Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

mercredi 31 octobre 2018

FAÇONS

Sur l’autre volet, des « phrases elliptiques » aux « choses infimes », les petits riens – « manière de dire » de Lagarce. Ces répliques dans leur ponctuation à lire des comme des laisses ou des versets, le lecteur ne sait trop ; qui déclinent les façons de l’autre ; « leur manière » comme dit la mère – celle d’Antoine et Suzanne – brutal « mal dit ou dit trop vite » – la « manière trop abrupte » (Juste la fin du monde). Ce qui me ramène souvent à cette question de savoir pourquoi c’est chez les écrivains de théâtre (Beckett, Koltès, Lagarce entre autres) que cela pointe le plus clairement.

CAMARADE, JE T'AIME

Alors qu’il s’agit d’« y voir clair » (p. 314), et d’abord en soi-même, selon un réseau entremêlé de questions qui vont de l’amour (les bougainvilliers, la scène de la pirogue – ce que Koltès classe en « impressions esthétiques », id.) à la politique, il m’a toujours semblé que le locuteur de La Nuit juste avant les forêts, un an ou deux ans plus tôt, aux prises avec le « fouillis » et le « bordel » qui sont les siens, déportant vers lindicible, est déjà en avant de ces questions, « je te regarde, je t’aime, camarade, camarade » (Minuit, 1983, p. 63) – par l’envers, tous les déracinés, les poussés-au-cul-du-monde-venus-de-je-ne-sais-où, comme il est dit.

LE MARXISME QUI DOUTE

L’incertitude sur « la marche de l’histoire » (p. 312) ; non tant l’impossibilité pratique de la révolution que la réalité de sociétés et de cultures qui résistent à des théories de l’histoire et du politique qui n’ont pas été originellement élaborées en fonction de problématiques qu’à l’époque on appelle encore « tiers-mondistes » ou « quart-mondistes ». Ce qui se dispose sur un plan mondial et tend à inquiéter sinon périmer des catégories voire des concepts : « La classe ouvrière française est-elle révolutionnaire dans la lutte des classes mondiales ? » (p. 311). Etc. Le changement d’échelle de l’observation. De registre agonistique également à travers l’insistance humoristique ou sérieuse (et dans ce cas régulièrement énoncée sur le mode interrogatif) autour de l’idée de « lutte des classes ». À mesurer, confronter, comparer bien entendu à l’idée toute autre de combat dans « Combat de nègre et de chiens ». 

VOYAGE

Repris la lettre du 11 février 1978 à Hubert Gignoux ce matin et sa rhétorique excessivement soignée, le côté « morceau d’écriture » quand même, adressée au mentor et protecteur des années Strasbourg et après. Une dizaine de pages denses. La déclaration sur « la futilité » et « l’inutilité des voyages » (Lettres, 2009, p. 313), que démentirait à peu près toute la vie de Koltès certes, et une activité d’écriture qui s’est nourrie à ces dégagements, déplacements, par mythologie rimbaldienne interposée ; mais vient ici renverser le lieu commun du voyage comme formation et apprentissage, mis en balance par la connaissance que peut procurer l’ici : « un soir quelconque d’automne au bord de la Seine » (id.). La visée selon l’allusion à Lévi-Strauss : « une certaine tristesse, sous les Tropiques » (ibid., p. 321), qui autorise à rebours les scansions satiriques face à la réalité et aux discours du néo-colonialisme. L’effet diapositive. Tintin au Congo. Banania.

POÉSIE DÉLIVRÉE

Nicolas Valazza, La Poésie délivrée. Le livre en question du Parnasse à Mallarmé, Genève, Droz, 2018, 336 p. 

dimanche 28 octobre 2018

BRÉSIL COULEUR BRUNE

Jaune terni. Cela se dispense de commentaire, bien qu’une telle élection semble confirmer par l’histoire du pays, les années Lula, et ses spécificités sociales et géoculturelles, la triste cartographie politique qui se dessine trans-continentalement ces dernières années.

vendredi 26 octobre 2018

PHRASE NOCTURNE

Chéreau, mai 2010, à propos de La nuit juste avant les forêts (1977), mise en scène avec le comédien Romain Duris ; l’impossible ciblage initial au moment de la découverte du texte, simultanément à Combat de nègre et de chiens : ce qui s’impose « sous la forme intimidante d’une grande phrase unique de vingtcinq pages qui ne me donnait aucune porte pour y entrer, pas une fenêtre, pas un soupirail pour regarder à l’intérieur. » À vrai dire, 63 p. dans la version Minuit, et une phrase-fugue, avec thèmes, expositions, contre-expositions, strette, sans borne finale qui « parle de tout » et manque de tout, travaillée de l’intérieur par le silence et l’indicible à la mesure de son indiscontinuité, et qui reste phrase. (Patrice Chéreau au Louvre – les visages et les corps, 2010-2011). 

