Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

samedi 30 novembre 2019

LA SCÈNE PERVERSE

Il y a aussi une autre lecture possible, fondée sur une astuce perverse. Cette ouverture opère à la manière d’une benevolentiae captatio. Elle installe le spectateur dans le point de vue de Louis, l’oblige en premier lieu à regarder selon sa perspective – visuelle et éthique – sa propre famille, mais le film va s’attacher à découdre cette priorité. Le point culminant en est dans la séquence finale la réponse à l’accusation violente de Suzanne, « Brutal et con en plus ! », la répartie blessée d’Antoine : « Ma brutalité à moi ? ma brutalité à moi ?… » dont la sœur ne perçoit nullement le sous-entendu : « Oui, évidemment, toi... » Cela se dispense de commentaire, mais il s’en dégage un portrait beaucoup plus gris et trouble de Louis, dont la seule présence active les passions, et qui, après douze ans d’absence (reçue comme de l’indifférence), voudrait imposer l’aveu de la mort à la cellule familiale.

L'INVITE AU SPECTACLE

Il me semble qu’un concentré remarquable, et en quelque sorte programmatique, est la séquence pré-générique de Juste la fin du monde dans l’avion : le spectateur est d’emblée embarqué. La tonalité bleue et crépusculaire qui va accompagner pendant 1 h 36 le personnage de Louis. Le double rappel de l’hôtesse de l’air qui se tient pratiquement hors champ : « Nous allons commencer notre descente » et le mot peut s’entendre moins banalement qu’à double sens. Mais il fait valoir la fixité de Louis sur ses pensées – déjà ailleurs, délocalisé – et il y en aura plusieurs rappels : la scène familiale au cours de laquelle Suzanne sort Louis de ses songeries (et de sa relation anxieuse au temps qu’il lui reste pour délivrer l’aveu). Le jeu des plans : over the shoulder ; ¾ dos ; de face, etc., ceci en concordance avec la voix off et la récitation du prologue. Le jeu de l’enfant et des mains qui fera l’affiche du film, et ce motif sera tramé tout au long du film : les deux ballons rouges (allusion au moyen métrage de Lamorisse en 1956) cadrés depuis l’arrière du taxi ; les photographies et commentaires de Catherine ; la jeune fille à la trampoline aperçue derrière la vitre ; les objets évocateurs entassés dans le débarras ; les flashbacks mélancoliques sur les sorties du dimanche, etc. La dernière réplique, tête inclinée : « Voyons voir comment ça va se passer ». Procédé méta qui place Louis en spectateur-auditeur plutôt que dialoguant et adresse-invitation au public – et on le retrouvera dans le duo Suzanne-Antoine : « De toute façon, c’est bientôt fini – Ah bon ? » suivi d’un cut et d’un noir qui placent la séquence finale orageuse de la dispute autour du dessert, tout en laissant la sœur à l’incompréhension de la situation tragique.

ÉCRAN

Lecture dynamisante de J. Cléder et L. Jullier sur l’adaptation cinématographique, et le transfert texte / écran (Champs Flammarion, 2017). On peut partager bien des conclusions, notamment la critique de la fidélité, de nature à la fois technique et éthique, dans le vis-à-vis livre / film, ce qui se trouve également récusé de l’attitude répandue qui prend le passage à l’écran comme « un phénomène inquiétant de dilapidation ou d’altération d’une production originaire » alors qu’il « s’inscrit dans un processus temporel constant de ré-ajustement et de ré-appropriation. » (p. 373), et même de continuation et réinvention. J’y ajoute nombre de lieux communs du comparatisme, et de pertinentes analyses de cas. Le versant plus difficile a trait aux prémisses, la manière dont est exposée la question sémiologique, qui certes acte les nœuds théoriques après tant de travaux – à commencer par ceux de Christian Metz – sans toutefois chercher à les résoudre. C’est le point de départ sur le langage qui en vérité fait défaut (et ce qu’il fait dire de la littérature) : les unités considérées « mot » vs « image », le signe et ce qu’il désigne, et corrélativement : le partage entre signe « symbolique » et signe « analogique ». Voir le chapitre en particulier « Changer de signes » (p. 17-110).

L'EUROPE DE LA CULTURE

Des acteurs culturels à l’échelle européenne. Ce site EUROPEAN LAB lancé par Arty Farty, que m’avait mentionné Enzo Constantin, et dont l’archive me semble vraiment intéressante, en particulier la rubrique des podcasts. https://europeanlab.com.

mercredi 27 novembre 2019

VISAGES

Ceci à mettre en lien avec l’échelle des plans, les techniques de cadrage, de clairs obscurs, de lumière, la revendication de « filmer au plus près des visages » comme réplique à la théâtralité ou à l’effet de télé-théâtre – et cette option est tenue, par exemple lorsque Louis et Catherine se serrent la main (la rencontre dans l'entrée de la maison), on ne les voit pas le faire, on le devine à l’appui du commentaire ironique de Suzanne. « Pourquoi vous vous serrez la main ? » L’intensité éthique, les violences, les mystères, la lecture des intériorités reposent sur cette visagéité. Toute la charge des instants photographiques également.

