Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

lundi 30 juillet 2018

ORDINAIRE (IV)

Une autre question me taraude. Le partage et l’articulation sans cesse convoqués entre l’expérience discursive et l’expérience non discursive chez Michel de Certeau. Cette première pièce selon laquelle les manières de faire se règlent sur les manières de dire qui leur servent de « répertoire de modèles et d’hypothèses » (L’invention du quotidien, t. I, p. 64). La visée n’est pas seulement une sémiotique des usages ; l’enjeu est de reconnaître le langage comme interprétant – et rendu d’autant plus difficile dans l’économie des concepts-emplois (« langage » ou sémantique des pratiques, « discours » au sens foucaldien, « langue » dans l’acception saussurienne et « parole » comme invention d’un dire et d’un faire à l’intérieur du réseau social des normes et des forces imposées.) À mettre en lien avec cette dernière proposition que le locuteur est le sujet ordinaire par excellence et même le point de jonction  entre culture commune et culture savante… Le quatrième volet est donc le « langage ordinaire » – Wittgenstein et sa succession.

VIATIQUE

Départ pour Manhattan. Il est temps d’aller relire Les Misérables au pied des tours du « Financial District ». À la pointe de lîle. Un viatique en quelque sorte.

jeudi 26 juillet 2018

ORDINAIRE (III)

L’ordinaire négocie un rapport spécifique au temps. Les manières ressortissent à une logique de l’instant et de l’occasion. La valorisation des « héros de l’éphémère » : cuisiner, marcher, habiter, etc. La rupture est sensible avec la logique patrimoniale de la culture – celle des œuvres. 

ORDINAIRE (II)

L’ordinaire en contre-point de l’artistique et de la culture normative, c’est aussi, et d’abord, le signe lexical – et l’étymologie. CNRTL : « Empr. au lat. d'époque impériale ordinarius «rangé par ordre; conforme à la règle, à l’usage» lui-même dér. de ordo, -inis, v. ordre; au sens II 2, cf. dès ca 1140 a. prov. jutge ordinaris (Trad. du Code de Justinien, fol. 10 ds Rayn.) » (http://cnrtl.fr/etymologie/ordinaire). L’ordre des choses. Mais aussi le champ des usages et des habitudes ; voir également la discussion autour du concept d’us et coutumes. 

ORDINAIRE (I)

Depuis le temps que je tourne autour, puisque c’est l’ordinaire de la manière qui dans cette lecture de Michel de Certeau m’importe – et je comprends que les manières font les cultures, ce que l’auteur appelle et décline comme culture au pluriel. Les manières comme pratiques  inscrivent l’idée de culture dans une historicité. Plus radicalement, les manières sont les cultures en tant qu’elles les font, elles se rattachent à des arts : des systèmes de procédures . L’ordinaire appelle un contre-paradigme qui inclut cultures minoritaires (patois, immigrés, etc.), cultures populaires, cultures dominées, cultures minoritaires – ce dernier point marque l’impact aussi de l’auteur de The Practice of Every Day Life (1984) dans le champ des études nord-américaines. 

INSTANTS PRIVILÉGIÉS

Revu il y a deux jours Un long dimanche de fiançailles de Jean-Pierre Jeunet. Souvenir d’abord des trouvailles qui m’avaient étonné dans le roman de Sébastien Japrisot – sans être un texte de génie – des beautés, des instants privilégiés, très certainement. Côté film, et des pans du récit sont dûment préservés, rôle de la voix off, si l’on passe sur la surdimension (et les moyens financiers et logistiques qui sont allés avec), au reste l’historicité 1917 – et jusque dans nombre d’infimes détails – plante visuellement le spectateur sur place, on peut toujours s’irriter de la qualité photographique qui concentre la manière de Jeunet, sa pâte ou sa griffe, du travail « Belle Époque », et on y puise un inavouable plaisir de reconnaissance documentaire ; il est certaines scènes merveilleuses : les blés soufflés par le vent autour de la charrette, à l’arrivée des gendarmes qui envoient au front le paysan de la Dordogne ; les pluies qui s’abattent sur les boyaux et les cases des soldats, champs et contre-champs ; la séquence terminale entre Mathilde et Manech, au rythme lent et boiteux, incrédule et affolé du personnage, bruissement des feuilles et musique d’Angelo Badalamenti (qui avait déjà composé pour La Cité des enfants perdus).

