Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

mercredi 31 mars 2021

PREUVE ANTHROPOLOGIQUE

     Cette nouvelle épreuve de vie – et je m’en serai dispensé – et de carrière fait valoir une preuve anthropologique : que les idéologies (au sens des systèmes de croyance ou des constructions doctrinales) n’ont d’autre fonction que d’empêcher de penser, dans la mesure où elles constituent le discours qui pense la société et les individus qui la composent, le discours par lequel la société se pense. Mais les idéologies demeurent dans cette perspective radicalement assujettissantes. D’où le sentiment à la fois de nullité intellectuelle et de puissance pratique de ces modèles. Y répondre par la guerre théorique et critique – seule issue.

DISSONANCE COGNITIVE

     Dans cet ensemble, ce qui me divertit le plus c’est l’essai pathétique et vain de certains universitaires à (dé)nier les faits – difficile confrontation de soi-même avec la vérité – à déclarer que tout cela (le débat national sur la liberté académique) n’est au fond que montage idéologique, une intrigue élaborée de toutes pièces par les  principaux intéressés, au mieux cela ne retrace qu’un 1 % des cas (sans qu’on sache très bien sur quelles données rigoureuses et précises s’appuie une telle mathématique) constatés (mais par quelle instance ?) On ne saurait trouver plus belle illustration de ce qu’en psychologie on appelle la dissonance cognitive. L’épreuve de la réalité revient tôt ou tard, plus brutale et douloureuse en règle générale. Le plus inquiétant est qu’on puisse tenter de minorer voire de classer de tels événements au rang de « fake news » à la manière de Donald Trump. Dans tous les cas, ce discours est le fait d’étudiants ou de professeurs qui font évidemment eux-mêmes partie du problème académique-politique à analyser…

FUCK FREE SPEECH

    En 2017, l’année d’Evergreen College dont quelques étudiants clament « Fuck free speech », j’en trouve la variante rapportée par Jean-François Nadeau, « La censure contamine les milieux universitaires », à propos d’une des associations étudiantes de l’UQAM (AFESH) : « Fuck la libârté d’expression »…

ÉPICENTRE

    L’étrange sensation que l’université d’Ottawa est décidément l’épicentre non seulement de la connerie « woke » (et sous ce terme je mets la traduction dogmatique de la Justice Sociale – c’est-à-dire l’hypothèque même de toute justice sociale) mais également des enjeux du débat « national » et « provincial » dont elle fixe à coups de crises les termes : aux dernières nouvelles, la condamnation du traitement inégal entre VLD et Attaran par le syndicat des chargés de cours (aptapuo) ; la demande de démission du légendaire recteur Jacques Frémond ; la réhabilitation in extremis des francophones ; pour finir la constitution d’un comité dirigé par l’ancien juge à la Cour suprême Michel Bastarache. Les questions de liberté universitaire et de liberté d’expression n’auront jamais été autant traitées que sous l’angle du droit et jamais autant brouillées que par les problématiques de la diversité et de l’inclusion. Tout le monde se prend les pieds dans le tapis. Un véritable piège.

mardi 30 mars 2021

SOURIRE

    L’actualité me rend malgré moi volubile. Miroir.