DÉFENSE DE LA CULTURE

Cette précision, à la même page, qui consonne étrangement même en son régime de comparaison et d’hypothèse, si on la rapporte à la double temporalité qui institue ici l’historicité du commentaire : « […] Ce trait apparaît déjà chez Tacite, bien que sous une forme beaucoup moins accusée ; et il a sans doute sa cause dans la position défensive à laquelle la culture antique est de plus en plus désespérément acculée ; devenue incapable d’enfanter une nouvelle espérance et une nouvelle vie, elle devait se borner à prendre des mesures susceptibles, au mieux, de retarder sa ruine et de préserver le statu quo. » De quelle culture parle Auerbach exactement ? La question mérite d’être posée si on la mesure aux corpus et à la longue « tradition » de « littérature occidentale » (abendländischen Literatur) dont, en romaniste, l’auteur fait à sa manière un récit.

jeudi 25 octobre 2018

TEMPS FEUILLETÉ

Auerbach en lecture feuilletée. À reprendre ce classique, longtemps cherché au milieu d’étagères empoussiérées, ce sont des recoins jusque-là sombres et invisibles, qui font tout à coup saillie. Comme ces pages de Mimésis sur Ammien Marcellin, historien latin du IVsiècle qui retient par son « réalisme sombre et suggestif », un « monde grimaçant et terrible » (Gallimard, coll. « Tel », 1968, p. 71-72), qui autorise la comparaison avec le moderne et lointain Kafka. Ce qu’Auerbach y perçoit c’est une « sinistre situation » et des « perspectives sans avenir » – une « historiographie qui ne montre jamais rien de libérateur » (ibid., p. 71). Un univers « oppressant » et « sans contrepoids » au point qu’il provoque ce court mais singulier développement général : « car s’il est vrai que les hommes sont capables de toutes les atrocités, il est vrai aussi que ces atrocités engendrent toujours des forces opposées et que dans toutes les époques d’horreur les grandes forces vitales de l’âme se sont aussi manifestées : amour et abnégation, héroïsme conscient et recherche obstinée des possibilités d’une existence plus pure » (id.). Dans toutes les époques, celle – militaire et génocidaire – qui va de 1942 à 1945 notamment, pendant laquelle s’écrit l’essentiel du livre, la lecture du passé y servant à déchiffrer avec angoisse le présent.

ÉVALUATION

Découverte amusée du papier de Jessica Nadeau, du 18 octobre 2018, dans Le Devoir, qui retrace le jugement prononcé par l’arbitre William Kaplan à l’issu d’un litige opposant l’Association de l’Université Ryerson et les administrateurs concernant les outils d’évaluation par les étudiants des professeurs d’université, particulièrement pour ce qui regarde les promotions ou l’obtention de la permanence : Échec à l’évaluation des professeurs universitaires. « Évaluation », comme « performance », son corrélat, ces maîtres mots de la novlangue académique. L’article pointe des « outils partiaux et discriminatoires » (notamment sur les critères relatifs au genre, à l’origine ethnique, etc.), inaptes en tous cas à produire des résultats absolument « fiables sur le plan scientifique ». L’arbitrage a procédé en prenant appui sur des « experts » (lesquels ? de quoi ? dans quel champ ? selon quels savoirs, points de vue ou données ? etc.) et un rapport de Richard L. Freishtat (Director of the Center for Teaching and Learning at UC Berkeley). Le plus curieux n’est pas tant le processus juridique que les interprétations qui le relaient. Bien entendu, les retombées possibles du côté institutionnel et syndical ; mais à écouter certains acteurs, tels du moins que les retrace le texte, l’idée même d’évaluation n’est pas fondamentalement contestée. Au mieux, elle apparaît comme un « mal nécessaire ». Nécessité… historique, qui en dit long sur l’incorporation (et la naturalisation) des pratiques. Un terme auquel il conviendrait encore de substituer « appréciation », ce qui représente un progrès spectaculaire, on en conviendra. Au reste, il est acquis que l’évaluation a un rôle à jouer dans « l’expérience globale » de l’étudiant ; ce n’est pas le fait d’évaluer mais les méthodes qui l’entourent qui sont mises en doute, et doivent par conséquent être revues. Ce point de résistance importe pour ce qui est décrit plus justement au courant de l’article comme des « sondages », en phase avec un modèle politique de démocratie communicationnelle. Et on le sait, c’est un fonds de commerce très rentable. Il existe de nombreuses entreprises spécialisées, durables ou précaires, qui offrent des services adéquats (achetés et consommés par les appareils denseignement et de savoir). Ces sondages qui s’adressent plutôt au registre de l’opinion matérialisent certes une forme de pouvoir de l’institution sur ses agents, ils représentent parmi d’autres une voie de contrôle de la société sur le monde universitaire. Leurs usages ou mésusages autorisent en tous cas cette observation philosophique de la part de l’arbitre : « […] certaines questions classiques sur les connaissances du professeur et sur le curriculum du cours sont “hautement problématiques”, car les étudiants n’ont pas nécessairement “l’expertise” nécessaire pour juger de ces aspects. » Non, en effet, puisqu’ils se sont inscrits à l’université pour apprendre et acquérir par définition cette « expertise » qu’ils ne possèdent pas… Il n’y a pas loin à penser que l’« évaluation » ainsi conçue est une variante de lutopie.