LE CULTUREL – II (POLITIQUE, DÉVELOPPEMENT, ETC.)

Encore. Le mot est à déclinaison variable et Michel de Certeau relève « action culturelle », « agents culturels », « politique culturelle », « discours culturel ». Et il commente « développement culturel » – précision donc sur le contexte du colloque d’Arc-et-Senans de 1972 et des années Pompidou qui pérennisent le choix de cette fonction politique du général de Gaulle, au-delà du cas Malraux ; développement culturel, pris dans le tissu de la discussion culture/culturel écho immédiat au Conseil du développement culturel mis récemment sur pied par le ministre Jacques Duhamel. L’instance présidée par Pierre Emmanuel n’est pas de longue durée (1971-1973) mais elle semble constituer un « bassin » ou un « filtre » de personnalités et d’acteurs du champ. Elle accueille notamment Jack Lang qui œuvrera longuement sous les années Mitterand, suscitant quant à lui d’autres controverses (le « tout-culturel », « l’État culturel », etc.), portant à plein régime la question ciblée et débattue. 

mercredi 25 juillet 2018

COMMENT JOUER ?

 Chéreau. Journal de travail (12 juin 1963) à propos de L’Intervention de Victor Hugo. Observation simple et subtile – en un temps de positionnement marxiste : « La pièce est politique, c’est évident. Mais il s’agit surtout de la jouer en tant que telle… ce qui l’est moins. » Et, plus important, – et apparemment paradoxal : « Ainsi pas d’accentuation unilatérale des mots directement politiques ». Le politique en dehors des signes, passage discret par la poétique du texte, ce qui rend service à la mise en scène – ceci mêlé au legs brechtien : « conscience des acteurs aux rapports sociaux » (p. 20).

DÉDUCTION

Pluriel ou multiple : ce qui s’en déduit. Certes la critique de la culture dite dominante, normative, privilégiée, professionnelle – et il y a beaucoup à (re)dire sur ce qui tient la forme littéraire ou artistique de la culture pour normative par exemple – lecture spontanément sociologique – c’est-à-dire qui implique d’emblée qu’on sait ce qu’il faut entendre et reconnaître par « littéraire » et « artistique », présuppose une, des définition(s). On peut entrer autrement dans la démonstration. Ou à l’envers. Car il reste qu’à mesure qu’elle déplace et redistribue les rapports de l’unique au multiple (et notoirement la hiérarchie violente et arbitraire qui entoure originairement l’idée de culture), la critique développée par Michel de Certeau permet d’entrevoir en la laissant ouverte une question dissimulée sous la typologie des traits notionnels que l’auteur dresse de « culture » : les points d’articulation possibles entre l’acception « restreinte » qui indexe strictement les créations de l’esprit (arts, sciences, philosophie, littérature…) et l’acception « extensive » qui renvoie plutôt aux comportements et aux institutions, aux mœurs et aux manières de la vie des individus en société. Or parmi les diverses « approches » possibles, c’est très précisément ce dernier « niveau d’analyse » que l’auteur retient comme « manière de traiter le problème » (La Culture au pluriel, p. 168). Ce qui préoccupe une poétique, c’est que cette critique de la culture au nom de l’autre oblige à penser le continu entre les deux acceptions ainsi confrontées.