L'USAGE DE LA PAROLE

       Au gré des sottises publiques, notamment de la polémique grotesque et minable déclenchée par le professeur de droit Amir Attaran (Université d’Ottawa, décidément…), avec ses conséquences, la dénonciation d’un Québec bashing (https://www.lapresse.ca/actualites/2021-03-22/affaire-amir-attaran/pas-d-excuses-ni-de-sanctions-de-l-universite-d-ottawa.php), le vote d’une motion à l’Assemblée nationale, l’intervention de Justin Trudeau, etc., il y a des points de tension intéressants. D’une part, dans la violence des propos, le révélateur que l’antiracisme est l’instrument d’un racialisme à portée raciste, orientée contre les Québécois (réduits massivement aux Blancs ; la diversité culturelle de la province n’existant plus dans ce cas, puisqu’elle est fondamentalement victime à l’aune d’un cas grave contre une autochtone). Un des stratagèmes exactement dénoncés par Taguieff. D’autre part, après l’intervention de Verushka Lieutenant-Duval, indignée de l’asymétrie de traitement entre son cas et celui d’Attaran : l’amalgame qui contribue à brouiller le message auprès du grand public. Car la controverse Attaran ressortit à la liberté d’expression ; la controverse VLD regarde plutôt la liberté académique. Il me semblerait important de faire une critique et une poétique de cette double catégorie – prise dans l’orbite presque exclusif du droit. Dans l’usage de la parole, il y a la dimension de la responsabilité – la mise en jeu de l’éthique. Et il y a toujours le risque de la polémique, du pamphlet, de la diffamation, etc. Mais il n’y aurait pas de parole intellectuelle si elle devait être réservée à l’article ou au livre savants ou à la salle de classe. Bien sûr, cette parole intellectuelle n’appartient pas à l’universitaire : elle concerne aussi bien le journaliste, l’artiste, le militant, etc. Mais elle constitue pour lui une conversion essentielle – un universitaire n’est pas nécessairement un intellectuel. Le versant sombre est aussi à envisager : ce qui empêche cette parole – les effets de dette vis-à-vis de l’institution, les mécanismes de soumission et les petites servilités, le manque de courage, les rapports à la carrière (promotion, avancement), tout ce qui peut acheter le silence. À l’opposé, il n’y a pas de parole sans prise de risque minimale. Je ne crois pas que cette question doive son insistance au hasard. J’ai souligné depuis le début que la polémique venue d’Ottawa en octobre dernier était inséparable de la question des langues et du langage autour d’un mot tabou. Elle se mesure également aux effets de contrôle social sur le discours qu’opère le « politiquement correct ». Enfin, pour revenir à ce faux effet de miroir entre AA et VLD, il faut évidemment considérer l’articulation entre liberté académique et liberté d’expression. Il y a plusieurs niveaux (si on devait terminer par une typologie) : le salle de classe, l’usage de la parole en contexte universitaire (dont le périmètre est à déterminer), les espaces publics : les manifestations savantes (colloques, revues), les médias sociaux et les médias classiques, l’adresse publique-politique, etc.

ANGLE MORT

     L’angle mort politique de ce qu’est devenue – sous sa forme dogmatique – l’identity politics – en plus de substituer l’identité à l’égalité au fondement des pensées de gauche, rabattant cet essentialisme identitaire sur les rhétoriques non moins identitaire des extrêmes-droites, c’est bien entendu la dimension socio-économique. De la lutte des classes on est passé entre autres à la lutte des races et les fascismes des années 20-30 avaient agi de même. Cette impasse s’explique par le recul du modèle marxiste depuis la fin des années 80, dont les plans de lutte à la faveur de la globalisation sont alors assurés entre autres par le postcolonialisme, héritier lui-même du tiers-mondisme. Mais au lieu par exemple de proposer une analyse sociologique centrée sur l’origine et la position des étudiants issus des minorités, le capital (linguistique, scolaire, économique, etc.) dont ils disposent, etc., le schéma idéologique de la SJS va les laisser pour compte en vérité, mettant aux prises la classe enseignante, pour la plupart des représentants de l’upper-middle-class (Lindsay & Pluckrose), et des étudiants déjà avantagés. On va vers l’échec programmé.

VERDICT

     Le dogmatisme extrême (et ses violences) – qui participe au recul plus global des libertés publiques – est le symptôme d’une maturation achevée et d’un déclin consacré par l’institutionnalisation même. Il autorise ce verdict à mon avis pertinent : « Theory is highly likely to spontaneously combust at some point ». Non sans causer « a lot of human suffering and societal damage » (op. cit., p. 258-259).

