Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

samedi 31 décembre 2016

L’ÉCUEIL DES FORMES (ANDRÉ MARKOWICK, II)


C’est sur ce point, celui de la forme et du continu individuel-collectif qu’elle implique, qu’apparaissent plusieurs difficultés chez André Markowick. D’abord, la déclaration générale : « Je respecte la forme », qui ne déroge pas au principe connu de la fidélité en traduction. Au point de se faire de la forme une « chose obligatoire ». De manière plus complexe, l’enjeu tient ensuite au passage interlinguistique/interculturel. L’exemple donné, celui du pentamètre ïambique, de Shakespeare à Pouchkine en passant par la littérature allemande. Mais de l’anglais à l’allemand et au russe, le propos entretient alors l’illusion d’une convertibilité et même d’une universalité des systèmes entre eux, illusion due principalement au modèle des métriques quantitatives (ayant le « pied » comme unité). L’exception notoire étant la métrique syllabique. À ceci près qu’il n’existe pas une telle équivalence entre les phonologies des différentes langues. Dans ce cadre, il est remarquable que ce soit le cas de la littérature d’expression française qui soit révélatrice de l’idéologie qui gouverne ici l’activité traductrice. À travers Pouchkine et la multiplicité des formes en usage dans son œuvre (40 à 50), il est dit notamment que « la littérature russe est une littérature d’accueil » ; à l’inverse, l’alexandrin (comme s’il avait été le seul vers ayant cours dans l’histoire de la poésie française ; que dire du décasyllabe au XVIe siècle ? ou de l’octosyllabe ?) et la prose (et non spécifiquement le « poème en prose » ou la « prose poétique ») sont pris comme témoins : « En France, il n’existe aucun accueil des formes étrangères dans la littérature française » ou plus radical encore : « C’est une littérature entièrement fermée aux formes de la littérature étrangère ». Le traducteur a sans doute en vue l’histoire de la réception de la littérature russe et de ses formes dans le champ français. Mais à ce degré de généralité, l’argument est insoutenable. Non seulement aucune littérature, aucune culture ne parviennent à exister et plus simplement devenir sur le mode de l’imperméabilité et de l’autarcie, mais une telle appréciation saisie au plan restreint des formes se heurte aux faits les plus élémentaires : le dialogue de la poésie française avec les versifications grecques et latines ; la réflexion romantique autour de Shakespeare et de Schiller au tournant des XVIIIe et XIXe siècles. De Stendhal à Hugo, la question centrale se pose de savoir dans quelle forme doit s’écrire le drame moderne. Mais il n’est que de prendre d’autres traditions, celle du verset au début du XXe siècle. Ou encore les dialogues que Claudel et Segalen nouent avec la culture chinoise. Etc. Mais précisément, c’est le canon métrique dont les poétiques françaises commencent pourtant à se dissocier au cours du XIXe siècle, en vue d’un rythme spécifique capable de lier accentuation et oralité, qui constitue le présupposé majeur de Markowick. L’élément le plus significatif est Mémoire (1872) de Rimbaud et son « alexandrin sans césure », affirmation qui ignore plus d’une vingtaine d’années de recherches, de Jacques Roubaud et Benoît de Cornulier à Henri Meschonnic. L’implicite – que met au jour l’allusion par la suite au bolchévisme et à l’homme sans mémoire – est la solidarité qui unit dans le paradigme de la « crise de vers » révolution formelle et révolution historique. Cette politique du traducteur est fondamentalement passéiste et réactionnaire : d’un côté, la récursivité et la prédictibilité métriques désignent ce que « tout le monde reconnaît » ; de l’autre, la métrique « classique », c’est « le lien social de la poésie, le lien qui unit le poète à son lecteur » – la condition d’une organicité du discours. D’où : « un alexandrin sans césure » – qui relève en l’occurrence d’une stricte projection – « c’est la mort du rapport entre la société et la poésie ». La perte de la forme consacre la disparition d’un ordre et de sa cohésion. Et les événements qui entourent 1917 sont glosés – avec beaucoup de modération – comme « meurtre de la société » ou « meurtre de la culture ». Évidemment, une telle déclaration ne mange pas de pain, un siècle après… Sans peine, sans risque. L’intuition est plus juste qui considère que chaque poète « réinvente sa mémoire » même si cette réinvention de nature critique est mesurée à l’aune d’un « vide ». Bien qu’elle découle du titre même du texte de Rimbaud, la notion de mémoire laisse également résonner une préoccupation du présent. Elle ne dit rien quant à la manière dont un poète instaurant contre les formes reconnaissables du métrique une rythmique personnelle parvient à la convertir en forme collective. Ce que soulignera plus tard Apollinaire parlant du vers libre comme d’une conquête morale.