MAUVAISE PRÉMISSE

En postulant « une multilocation de la culture » (p. 121), l’accent n’est plus mis désormais sur un « mode parcellaire de pratique sociale » ou une « catégorie minoritaire de créations » au détriment de « régions entières de l’expérience », de leurs « conduites » et de leurs « inventions », mais sur des « systèmes de références et de significations hétérogènes les uns par rapport aux autres » (p. 122) auxquels je faisais allusion dans le post précédent. Le principe d’hétérogénéité n’entraîne pas cependant une prémisse d’incommunicabilité puisque ce qui caractérise ces systèmes ce sont entre eux d’incessantes procédures de circulations, de « braconnages » (L’invention du quotidien, t. I, p. 53), de réappropriations.

LE N'IMPORTE QUOI

De la tension culture/culturel se dégage l’idée que dans l’organisation à laquelle se rapporte l’ensemble des manifestations d’une société, la culture découpe une réalité qui a une cohérence propre mais une cohérence qui n’est ni totale ni régionale. Elle désigne plutôt un phénomène global qu’il est essentiel de distinguer de ce « non-lieu » caractéristique du culturel « où tous les remplois sont possibles » bien sûr mais « où peut circuler le “n’importe quoi” » (p. 173). Cette nuance (et Michel de Certeau y dispose certes de prudents guillemets) est capitale, il me semble, pour comprendre que le quelconque singulier ou le singulier quelconque auquel se reconnaît l’ordinaire de la culture n’est pas le n’importe quoi précisément. Le lieu de l’autre, pluriel ou multiple, produit sans cesse des différences. Mais s’ils produisent des différences, les « systèmes hétérogènes » qui en ressortent ne créent pas uniquement des « références » et des « significations » comme y insiste à plusieurs reprises l'auteur. Ils créent aussi des valeurs (ce mot qui passe souvent pour suspect, et suspect en premier lieu d’idéologie aux yeux des sciences sociales) distinctes de la valeur et de l’unicité imputée au champ étroit des œuvres. En ce sens, le tous-et-personne de la culture laisse envisager en dehors du « propre » et de « l’identique » d’autres formes possibles de pratiques, d’agencements, d’individuations.

LE CULTUREL

Au terme de la typologie notionnelle qu’elle établit du terme de « culture » en forme d’abécédaire – des emplois qui sont autant de points de vue, la critique de Michel de Certeau pointe l’amalgame entre culture et culturel. Tournant essentiel. Le culturel comme substantivation à valeur de « neutre » (La Culture au pluriel, p. 172) ; le culturel comme indexation et réduction sous du divers, le divers de phénomènesdu pluriel propre à la culture – le divers n’est pas le multiple.
Bien entendu, dans le contexte français, mais aussi international, la plupart des pays à la même époque se dotent d’appareils similaires, le mot résonne évidemment par sa charge politique, avec la création au début de la décennie gaullienne d’un Ministère d’État des Affaires culturelles confié à André Malraux, alors que la fonction était plutôt rattachée depuis la Troisième République au Ministère de l’Instruction publique. Important de le souligner : La Culture au pluriel paraît en première édition en 1974, à la clôture des années Pompidou. 
Mais il y a plus large : en se substituant à elle, le culturel dilue aussitôt l’idée de culture. En fait, il empêche de penser ses rapports à la société, en annule les modes d’actions dans le champ matériel ou symbolique, les effets comme les enjeux. Il entretient surtout l’illusion d’une « autonomie », nécessairement « indifférenciée et molle » (p. 173), sorte de zone grise « où refluent les problèmes qu’une société a en reste, sans savoir comment les traiter » (p. 172). La culture y perd donc le rôle critique qu’elle tient par interdépendance ou détermination réciproque avec la société, comme si elle se trouvait tout à coup déchargée des forces ou des antagonismes qui la traversent. Elle n’est plus le lieu de l’autre – condition d’émergence du singulier à l’œuvre dans les opérations et les pratiques signifiantes du tissu collectif –, elle devient l’autre de la société et se démarque paradoxalement comme périphérie. Elle apparaît non seulement comme une « dimension » à part et plus encore une région « abstraite» (p. 173), déliée de la sphère technique, économique, morale ou politique par exemple.
Soumise à ce régime d’exception, la culture assimilée au culturel représente assurément une « idéologie bricolée » (id.), et Michel de Certeau dénonce plus loin l’ambiguïté qui fonde (et institue au cœur même de ses principes et de ses programmes, de ses soutiens budgétaires, de ses organismes et de ses représentants) la notion même de « politique culturelle », couplant « une culture dépolitisée » (et par conséquent politiquement instrumentalisable) à une « politique déculturée » (p. 190). À terme, cette ambiguïté peut favoriser sous couvert par exemple de démocratisation de nouvelles stratégies de domination et de monopole.