FOUCALDISME

     L’obsession de Lindsay & Pluckrose tourne autour du corpus foucaldien. Sans doute bien des dérives de la SJS résident dans certaines ambiguïtés : la radicalité de l’approche perspectiviste (standpoint theory), d’inspiration nietzschéenne, les critiques de la rationalité des Lumières qui se monnaient aujourd’hui en une sorte d’irrationalisme et d’obscurantisme, mais le plus frappant est encore le déracinement des propositions foucaldiennes de leur cadre – exportées sous la forme d’une vulgate au lieu que ces propositions se réglaient – valides ou non – sur le travail factuel et la compulsion d’archives – le regard de l’historien. C’est le nœud dogmatique articulant l’omniprésence du pouvoir et des discours qui le manifestent ou le créent. Autre exemple : les techniques d’extrapolations, et on ne peut pas ne pas songer à la conclusion du chapitre sur le panoptisme dans Surveiller et punir comme mode d’analyse de la société contemporaine : « Que la prison cellulaire, avec ses chronologies scandées, son travail obligatoire, ses instances de surveillance et de notation, avec ses maîtres en normalité, qui relaient et multiplient les fonctions du juge, soit devenue l’instrument moderne de la pénalité, quoi d’étonnant ? Quoi d’étonnant si la prison ressemble aux usines, aux écoles, aux casernes, aux hôpitaux, qui tous ressemblent aux prisons ? » (Paris, Gallimard, 1975, p. 229). Double question rhétorique qui contient sa réponse : l’assertion n’est pas démontrée ; le modèle sinon répressif du moins coercitif, longuement détaillé, de lunivers carcéral, ne saurait comme tel être étendu. Il y a moins homologie qu’analogie et on en oublierait bien entendu que l’hôpital a pour fonction de soigner et guérir les corps, l’école d’émanciper les esprits. Même le monde disciplinaire des casernes – en sa clôture même – n’est pas uniquement tourné vers la logique du contrôle et des pouvoirs. Etc. Opérer le saut logique que suggère sans l’accomplir Foucault, c’est pour moi très exactement l’illustration de ce qui pourrait se nommer le foucaldisme – dont les effets pernicieux sont sensibles dans la SJS.

PÉRIODISATION

    Lindsay & Pluckrose. Il y a l’incompréhension du socle français et « Theory » est d’ailleurs régulièrement détaché de « French Theory » – même s’il est noté qu’en France le destin des auteurs rassemblés dans ce corpus a été sensiblement différent. Les auteurs insistent plus sur la filiation avec l’École de Francfort, Horkheimer et Adorno, en notant les critiques ultérieures d’Habermas. En cela, la perception est convergente avec Stéphanie Roza. Ils manquent les origines linguistiques et structuralistes de ce socle – le révélateur dans les discussions autour de la catégorie du sujet et l’idée de système. En vérité, Lindsay et Pluckrose parlent sans cesse de « postmodernism » ; et leur double point d’ancrage, en dehors de Lyotard, est la dominante foucaldienne et dans une moindre mesure Derrida. Des mentions éparses, non déterminantes, sur Baudrillard, Deleuze et Guattari, Barthes, Kristeva et Luce Irigaray sur le versant psychanalytique. La contre-histoire qu’ils proposent est la mutation du postmodernisme en Théorie et finalement sous l’espèce (absolument dogmatique) de la Justice Sociale, qu’ils distinguent de la justice sociale et de sa tradition. Il y a trois étapes dans leur périodisation qui permettent de comprendre la version autoritaire et sectaire actuelle qui prend le nom dans sa variante militante de « woke » et « wokisme ». Au reste, « scholarship » et « activisme » sont inséparables ; ou il vaut mieux parler d’« activist scholarship ». Avant de parvenir à ce qui est devenue aussi l’impasse néo-religieuse et essentialiste de l’épistémologie des Cultural Studies, on aurait donc : a) 1960-1980, ce qu’ils appellent la première phase ou « highly deconstructive phase » dans la théorie sociale gauchiste ou ce qui se désigne classiquement comme « poststructuralism » ou « postmodernism » (p. 207) ; b) 1980-milieu des années 2000 : Lindsay et Pluckrose qualifient ce segment de « applied postmodernism » – expansion optimale de toutes les branches depuis la postcolonial Theory, queer Theory, critical race Theory, gender studies, fat studies, disabilities studies « and many critical anything studies » (p. 208) – et dans cet anything il y a des deux poids deux mesures ; c) du milieu des années 2000 à 2020, avec ce grand virage qu’a été 2010, l’accélération dogmatique de la Theory ou Social Justice scholarship qui se prend pour « The Truth », canon dogmatique qui rejette toute espèce de savoir rigoureux comme produit « white, male », émanant de la « Western culture » dont toute espèce de discordance s’allie avec les usages de la Cancel Culture. Au lieu des stratégies de contre-pouvoir une dynamique de la censure. Il est question aussi de « reified postmodernism », expression que je trouve plus juste encore. Ou comme Lindsay et Pluckrose, ironisant sur le concept lyotardien, le posent : la Social Justice scholarship apparaît désormais comme « a grand, sweeping explanation for society–a metanarrative–of its own. » (p. 209). En termes d’histoire des idées, il y a sans doute nombre de points à discuter dans les blocs « studies » que les deux auteurs choisissent mais cette périodisation est extrêmement éclairante pour comprendre ce qui se passe – et valide aussi le sentiment que j’ai depuis le début de quelque chose qui ne ressemble plus à ce que j’ai pu lire ou connaître de cette galaxie. 