LES CORPS PARLANTS

L’issue en est « un film qui parle par le corps ». Propos plus complexe qu’il n’y paraît. On serait tenté de le placer immédiatement dans le champ d’une aiesthesis. À un premier niveau, les corps parlants mettent en défaut les mots. Non les échanges, les propos, mais l’ordre des signes. Pour autant, les corps parlants ne condamnent pas les signes au nom de quelques limites négatives. Ils ont la capacité de dire, moins en se dispensant du langage ou en le contournant, qu’avec le langage lui-même. En-deçà de la parole. En ce sens, les corps parlants des acteurs sont les homologues du corps parlant de la spectatrice. Ils tiennent dans les gestes, les regards, les expressions, les postures parmi les plus discrètes voire les plus infimes, et se règlent au maximum sur la physique du comédien. Non au sens où la poétique du silence reposerait intégralement sur la performance ou le jeu, cette poétique doit tout autant aux effets de cadrage et de montage qui donnent à voir ces corps. À un deuxième niveau, le silence est étroitement noué au langage. S’il est vrai qu’il n’est pas une absence de langage, mais d’abord une absence de parole. Les corps se posent en vis-à-vis de la parole, et ont pouvoir de dire aussi bien ou sinon mieux qu’elle. Ils concentrent ce paradoxe que le cinéaste repère chez l’écrivain : « il n’y a rien qui se dit » alors que ça parle sans cesse. Et ce qui parvient à se dire manque ou contourne l’essentiel. Ce qui compte – l’indicible qui échappe ou que laisse échapper la parole – c’est ce que prend en charge le silence des corps-parlants, c’est-à-dire le visible du cinéma, le visible qu’invente le cinéma. Aussi est-ce sans contradiction que Dolan peut revendiquer sa fidélité à la langue de Lagarce, une langue qui dit jusqu’à l’excès et « qui se dédit » (id.) à proportion.

LE TRAVAIL DU VISIBLE

L’anecdote a valeur d’allégorie, elle peut servir de méthode d’analyse ou de mode de lecture. En premier lieu, elle consiste pour l’auteur à élire ou construire le spectateur idéal ou fantasmé, tel qu’il se prend du moins à l’imaginer, parce qu’il serait au plus près du sens de son entreprise artistique. Un spectateur qui serait coupé de la musique, de la bande son, qui n’entendrait pas les dialogues au double sens du terme ; mais qui serait exposé au travail brut de l’image et plus largement du visible (quelque chose qui vient chercher aussi dans la mémoire et l’histoire du cinéma lui-même). Ainsi le handicap se renverse : loin d’être privation et manque il devient aux yeux de Dolan l’instrument d’une compréhension inédite, intime, de l’œuvre. C’est sans doute une compréhension d’abord sensible (il est question plus loin du « cœur »), dont le champ d’incidence concerne apparemment l’émotion. Mais alors que la spectatrice sourde-muette est celle qui se tient devant l’écran plutôt que dans l’écran, sa lecture du film procède en vérité par un regard de l’intérieur. En second lieu, ce travail brut du visible permet de mettre le doigt sur la poétique du silence, qui constitue et le drame et le film. De Lagarce à Dolan, ce qui est au centre de l’exploration artistique c’est très précisément cette articulation entre le visible et le dicible ou l’indicible.

LIRE SUR LES LÈVRES

Ainsi la dernière scène du film est littéralement muette et se joue entre Catherine et Louis, les deux personnages le plus étrangers à la cellule familiale. Tandis que Louis veut occuper la position de l’observateur, et se met à l’écoute des autres, Catherine est aussi celle qui parle le moins : « On ne vous entend pas beaucoup. » C’est sur cette base qu’il convient à mon avis de comprendre l’anecdote que Dolan livre de la lecture de son film à l’occasion d’un entretien sur RDI https://ici.radio-canada.ca/info/videos/media-7603414/xavier-dolan-nous-parle-de-juste-la-fin-du-monde: « Le principal courant du dialogue du film est dans le silence puis dans le regard. Il y avait une jeune fille sourde et muette qui est venue voir le film à Bordeaux ou à Toulouse, je ne sais plus […] : “Je suis désolée de ne pas pouvoir vous communiquer vocalement mon appréciation du film. J’ai ressenti de grandes émotions en regardant les personnages.” Moi je lui ai dit à la fin : “Ben, dans le fond, vous ne pouvez pas me parler, vous ne pouvez pas m’entendre, mais en même temps vous êtes probablement le public le plus apte à recevoir ce film qui parle par le corps et par le cœur plus que par les mots.” Parce que, dans ce film-là, il n’y a rien qui se dit. […] Parler, pour finalement tout dire, sauf ce qui compte. »