mardi 24 juillet 2018

LE SINGULIER ET L'ORDINAIRE

Ce que je comprends, c’est que dans la théorie de la culture chez De Certeau, il y a le singulier de l’ordinaire et le singulier de l’artistique. Une anthropologie du « singulier » (La Prise de la parole, p. 181) sous lequel se déplie un paradoxe fécond, qui déborde explicitement le récit et la représentation officiels de la culture, de leurs « auteurs, sujets supposés » et de leurs productions « dont la clôture est fictive », pour considérer plutôt la « mer anonyme » d’une « créativité » ordinaire (p. 11). C’est pour cette raison qu’un tel modèle importe à ce degré à la poétique. Comment le singulier de l’ordinaire implique (et sous quelles formes ?) le singulier qui est normalement le paradigme de l’artistique (et l’artistique hante la théorie des arts et des manières).
Quatre niveaux lisibles de cette anthropologie du singulier :
1º Elle privilégie l’ordre du particulier et à ce titre conteste la relation logique traditionnellement établie entre la science et le général ; elle inaugure même un autre mode de connaissance via les pratiques matérielles et symboliques des sociétés ;
2º Elle dissocie le singulier de l’unique et de l’identique : la culture n’est pas le lieu du propre mais de l’autre, ce qui loin des formes autorisées ou légitimes qui ont cours entre des individus, des classes ou des groupes, s’invente sans cesse au « pluriel » par « prolifération » et « désappropriation » (p. 11 et 13). – Et si l’on regarde les objets, les questions, de l’œuvre : les dialectes et les patois, les religions populaires et le discours mystique, l’oralité dans l’économie scripturaire, l’orthopraxie du corps et son anti-discipline. 
3º Elle considère enfin, et ce n’est pas le plus mince aspect du paradoxe, le singulier au cœur du commun : la « science de l’ordinaire » (L’invention du quotidien, t. I, p. 29) qu’elle cherche à construire s’adresse en priorité aux « “héros obscurs” de l’éphémère » – marcheurs dans la ville, habitants des quartiers, « peuple obscur des cuisines » (L’invention du quotidien, t. II, p. 361), etc. Elle rompt en conséquence avec le régime d’exception et d’anomie qui caractérise normalement le créateur (peintre, écrivain, compositeur).
4º Il reste que si la culture « n’a plus d’auteur », mais passe aux mains de « “n’importe qui” » et de « “tout le monde” » (L’invention du quotidien, t. I, p. 13-14), cette théorie du commun n’exclut pas pour autant le singulier pour ne retenir que ce qui se ressemblerait ou ce qui se répèterait : en fait, c’est plutôt en s’ouvrant au « multiple des différences » (L’invention du quotidien, t. II, p. 360) qu’elle pense le singulier comme quelconque ou le quelconque au rang de singulier.
La culture est le révélateur par excellence de l'hétérologie comme science.