mardi 23 mars 2021

ON AVANCE QUAND MÊME

    Annonce et conférence de presse de la ministre de l’enseignement supérieur, Danielle McCann et Alexandre Cloutier, qui présidera le comité d’experts sur la liberté académique en enseignement supérieur (https://www.facebook.com/DanielleMcCannCAQ). Composition : Yves Gingras, professeur titulaire au Département d’histoire de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), Chantal Pouliot, professeure titulaire au Département d’études sur l’enseignement et l’apprentissage de l’Université Laval, Aline Niyubahwe, professeure à l’Unité d’enseignement et de recherche en sciences de l’éducation de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT). Attendu : un.e étudiant.e, qui n’a toujours pas été choisi.e. On note la prépondérance institutionnelle du réseau UQ, là où l’État est le plus présent ; et de la composante épistémologique-disciplinaire « éducation ». Je suis consterné toutefois d’entendre au cours de la conférence de presse certaines questions des journalistes et de voir combien le débat public est proprement englué dans la nullité intellectuelle (les mêmes évidences et lieux communs) qu’avec Isabelle Arseneau nous avons dénoncée dans nos interventions de La Presse depuis le début : l’obsession sur le mot « nègre », ses emplois licites ou proscrits – avec tous les amalgames linguistiques de rigueur ; la topique de la «  sensibilité » ; la réduction des enjeux à la dimension ethnique (et par conséquent au racisme) – on ne saurait mieux manquer de hauteur de vue, montrer que l’on n’a pas compris précisément. Misère. Faire encore et toujours de la pédagogie.

dimanche 21 mars 2021

DÉCLIN

    Ce qui est certain, c’est que si la recherche de l’avenir devait, subventionnée ou non, ressembler à cette vente de garage, elle déclinerait rapidement en Amérique du Nord. Prendre le juste à la place du vrai comme le vrai à la place du beau, cela a un coût.