UN DOIGT SUR LES LÈVRES

De ce côté, certains fils se plaisent à se nouer et dénouer. D’abord cet entretien, donné par X. Dolan à RDI (émission 24 / 60 – septembre 2016), qui ne se contente pas de résumer l’essentiel du drame lagarcien : « quand on doit dire l’indicible », mais en propose plus efficacement une allégorie à travers l’anecdote d’une spectatrice sourde-muette assistant à l’une des projections en France, j’y reviens ensuite. À coordonner avec cette double entrée du texte et du film. La première, la longue tirade d’Antoine à la scène 3 de la deuxième partie, qui a précisément disparu du film de Dolan : « rien jamais ici ne se dit facilement » ; l’autre propre au film, l’échange final de regards (champ-contrechamp) entre Catherine (Marion Cotillard) et Louis (Gaspard Ulliel) suivi du geste, le doigt sur les lèvres en guise de requête, celle du silence, auquel consent Catherine : une séquence absolument inexistante chez Lagarce. On peut la trouver emphatique, trop éloquente. Il reste que l’enjeu qui réunit les deux œuvres est sans équivoque possible le silence. Mais il n’a pas la même valeur. La phrase d’Antoine (version Lagarce) met l’accent sur la difficulté voire les empêchements à dire, mais ces obstacles répétés sont la preuve d’une tentative sans cesse renouvelée de dire, à la fois recommencée et empêchée, d’aller vers l’exactitude, de trouver le mot juste qui traduise la pensée, l’émotion, l’état de chacun. Le geste de Louis (version Dolan) referme ce drame de la parole. Le cinéma a bien compris que toute la pièce était destinée à une problématique du langage, mais le film se referme sur la maladie et la mort. Le doigt sur les lèvres ressortit à une intimation, il consigne un contrat du silence entre les deux personnages, quitte à réprimer la vérité, à refermer les blessures familiales sans être capables de conjurer l’issue tragique de l’histoire. Les deux perspectives sont pratiquement opposées. Mais elles procèdent de la même expérience.

SPECTRE

L’anxiété de cet interminable automne, chaotique, qui me tient loin de l’écriture courante et traversière, incapable d’honorer la logique calendaire comme à mon habitude ; le spectre de la maladie qui tombe, inélégante, grossière, sans même avoir la politesse de se présenter, et dont j’ignore la mesure imaginaire, les proportions réelles, à coups de rendez-vous et de tests ; ou ce qui rôde en elle du nom poétique dune constellation ; enfin, l’ironie de la lecture, celle de travailler Juste la fin du monde, propice à tous les fantasmes.

lundi 11 novembre 2019

RISQUE


Sortie polémique de Martin Scorsese dans le New York Times (4 novembre 2019 : « I Said Marvel Movies Aren’t Cinema. Let me explain »). Il n’aura certes pas été le premier. Ni sûrement le dernier. Ce n’est pas tant la dénonciation d’une expression entièrement assujettie au divertissement, des produits graphiques stéréotypés comme des récits manufacturés et standardisés – le consommable de l’image ; ni même la structure dualiste mise en place – dont les fondements sont moins culturels qu’économiques ou le sont les uns par les autres, réciproquement : « The situation, sadly, is that we now have two separate fields: There’s worldwide audiovisual entertainment, and there’s cinema. » – et les impacts diversifiés, variables, des ressources en production aux salles de projection. L’intérêt de la tribune tient au lieu même de la critique, portée par une œuvre personnelle assurément, à ses termes (d’où elle parle). De Bergman à Hitchcock en passant par Sam Fuller, Kenneth Anger, Claire Denis ou Jean-Luc Godard, etc., l’enjeu est une « art form » tournée vers « the unexpected » : « something absolutely new and be taken to unexpected and maybe even unnameable areas of experience. » À l’inattendu qui travaille les bornes du visible et de l’invisible, correspond le sentiment de révélation : « For me, for the filmmakers I came to love and respect, for my friends who started making movies around the same time that I did, cinema was about revelation — aesthetic, emotional and spiritual revelation. » Dans tous les cas, c’est la catégorie du risque que Scorsese remet au premier plan – celle qui fait défaut à la majorité des fabrications cinématographiques, le modèle Marvel étant l’une des plus rentables et des plus caricaturales à cet égard : « the gradual but steady elimination of risk. » Au lieu de quoi le règne des franchises est le fait de « talented people » et d’« artistry ». Nuance capitale. Le risque entraîne – au cœur même d’une entreprise dont Scorsese sait – et rappelle qu’elle est collective et coopérative – une signature ou « the unifying vision of an individual artist » s’il est vrai que « the individual artist is the riskiest factor of all. » D’où cet ironique paradoxe : « I suppose you could say that Hitchcok was his own franchise »…