’issu d’un litige opposant l’Association de l’Université Ryerson et les administrateurs concernant les outils d’évaluation par les étudiants des professeurs d’université, particulièrement pour ce qui regarde les promotions ou l’obtention de la permanence : Échec à l’évaluation des professeurs universitaires. « Évaluation », comme « performance », son corrélat, ces maîtres mots de la novlangue académique. L’article pointe des « outils partiaux et discriminatoires » (notamment sur les critères relatifs au genre, à l’origine ethnique, etc.), inaptes en tous cas à produire des résultats absolument « fiables sur le plan scientifique ». L’arbitrage a procédé en prenant appui sur des « experts » (lesquels ? de quoi ? dans quel champ ? selon quels savoirs, points de vue ou données ? etc.) et un rapport de Richard L. Freishtat (Director of the Center for Teaching and Learning at UC Berkeley). Le plus curieux n’est pas tant le processus juridique que les interprétations qui le relaient. Bien entendu, les retombées possibles du côté institutionnel et syndical ; mais à écouter certains acteurs, tels du moins que les retrace le texte, l’idée même d’évaluation n’est pas fondamentalement contestée. Au mieux, elle apparaît comme un « mal nécessaire ». Nécessité… historique, qui en dit long sur l’incorporation (et la naturalisation) des pratiques. Un terme auquel il conviendrait encore de substituer « appréciation », ce qui représente un progrès spectaculaire, on en conviendra. Au reste, il est acquis que l’évaluation a un rôle à jouer dans « l’expérience globale » de l’étudiant ; ce n’est pas le fait d’évaluer mais les méthodes qui l’entourent qui sont mises en doute, et doivent par conséquent être revues. Ce point de résistance importe pour ce qui est décrit plus justement au courant de l’article comme des « sondages », en phase avec un modèle politique de démocratie communicationnelle. Et on le sait, c’est un fonds de commerce très rentable. Il existe de nombreuses entreprises spécialisées, durables ou précaires, qui offrent des services adéquats (achetés et consommés par les appareils denseignement et de savoir). Ces sondages qui s’adressent plutôt au registre de l’opinion matérialisent certes une forme de pouvoir de l’institution sur ses agents, ils représentent parmi d’autres une voie de contrôle de la société sur le monde universitaire. Leurs usages ou mésusages autorisent en tous cas cette observation philosophique de la part de l’arbitre : « […] certaines questions classiques sur les connaissances du professeur et sur le curriculum du cours sont “hautement problématiques”, car les étudiants n’ont pas nécessairement “l’expertise” nécessaire pour juger de ces aspects. » Non, en effet, puisqu’ils se sont inscrits à l’université pour apprendre et acquérir par définition cette « expertise » qu’ils ne possèdent pas… Il n’y a pas loin à penser que l’« évaluation » ainsi conçue est une variante de lutopie.


jeudi 18 octobre 2018

LANGUE DE KOLTÈS


André Petitjean, Approches linguistique et stylistique de l’œuvre de Bernard-Marie Koltès, Éditions Universitaires de Dijon, coll. « Langages », 2018, 219 p.

dimanche 14 octobre 2018

RELIGION

L’éloge de l’entreprise chez Horn, au moment de se séparer de Léone, scarifiée, dans Combats de nègre et de chiens : « À votre retour, je vous demande de ne pas trop parler. Pensez ce que vous voulez, mais ne faites pas de mal à l’entreprise. […] Je lui ai tout donné, moi, tout ; elle est tout, pour moi, tout. » (Minuit, 1983, p. 102-103). Culte où l’entreprise est chose sacrée et incorruptible ; transcendance dépassant les individus : tout – moi. Dans ce vis-à-vis qui fonde le plaidoyer, libéralisme et religion articulés – Horn se déverse tous les jours, dans les médias, dans la langue politique, l’économique, etc. 

jeudi 11 octobre 2018

ÉPREUVE

Épreuve devant une cour, certes d’échelle minime, mais où malgré tout je figure dans ce rôle indélicat et très déplaisant de l’accusé. Avec tout ce qui travaille la conscience, prend aux racines de l’éducation, mêlé au manque d’habitude, et tend à convertir une infraction imputée en moralité très intérieure de la faute. Théâtre du pouvoir d’abord. La Loi dans son fonctionnement ordinaire, la routine dont s’est dotée une société, et qui l’assure en retour d’une certaine cohérence. Je ne peux m’empêcher malgré l’attente du verdict final, d’observer d’un œil ethnographique le lieu et le milieu. La coupure ensuite induite par l’espace – les bancs du public, la « barre », la division spatiale entre le « ministère public » et « the prosecutor », la défense et les avocats, la position de la greffière, l'apparition annoncée et solennelle du ou de la juge. La frontière symbolique instaurée par la langue, ses registres propres, et la technicité des termes – exclusives du public – le monolinguisme ou le « monologisme » des acteurs. Ritualité. Entrées, sorties, appels, coups de sonnettes, négociations, compromis, interrogatoires, versions,  jusqu’à l’acte d'assermentation : « toute la vérité, rien que la vérité », etc. Rhétorique. Ce qui me revient au moment de plaider, et qu’il me surprend en dépit du décousu d’avoir tellement incorporé au fil des années : actio – memoria – inventio, quelque chose de ce fonds – appris. Le travail de surplomb pour finir du jugement – et ce qui m’interroge à la sortie : la grande solitude dans laquelle se trouve celle ou celui qui l’exerce même avec toutes les données, les instruments, les assistances matérielles et intellectuelles comme la formation dont il ou elle dispose (malgré ce fait que le jugement n'est jamais individuel ; mais le travail de la société sur elle-même).

mardi 9 octobre 2018

MÉDITATION VERTICALE

Arrêt sur cette splendide formule. Hugo, Les Misérables, IVpartie, livre troisième, ch. 8, avant que Valjean, de sortie matinale avec Cosette, ne soit ressaisi brutalement par son passé et le spectacle des bagnards : « […] il était tombé dans une de ces absorptions profondes où tout l’esprit se concentre, qui emprisonnent même le regard, et qui équivalent à quatre murs. Il y a des méditations qu’on pourrait nommer verticales ; quand on est au fond, il faut du temps pour revenir sur la terre. Jean Valjean était descendu dans une de ces songeries-là. » (Folio, 2017, p. 788-789). Contrepoint à la tempête sous un crâne ; abîme du moi ; ambiguïté annonciatrice de la scène avec les quatre murs  ambiguïté du pensif.

vendredi 28 septembre 2018

POINTS CRITIQUES - PODCASTS



Guillaume Ménard & Xavier Phaneuf-Jolicœur (Département de langue et littérature françaises, Université McGill).

“À quoi nous servent théorie et critique littéraires? Que gagnons-nous à les étudier, à les pratiquer? Peuvent-elles éclairer nos lectures et nos vies? Peuvent-elles agir hors des lieux savants et nous aider à franchir les écueils qui se dressent devant nous dans le monde qui est le nôtre? Animé par Xavier Phaneuf-Jolicoeur et Guillaume Ménard, et produit grâce au soutien du Département de langue et littérature françaises de l’Université McGill, Points critiques examine ces questions, de front ou de biais, dans le cadre d’entretiens individuels avec des chercheur·e·s qui nous éclairent sur des aspects ciblés de leurs champs d’intérêt et d’expertise.”

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