IDÉOLOGIE OFFICIELLE

    On peut réaffirmer à tout va – et à qui veut bien l’entendre – que l’université a pour tâche non de mettre aux normes le monde mais de le penser, il n’en demeure pas moins vrai que ce sont les amalgames qui sont vendables et rentables, encouragés au plus haut niveau de l’État même. Il est ainsi possible, avec les meilleures intentions, de déposer comme à l’université Concordia une demande de subvention en science physique dans le but de « décoloniser la lumière » sous prétexte que les lois du domaine ont été posées et énoncées par des savants occidentaux (Descartes, Newton) : https://decolonizinglight.com/fr/accueil. Sur ce point, je renvoie bien sûr au pastiche de Gary Gissen : « Contribution to a decolonial history of the science of light: for inclusive and diversified knowledge in physics » sur le site de L’observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires (http://decolonialisme.fr/?p=1573). Dans ce projet de subvention de trois universitaires, on mélangera donc le recrutement d’étudiants issus des minorités, les représentations culturelles de la lumière, l’épistémologie historique et le postcolonialisme – des questions qui ne sont pas du tout sur le même plan. La recherche qui vous rapporte 163 000 $ versés par un organisme fédéral (dont ce sont de plus en plus les critères attendus), avec l’extrême-onction de votre établissement, ressemble à une vente de garage le dimanche matin. Cet effet de bric-et-de-broc est perceptible même à l’œil du profane. Ainsi, non seulement est-il possible mais plus encore légitime désormais de ne plus distinguer science et activisme, les thématiques de la justice sociale, dûment instrumentalisée, s’étant muées en idéologie officielle. Gageons pourtant que si l’on est parvenus à envoyer une sonde sur Mars, ce n’est peut-être pas tellement en décolonisant nos savoirs (à distinguer eux-mêmes des moyens techniques et économiques mis à la disposition des chercheurs, et variables selon les pays évidemment). C’est peut-être en poursuivant l’œuvre des prédécesseurs, quelle qu’en soit l’origine. Mais on comprend pourquoi, à la lumière (si j’ose…) de ce singulier exemple, exemple prototypique de la bêtise universitaire, certains administrateurs, gardiens autoproclamés du « sensible » et du « juste » flairent le bon filon et rivalisent de clientélisme, en faisant les yeux doux aux activistes au point qu’ils se mettent à parler tout à coup et de manière surprenante la même langue qu’eux. En bref : l’harmonie parfaite dans le meilleur des mondes possibles. Dans ces circonstances, on se demande dans quelle mesure l’affaire Verushka Lieutenant-Duval, d’où tout est parti au Canada en octobre dernier, n’était pas pour certains du pain béni…

L'ILLUSION DE PERFORMATIVITÉ

     Helen Pluckrose et James Lindsay disent cela mieux que moi dans Cynical Theories (Pitchstone Publishing, Durham, NC, 2020, p. 168) : « While scholars can, of course, be activists and activists can be scholars, combining these two roles is liable to create problems and, when a political stance is taught at university, it is apt to become an orthodoxy, which cannot be questioned. Activism and education exist in a fundamental tension–activism presumes to know the truth with enough certainty to act upon it, while education is conscious that it does not know for certain what it is true and therefore seeks to learn more. » J’ajouterai que dans l’amalgame des deux rôles, des objectifs et des méthodes, la recherche-action ou l’action-recherche entretiennent une illusion de performativité – la première croyance porte sur le pouvoir magique du langage – à transformer le monde selon le mot célèbre de Marx. Une illusion probablement dramatisée par certains présupposés et héritages poststructuralistes de la Theory.

LE POINT DE FRAGILITÉ

     Dans ce débat qui entoure la liberté académique, l’une des zones de fragilité est la politisation des savoirs au lieu d’une politique du savoir, la substitution de l’un à l’autre, aspect que j’ai déjà noté. Le phénomène est difficile à apprécier dans son ampleur. Il n’est pas nouveau mais il est lieu d’une convergence des intérêts inattendue, et alors même que l’on ne cesse d’opposer et revendiquer l’autonomie de la recherche. Mais de même que le beau est indépendant du vrai et du juste, le vrai est indépendant du juste et du beau. Voir Baudelaire et ses deux morales dans les Notes pour mon avocat ; également l’article d’Yves Gingras, « Moralisation de la science et autonomie de la recherche » (Savoir / Agir, n. 54, 2020, p. 109-117) dans une optique bourdieusienne. Au reste, la relation activisme / recherche, qui a déclenché pas mal de controverses, notamment en France, n’est qu’une sous-composante de cette politisation des savoirs. Et en l’occurrence, cette interaction est en soi positive. Un militant peut à bon droit se ressaisir des conclusions d’une recherche. Une prise de conscience féministe ou environnementaliste peut mettre à découvert un champ inexploré ou invisible jusque-là des savants. Simplement activisme et recherche répondent à des objectifs et des méthodes distincts – ils doivent à terme opérer dans le respect des conditions épistémiques : la nécessaire conversion de la perspective militante en regard objectivant. À l’inverse, aucun savoir n’est à l’abri des idéologies et se doit même de débusquer ses propres impensés – mettre au jour les angles morts de sa démarche, ses présupposés – d’où la nécessité de l’activité critique et même autocritique. Le sujet de la connaissance doit enfin s’inclure dans l’acte de connaissance lui-même. En anthropologie, Lévi-Strauss l’a souligné, l’observateur fait partie de l’observé. Mais tout ceci n’est-il pas bien connu ? Cela n’entraîne en aucune façon que l’on puisse remplacer les opérations de la science par des dogmes ou des croyances ? L’université et plus largement la sphère du savoir ne sont pas là pour normer le monde, leur tâche est de le penser dans toute l’étendue de sa complexité. Imaginerait-on un historien documentant la Shoah ou une virologue dans son laboratoire conduire leur travaux sur la base de convictions ou pire encore d’opinions ? C’est à la condition de maintenir la spécificité du savoir – l’exigence de connaissance, de méthode et – pardon de ce gros mot – malgré tous les perspectivistes et relativistes de la terre – même l’exigence de la vérité – bref c’est à cette condition que l’on préservera la fonction critique et politique du savoir au sein de la société, d’une société. 