samedi 21 juillet 2018

PEINTURE

Le regard médiatique et institutionnel sur Vincent Valdez, The City I & II, à propos du Ku Klux Klan, et ses relais déjà polémiques. La politisation du discours sur la peinture à titre éthique et préventif, qui se donne des garde-fous : les modalités descriptive, « The black-and-white palette recalls the look of historical photographs and old movies, but details such as an iPhone, a can of Budweiser beer, and a new Chevrolet truck situate the work firmly in the present day. » et herméneutique, « The City and The City II can also be understood as contemporary history paintings… », et cette insistance sur le présent est à double-emploi : reclassant la question du KKK et l’histoire des Noirs au passé pour saisir ses survivances et ses actualités dans le pays, eu égard enfin notamment à la nature idéologique actuelle du pouvoir ; modalités référentielles enfin, de Francisco Goya à James Baldwin (http://blantonmuseum.org/chapter/about-the-art). Le plus intéressant, alors que la logique de la représentation-représentativité est d’emblée validée sans discussion autre que l’allusion au champ photographique et cinégrahique, ce que Valdez déclare lui-même : « l’art comme un véhicule pour raconter des récits jamais inconnus et faire la lumière sur des histoires invisibles ». Et il s’agit de « récits » – récit national en premier lieu, histoire et historiographie mêlées – ce qui décale la question médiatique et polémique particulièrement pauvre de la « liberté artistique » en regard du « topic » (« Aurait-il dû ne pas s’approprier le sujet ? »). Et pose inversement l’activité possiblement critique de l’œuvre. De ce point de vue, la réaction de la National Association for the Advancement of Colored People est involontairement géniale : « …Out of courtesy, they should have let us take a look at it. ». Take a look ? Elle contient la question comment– du peindre et du voir – qui est là sans être posée, ni véritablement construite.



RÉCITATION

Ishiguro. Beau morceau satirique. Le point de vue dérobé mais transcendant depuis la lunette du cagibi, mise en perspective de la scène, et perception des mouvements et humeurs changeants du public. L’aède ou l’homme au crâne dégarni, gloriole locale – plaisir, réduction dérisoire aux thèmes et à la diction : « Ses poèmes presque tous rimés, étaient pour la plupart relativement brefs. Cela allait des poissons du parc municipal aux tempêtes de neige en passant par des bris de fenêtres dont le souvenir perdurait depuis l’enfance, le tout sur un ton incantatoire et curieusement suraigu. Mon attention diminua, puis je me rendis compte qu’une partie du public, celle que je surplombais directement, s’était mise à parler de façon tout à fait audible » (p. 815). Terrain à la transfiguration mytho-épique du chef d’orchestre, Brodsky, le génie ivrogne « décochant des épieux sur des cohortes d’envahisseurs du haut de la colline » ou « luttant à bras-le-corps contre un serpent de mer, Brodsky enchaîné à un rocher » (p. 819). Etc. 

TRAM

Ishiguro. Scène finale du tramway, discussion avec l’ouvrier au petit matin ; le tramway-buffet et le petit déjeuner, ce transport qui fait le tour de la ville et donne le temps, le rend du moins disponible, ouvert : « – Oh, ce tram vous mènera plus ou moins dans tous les coins de la ville. C’est ce qu’on appelle le circuit du matin. Il y a aussi le circuit du soir. Deux fois par jour, un tram décrit tout le circuit. » (p. 893). Circuit et circularité aussi : répétition métaphorique et concentrée du roman en son entier. 

mercredi 18 juillet 2018

PENSÉE GLOBALE

À retraverser La prise de parole, impression de lire le présent à travers le vocabulaire, les tensions institutionnelles, les diagnostics et observations, les particularités sociales et culturelles de mai 68 : « peut-être, la “baisse” des facultés est aussi relative à l’insuffisance, plus générale, d’une pensée indépendante, critique ou “globale” » (p. 114) – ceci pour rendre compte de la « prospérité » des enseignements techniques et professionnels – vieux serpent de mer.

ŒUVRE ACTIVITÉ

    Wittgenstein particulièrement éclairant sur ce point, Tractacus logico-philosophicus, § 4.112 : « La philosophie n’est pas une doctrine, mais une activité. Une œuvre philosophique est constituée d’élucidations ». Et il convient de substituer la discursivité des élucidations, productrice de problèmes, à une logique des propositions, visant la connaissance du vrai.