jeudi 18 octobre 2018

LANGUE DE KOLTÈS


André Petitjean, Approches linguistique et stylistique de l’œuvre de Bernard-Marie Koltès, Éditions Universitaires de Dijon, coll. « Langages », 2018, 219 p.

dimanche 14 octobre 2018

RELIGION

L’éloge de l’entreprise chez Horn, au moment de se séparer de Léone, scarifiée, dans Combats de nègre et de chiens : « À votre retour, je vous demande de ne pas trop parler. Pensez ce que vous voulez, mais ne faites pas de mal à l’entreprise. […] Je lui ai tout donné, moi, tout ; elle est tout, pour moi, tout. » (Minuit, 1983, p. 102-103). Culte où l’entreprise est chose sacrée et incorruptible ; transcendance dépassant les individus : tout – moi. Dans ce vis-à-vis qui fonde le plaidoyer, libéralisme et religion articulés – Horn se déverse tous les jours, dans les médias, dans la langue politique, l’économique, etc. 

jeudi 11 octobre 2018

ÉPREUVE

Épreuve devant une cour, certes d’échelle minime, mais où malgré tout je figure dans ce rôle indélicat et très déplaisant de l’accusé. Avec tout ce qui travaille la conscience, prend aux racines de l’éducation, mêlé au manque d’habitude, et tend à convertir une infraction imputée en moralité très intérieure de la faute. Théâtre du pouvoir d’abord. La Loi dans son fonctionnement ordinaire, la routine dont s’est dotée une société, et qui l’assure en retour d’une certaine cohérence. Je ne peux m’empêcher malgré l’attente du verdict final, d’observer d’un œil ethnographique le lieu et le milieu. La coupure ensuite induite par l’espace – les bancs du public, la « barre », la division spatiale entre le « ministère public » et « the prosecutor », la défense et les avocats, la position de la greffière, l'apparition annoncée et solennelle du ou de la juge. La frontière symbolique instaurée par la langue, ses registres propres, et la technicité des termes – exclusives du public – le monolinguisme ou le « monologisme » des acteurs. Ritualité. Entrées, sorties, appels, coups de sonnettes, négociations, compromis, interrogatoires, versions,  jusqu’à l’acte d'assermentation : « toute la vérité, rien que la vérité », etc. Rhétorique. Ce qui me revient au moment de plaider, et qu’il me surprend en dépit du décousu d’avoir tellement incorporé au fil des années : actio – memoria – inventio, quelque chose de ce fonds – appris. Le travail de surplomb pour finir du jugement – et ce qui m’interroge à la sortie : la grande solitude dans laquelle se trouve celle ou celui qui l’exerce même avec toutes les données, les instruments, les assistances matérielles et intellectuelles comme la formation dont il ou elle dispose (malgré ce fait que le jugement n'est jamais individuel ; mais le travail de la société sur elle-même).

mardi 9 octobre 2018

MÉDITATION VERTICALE

Arrêt sur cette splendide formule. Hugo, Les Misérables, IVpartie, livre troisième, ch. 8, avant que Valjean, de sortie matinale avec Cosette, ne soit ressaisi brutalement par son passé et le spectacle des bagnards : « […] il était tombé dans une de ces absorptions profondes où tout l’esprit se concentre, qui emprisonnent même le regard, et qui équivalent à quatre murs. Il y a des méditations qu’on pourrait nommer verticales ; quand on est au fond, il faut du temps pour revenir sur la terre. Jean Valjean était descendu dans une de ces songeries-là. » (Folio, 2017, p. 788-789). Contrepoint à la tempête sous un crâne ; abîme du moi ; ambiguïté annonciatrice de la scène avec les quatre murs  ambiguïté du pensif.