SYSTÉMIQUE

    Comme souvent, l’unique voie pour résister le plus efficacement possible au sottisier ambiant est de conserver l’esprit de distance satirique. L’idée selon laquelle les idéologies qui se proposent de construire une vision du réel empêchent par définition de penser, cette idée n’aura jamais été mieux illustrée qu’aujourd’hui dans et par l’espace public. L’air y est décidément irrespirable. Au nom du progressisme on assiste par les gauches au retour du religieux. L’un des mots-réflexes, auquel réagissent spontanément nos chiens de Pavlov, qu’ils soient hommes politiques, journalistes, administrateurs, universitaires, etc., est sans doute « systémique ». Appliqué en premier lieu à tous les mécanismes de discrimination et de domination, il tente de coordonner des faits qui ne sont pas a priori isolés – ou qui sans cela demeureraient atomiques. Le racisme, le sexisme sont donc systémiques. Etc. La liste est longue. Il m’amuse, ayant exploité ce terme à partir de la linguistique saussurienne où il a un véritable statut conceptuel, de le voir se généraliser en discours social, sans qu’il soit jamais questionné. C’est la force des lieux communs, on le sait. On efface donc en particulier ses emplois dans le domaine organiciste jusqu’au champ des sciences humaines. Dans le cas de racisme, on le met en vis-à-vis de « racisme institutionnel » ou de « racisme d’État », notion qui conviendrait à la situation d’un pays colonial par contre. Mais pas plus que les signes – il n’y a que des différences – les catégories intellectuelles ne sont synonymes : ces expressions ne sont pas équivalentes. Bien entendu, il ne suffit pas de postuler qu’il existe un racisme systémique, ou encore de l’admettre dogmatiquement au rang d’évidence qu’on n’interroge plus, il est nécessaire de le démontrer. À commencer par la généalogie du terme (celle que rappelle Taguieff) : issu de la langue activiste des militants afro-américains des années 60, c’est plus une arme idéologique qu’un concept. En user comme d’un concept mérite qu’on le justifie théoriquement et qu’on le vérifie empiriquement. Mais dans ses usages eux-mêmes systémiques, on perçoit trop bien les ravages d’une idéologie de la totalité : la logique discriminatoire et les mécanismes de domination seraient partout et nulle part à la fois – échappant de par leur invisibilité ou leur caractère diffus voire dissimulé au démontrable et au factuel. C’est là que l’idiome du systémique devient dangereux et toxique. Enfin, ce qui n’est en l’état qu’un slogan, au mieux un postulat, implique et une théorie de la société et une théorie du pouvoir, des pouvoirs – l’articulation entre ces deux théories, et la plupart du temps cette exigence qui rendrait pourtant intelligible le phénomène qu’on adresse au réel se révèle absente ou déficiente. 