DISCUSSION

Discussion féconde sur le campus cette après-midi. Projet relancé. Toujours mieux quand cela ne vient pas uniquement de l’intérieur – de soi. Ce que la littérature fait à la philosophie. Titre-pastiche ou titre-écho certes. Mais plus : chantier spectre depuis bien des années. Impossible sans les pages de Péguy sur Descartes, je me le redis, qui doivent servir de point de départ ou d’entrée. Le meilleur commentaire à date, il me semble. Il donne le la, la méthode. À revers de la manière dont les philosophes se servent de la littérature – et la desservent : les transferts de catégories, le sens, l’herméneutique, l’esthétique, etc. Et puis : il y a ceux qui (s’)inventent leur savoirs, leurs concepts, leurs inconnaissances par la littérature – Deleuze parangon, bien sûr. Autre chose que de l’emprunt ou du passage. Beckett, Kafka, Péguy encore et ce n’est pas un hasard, Roussel, Melville. Rassembler. Puis surtout : déplier cela. À voir. Risqué.

VIRTUOSITÉ

Ishiguro suite. Entre reprise et interruption, chaque ligne narrative s’inachève, renouée en contrepoint, plus loin, à l’occasion d’un dialogue sur le plan d’une autre ligne, etc. Les micro-événements s’accumulent. Virtuosité. Qui explique sans doute que le lecteur tienne jusqu'au point d'aboutissement, se trouve systématiquement mis en attente de l'après, même si la logique de la fin est déjouée. Et l’analogie musicale est manifeste dans un récit qui en prend en charge l’univers. Je suis moins sensible à la distance, à la satire des mondanités culturelles comme aux effets d’humour réglé-décalé à ce sujet – moins francs que dans la veine british, et néanmoins efficaces.

mardi 17 juillet 2018

LA PROSE DU SOMMEIL

Aussi : la division des parties à l’image de la transition entre les deux premiers chapitres : « … et je me sentis glisser dans le profond sommeil de l’épuisement » / « Lorsque je fus réveillé par le téléphone placé à mon chevet… » ; par exemple au seuil de la troisième et quatrième partie, après la scène tzigane et la danse des porteurs, la prouesse angoissante de Gustav : « Je m’éveillai dans la terreur d’avoir abusé du sommeil. Ma première pensée fut que le matin était déjà là et que j’avais manqué l’ensemble des événements de la soirée » (Folio, 2010, p. 703) – ce qui relève également de l’aveu ou du fantasme. Certes, le procédé s’inscrit dans une tradition romanesque et ses jeux de conscience(s). En soi, il n’est pas nouveau. Mais il généralise l’indétermination des références et la fluctuation du sujet, sa constante désorientation – celle du personnage, celle du lecteur : où va-t-on exactement ?

DÉDALE CONVERSATIONNEL

Étonnement à lire – en traduction – The Unconsoled / L’Inconsolé (1995) de Kazuo Ishiguro, la rareté du récit ou plus précisément cette progression narrative de quelques jours à peine entièrement fondée sur le « hasard » des rencontres, les détournements qu’elles exercent sur le personnage-focus, Ryder le pianiste renommé. Chaque échange qui tient bien davantage du monologue voire de la tirade est l’occasion d’un nouveau cheminement et il se noue intégralement mais concrètement aux errances et aux déambulations du héros dans la ville. Autant d’obstacles comme de révélations, qui mettent à plein régime la parole. Sa dynamique se nourrit à la fois de la coupure et du flux, par la contrariété – si l'on veut, la parole advient en contrariant de manière répétée sinon régulière les desseins de la narration à laquelle elle contribue paradoxalement. Le dédale conversationnel y donne l’impression (provisoire) d’un jeu constant de digressions qui sans cesse reconduisent le lecteur au centre.