Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

CARRÉS DISCIPLINAIRES

Sociologie par –18° C ce matin. Je retraverse l’article clair et incisif de Jean-Philippe Warren (Université de Concordia, Montréal) : « Disciplines universitaires et résistances à la marchandisation : le “Printemps érable” québécois » (La Dérégulation universitaire, 2016, p. 177-197, voir post du 28.09.16). Non pas tellement pour son intérêt local que pour la corrélation qui s’y trouve établie entre les prédispositions au militantisme et à la contestation des acteurs étudiants face aux mesures libérales alors entreprises par le gouvernement Charest et la distribution de ces mêmes acteurs en fonction des disciplines ou des secteurs disciplinaires. Ce que cette corrélation dit de l’événement, ce que l’événement en retour éclaire de cette corrélation. S’il ne s’agit pas à l’évidence du « seul facteur » qui permet d’expliquer l’ampleur sociale et politique du « Printemps érable », nourri par ailleurs par un contexte d’opposition au pouvoir sous le coup de scandales répétés, et par des phénomènes internationaux (Occupy Wall Street, Printemps arabes), la perspective adoptée est celle d’une lecture plus interne du mouvement : « montrer comment le débrayage étudiant a été en partie conditionné, au niveau universitaire, par les disciplines auxquelles appartenaient les grévistes » (p. 191). Ce qui ouvre la question sans doute plus large que l’optique strictement sociologique du continu entre savoir et action, classiquement énoncée par l’idée selon laquelle « les savoirs mis en jeu dans les départements et les facultés ainsi que les débouchés professionnels typiques (publics, privés ou associatifs) affectent la conscience citoyenne de ceux qui s’inscrivent à l’Université » (id.). Bien que l’on puisse poser à titre général qu’il y a une « culture épistémo-politique plus ou moins précise et accentuée pour chaque discipline » (id.), que l’épistémologique et le politique sont donnés ensemble, informent les acteurs au cours de leur(s) formation(s), il resterait à élucider comment ils sont effectivement « mis en jeu », par quelles opérations (discours et pratiques) – en plus des conditions sociales et institutionnelles qui leur sont faites – des savoirs peuvent acquérir ce statut d’activité et cette efficience critiques, comment ceux-ci peuvent en retour être variablement et même inégalement partagés entre les disciplines.
Warren parle à ce sujet de « transformations éthiques, théoriques et épistémologiques » (p. 186). Le problème ne tient pas évidemment à quelque essence des savoirs ; il est dûment historicisé. Comme le rappelle l’auteur : « Au Québec, les humanités et les sciences sociales ont servi, jusqu’aux années 1950, de caution au pouvoir clérical, petit-bourgeois et traditionnaliste qui dominait les espaces intellectuels et savants » (p. 187). Le changement intervenu avec la Révolution tranquille (fin du pouvoir des clercs, diversification du corps professoral, essor donné à la titularisation) a fait des sciences sociales et des humanités des pôles résolument progressistes et contestataires. Et de noter que tendance et contrastes actuellement s’accusent : les humanités sont apparues en 2012 plus radicalement engagées que les sciences sociales elles-mêmes, l’écart demeurant néanmoins sensible entre celles-ci et les sciences dures et appliquées par exemple. En l’occurrence, cette radicalité est également synonyme de marginalité : d’une part, parce que les humanités et les sciences sociales n’ont plus nécessairement le poids décisionnel requis au sein des universités ; d’autre part, parce que les disciplines s’y trouvent le moins compatibles avec le « mode opératoire et gestionnaire » (p. 193) qu’y prend le savoir. En l’occurrence, le diagnostic n’est pas optimiste : l’indépendance intellectuelle du monde universitaire décline moins peut-être à cause de l’essor des écoles de management et de commerce qu’à travers certains mécanismes concrets de contrôle et de pression.
Entre autres exemples significatifs évoqués : 1. des programmes d’enseignement de plus en plus professionnalisants qui substituent au savoir la logique de l’expertise : ajustement ou flexibilité des contenus « à la demande », souvent impulsés par voie hiérarchique mais également relayés par certains représentants de la discipline, sous le discours bien connu de modernisation, dénonçant le caractère archaïque, routinier, traditionnel, et surtout mal ajusté ou peu rentable des enseignements aux besoins de la société contemporaine, un processus objectivement accru par le modèle clientéliste et consumériste de l’université ; 2. en symétrie, la soumission des professeurs à « des exigences de recherche et de performance en matière de subvention au détriment de leurs fonctions intellectuelles » (p. 188). En effet, ces subventions (grants), par leur caractère notamment planifié, désignent le contraire même de l’idée de recherche. Non seulement elles génèrent une inégalité entre les chercheurs/-euses qui se trouvent dotés financièrement (ceux-là figurent au palmarès de « l’excellence » en plus de la « performance ») et ceux qui ne le sont pas, mais elles n’incitent guère à une réflexivité critique des savoirs, critique des conditions institutionnelles, sociales et politiques du savoir. À terme, c’est donc précisément le lien qui a entretenu les possibilités de l’opposition et de la contestation dans les établissements québécois qui se trouve menacé à travers ces mécanismes, et plus largement le rapport entre université et critique et corrélativement entre université et société.
     Du reste, tandis que les mesures à la fois financières et épistémiques de « l’idéologie gestionnaire » (p. 178) au pouvoir continuent d’affecter à des rythmes et des degrés divers les disciplines, la cartographie universitaire a été en 2012 révélatrice des clivages en jeu : « les humanités ont été, pendant le Printemps érable, la locomotive de la grève » (p. 183) quand les sciences appliquées ou dures, sans être absentes, ont été sous-représentées. On se reportera au tableau 1 (p. 182) qui indique le nombre d’étudiants en grève aux dates des 9 mars et 12 mai 2012 : 66,7 % et 62,5 % (humanités), 18,2 % et 25,9 % (sciences sociales), 15,1 % et 11,6 % (sciences pures et appliquées). Sur cette base, Warren fait valoir le contraste entre universités en fonction de la morphologie disciplinaire des institutions : d’une part, en marquant que le printemps québécois n’a pas été uniquement francophone ; d’autre part, en soulignant les différents taux de participation à la grève en raison des poids disciplinaires : « On ne peut donc s’étonner que les protestations étudiantes aient été beaucoup plus bruyantes à l’UQAM qu’à l’Université de Montréal, et à Concordia davantage qu’à McGill, c’est-à-dire dans les établissements où les secteurs des sciences de la santé, pures et appliquées sont plus faibles » (p. 184). On pourrait raffiner si l’on disposait de telles données du niveau macro au niveau micro. L’essentiel toutefois ne résiderait pas tant dans les positivités statistiques que pour chaque discipline, ses sous-composantes et ses acteurs, dans le passage moins quantitatif que qualitatif de l’épistémologique au politique, leurs articulations discursives.