LUMIÈRES

    Lecture passionnante de Stéphanie Roza, La Gauche contre les Lumières ?, Paris, Fayard, 203 p. On est dans tout autre chose que le procès de La Pensée 68 au milieu des années 80-conservatrices-restauratrices. Une cartographie et un diagnostic du devenir récent des gauches en face justement de la montée des populismes, des droitismes et néo-libéralismes. Le chapitre le plus risqué et complexe, en plus du rôle historique joué par Adorno et Horkheimer dans la Dialectique de la raison, est celui qui est consacré à Foucault, celui de Surveiller et punir et après – les ambiguïtés issues du perspectivisme nietzschéen et ses nombreux dégâts, la généralisation-application de l’axe savoir-pouvoir, le socle silencieux qui l’attache dans la critique de la raison et du rationalisme-méliorisme XVIIIe siècle aux pensées contre-révolutionnaires (De Maistre en particulier) – une instabilité de pensée jusque dans le statut retourné contre Kant de la critique et de l’Aufklärung

« LA GARDE DU SENTI »

     Dans le même ordre d’idées, le point à relever du texte de Joseph Facal (« Universités : chante en chœur ou tais-toi, sinon… », 13.03.2021), la scène décrite – proprement hallucinante – de l’association étudiante en Études internationales et Langues modernes qui élit, lors de l’Assemblée générale, une personne nommée « la garde du senti » et dont les statuts précisent qu’elle possède « le droit de prendre un tour de parole prioritaire afin d’aborder les rapports de domination ou les malaises [...] pendant la réunion ». On peut donc à tout moment  aller la voir « pour lui faire part d’un malaise en lien avec des attitudes déplaisantes de la part d’un membre ou des termes utilisés ». Ce qui, sous couvert de splendide euphémisme, est la définition même d’un contrôle autoritaire sur les esprits. Au nom des rapports de domination (ethnie, genre, etc.), le senti peut donc légitimement gouverner la rationalité dans l’économie du débat, l’éduquer ou la rééduquer à sa guise, en fonction des intérêts, quitte à inverser et mettre la main sur les rapports. Inutile aussi de rappeler les nombreux et tristes exemples au XXe siècle de ce primat du senti, qui fut au principe des « révolutions » les plus conservatrices, petites ou grandes.

L'UTOPIE SÉCURITAIRE

    Dans les academic policies actuelles, et je lis côté britannique un dossier de Sue Hubble / Joe Lewis, Freedom of Speech in Universities – Is there a Problem? (House of Commons Library, n. 9143, March 2021) – une section de nouveau consacrée aux « Safe Spaces ». Il y a là bien sûr une utopie – dont les ressorts sont peut-être moins collectifs qu’individualistes, au mieux groupaux. Cette revendication en contexte académique se règle de nouveau sur une confusion entre la requête légitime des droits de la personne en n’importe quel contexte social – sécurité vis-à-vis de toute espèce de vexation, injure jusqu’aux harcèlements et agressions physiques – et une sécurité (strictement fantasmatique) dans l’ordre émotionnel, cognitif, intellectuel. Cette demande-là n’est pas recevable, elle entre en contradiction avec les institutions de recherche et d’enseignement, en menace même les missions et les objectifs. L’université suppose par définition qu’on y est exposé aux idées et aux discours, il n’est même de formation au sens strict qu’à cette condition-là. Les savoirs impliquent un décentrement de soi. IA me renvoie sur ce point à Greg Lukianoff et Jonathan Haidt, The Coddling of the American Mind (2018). 

IDENTITÉ / ÉGALITÉ

   Comment renouer les différents fils de la pensée ? Peut-être en poursuivant ce par quoi j’avais terminé le mois dernier autour de ce lieu commun du « sensible ». On se dit que si les forces du progrès n’ont d’autre discours à opposer et à proposer – et il y a dans cette démagogie de l’empathie quelque chose de résolument injurieux à l’égard des minorités – quelles qu’elles soient – minorités dont on prétend ainsi parler et à la place desquelles on dit vouloir parler –  on se dit donc que les droites, et parmi les plus brutales, ont de beaux jours devant elles. Ou encore si les gauches se tiennent de la sorte à substituer une politique des identités à une pensée de l’égalité, qui les fonde historiquement, elles consacrent officiellement leur déclin. Le racialisme qui se situe au premier plan de cette politique est l’indice d’un essentialisme radical – qui pour cette raison use de la même langue que les extrêmes-droites. Et honnêtement, je ne pensais pas voir de ma courte existence surgir depuis la gauche une forme nouvelle dobscurantisme.