vendredi 30 décembre 2016

LIBERTÉ ET CRÉATION (ANDRÉ MARKOWICK, I)

Écoute cursive (avec sa difficulté de transcription) de la conférence d’André Markowick à l’occasion de la remise de son doctorat honorifique par l’Université Laval (Québec), le 13 juin 2015. De ce « moment exceptionnel » d’après la présentatrice Isabelle Collombat (spécialiste de traductologie), je ne commente pas les séductions de l’oralité, un art de la pose, un ethos de « l’orgueil » qui abuse de la modestie mythique du traducteur. À commencer par l’attitude socratique : « La seule chose que je savais c’était que je ne savais rien ». Elle prend place dans le parcours biographique du traducteur qui décline de la sorte le thème de sa conférence, celui de la liberté. Markowick la situe d’abord à deux niveaux, plutôt sociologiques : le premier est la distance à la nécessité de la traduction comme activité alimentaire, l’absence de contrainte dans un milieu favorable (voir également : « j’ai jamais accepté de commandes »); le deuxième la distance à l’égard du monde du savoir et spécialement de l’université. L’absence de diplôme et le gage d’un talent. La liberté se déplie ensuite philologiquement en fonction des deux termes russes, свобода (glosée au rang de « liberté politique ») et воля (liberté intérieure et volonté), la pratique de traduire tenant à la cohabitation de ces deux termes. En l’occurrence, la liberté du traducteur s’énonce au nom de la dimension artistique, le travail de création : « On traduit pas d’une langue, c’est pas vrai » ou plus précisément : « C’est tellement plus complexe qu’un rapport de langue à langue ». D’où le lien immédiatement posé entre traduction et singularité – celle des œuvres ou des langues par les œuvres : « On traduit une voix, un livre, une manière ». La traduction comme discipline artistique, qui est devenue au cours des deux dernières décennies un argument reconnu. Markowick rapporte à ce statut deux questions : d’un côté, la résistance de cette discipline au champ nécessaire des techniques, celles qui caractérisent le métier, envisagé dans sa dimension empirique et artisanale : une traduction « ça commence à exister quand tu casses la technique » ; de l’autre côté, la dynamique trans-subjective et trans-nationale – l’action entre cultures : « Un traducteur […], c’est quelqu’un qui aime quelque chose et qui a la possibilité de le faire partager ». La capacité dans le passage d’œuvre à œuvre, de langue à langue de créer une forme commune.


PINS


Il me revient tout à coup, je ne sais pourquoi, ce mot obsédant mais vague et approximatif de François Mauriac tenant spirituellement les Landes natales et paternelles pour un espace métaphysique. À 140 km/h sur la route, au moment heureux de prendre congé de l’ennui qui avait duré trop longtemps (deux ou trois jours rituels et forcés de visite au terroir), j’avais beau en sonder et en scruter une dernière fois le rectiligne monotone, ces mêmes allées, non, toujours rien. Encore moins une présence. Décidément, et j’en ris encore comme à cette époque, je dois avoir la vue courte.