Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

samedi 31 décembre 2022

CLICS OBSCÈNES

     


  L’obscénité de l’argent et du capital, qui utilisent les handicaps, les maladies, etc., ici, la trisomie, comme plus-value d’humanisme et d’éthique. L’image comme promotion de l’altérité ou, si l’on veut, l’altérité mise en scène et réduite à l’image, mécanisme de vente et de consommation. Surexposition et survisibilité des signes au nom de l’inclusion (et on y est : c’est la catégorie cardinale des stratégies de communication). Ce nest plus langle « genre » ou « race », mais laxe capacitiste cette fois-ci. Exactement comme les publicités Benetton, pionnières en ce domaine, il y a deux ou trois décennies. Sans hasard ici, l’univers de la mode. L’obscénité de celles et ceux qui y applaudissent au nom du management EDI, et des codes de cette nouvelle idéologie du capitalisme. Le club des néo-progressistes et bien-pensants qui conversent à coups de likes et autres risibles thumbs-up. Ou comme disait ironiquement Barack Obama à propos de ces clics vertueux et pseudo-militants : « See how woke I am »...

RECONNAISSANCE

   À lire Glen Sean Coulthard, militant et penseur autochtone (nation dénée des Territoires du Nord-Ouest), Peau rouge, masques blancs (Lux, 2021) et sa critique – reprise à Fanon – de la politique de la reconnaissance, et des outils d’accommodation de l’État libéral, dans lesquels il voit une perpétuation des pratiques et de l’idéologie coloniales, le plus intéressant est la généalogie : Taylor – Sartre – Hegel surtout qui est l’inventeur de cette problématique. Si la reconnaissance est résolument dialogique, et en même temps inséparable de la dialectique du maître et de l’esclave, elle ressortit à une anthropologie sans langage (ce que ne perçoit pas lauteur, dont ce nest pas le champ de questions). À cette conception dialogique il manque donc une théorie des langues – condition d’une pensée de la culture et des cultures – et une théorie du discours – condition d’une pensée de l’altérité et de l’éthique. Eh oui, de la nécessité et de l’importance de la poétique – dans une question qui touche les rapports majorité/minorités, l’État, le droit, etc. 

MARCHÉ ET SENTIMENT

  Les sentiments du capitalisme d’Eva Illouz me semblent recadrer le fond historique et sociologique, sur lequel probablement prospère aujourd’hui le paradigme victimaire de la souffrance et de l’oppression. Cela fonctionne aussi, et avant tout, comme un marché, exactement comme l’amour et les réseaux amoureux dont parle l’auteure.

AUTRE COUP POUR RIEN

   La religion woke de Jean-François Braunstein. Longue hésitation avant d’engager la lecture de cet essai qui, sans être inintéressant, tombe dans les écueils habituels de la question. L’auteur perçoit bien l’histoire des Awakenings, mais décline l’analogie religieuse – selon les mêmes travers que John McWhorter et son personnage du « Elect ». C’est tout à fait caractéristique de travaux qui n’arrivent pas à cerner la spécificité de leur objet. Quant à la conclusion sur les valeurs de l’Occident, ce genre de propos civilisationniste est aussi désespérant que ce qu’il essaie de combattre. Je suis gavé et tanné de ce genre de livres médiocres.

vendredi 30 décembre 2022

LACUNES

  Incursion du côté de Race Marxism de Lindsay. Les repères y sont clairement établis : de la théorie critique Adorno-Horkheimer à la version dogmatique de la CRT, la transition Legal Studies et Critical Race Theory. Le point le plus pertinent est celui qui entoure cependant Marcuse et sa recherche d’un substitut au prolétariat du côté des minorités et de son couplage avec l’intelligentsia universitaire. Mais le rôle endossé par Gramsci est mal évalué, les raccourcis nombreux sur Hegel et l’hégélianisme de gauche au XIXe siècle, Marx lui-même. Le modèle progressiste-liberal passe sous silence la réalité des inégalités socioéconomiques, spécialement aux États-Unis, et leurs rapports actuels à la démographie des établissements postsecondaires. Presque pas un mot sur la globalization économiste et l’essor du néolibéralisme. Moins encore sur les corrélations entre le devenir multiculturel des démocraties occidentales, les revendications minoritaires, les luttes postcoloniales (avant d’être proprement décoloniales), les catégorisations raciales, etc. De sérieuses lacunes.

jeudi 22 décembre 2022

LE MONDE ABSURDE DES FONDS DE RECHERCHE DU QUÉBEC

   La controverse sur les critères EDI et ODD s’est poursuivie au long du mois de décembre. Réponse d’abord de Rémi Quirion et des trois directrices scientifiques à notre lettre sur « la mise au pas de la recherche » dans La Presse (I. Arseneau, A. Bernadet, Y. Gingras, T. Nootens) du 18 novembre dernier : « Réflexion sur le lien entre science et société » (8 décembre 2022). Les mêmes arguments creux et stéréotypés que les Fonds de Recherche répètent pour se défendre depuis le début de cette crise, sans voir qu’ils liquident le modèle de recherche fondamentale qu’ils sont censés promouvoir. En retour, nouveaux tirs de barrage, de toutes nuances idéologiques, et paroles des étudiants et demandeurs de bourse qui démontent une à une les mythologies publiques des Fonds de Recherche : Joseph Facal, « Universités : l’inquiétant silence des ministres Fitzgibbon et Déry » (Le Journal de Montréal, 14 décembre 2022) ; David Vachon, « De la neutralité idéologique ostentatoire » (Le Devoir, 19 décembre 2022) ; Maxime Colleret, « Les critères d’excellence scientifique suffisent » (La Presse, 20 décembre 2022) et Yves Gingras, « Du bon usage des politiques de la recherche scientifique » (Le Devoir, 22 décembre). Pour finir, composante nationale : plus de 850 signataires à notre lettre-pétition, à poursuivre en 2023. Chiffre éloquent, la pétition la plus importante dans le milieu universitaire remontant à avril 2012, elle avait alors récolté 500 signatures en appui aux étudiants en grève. C’est dire l’importance des enjeux.

vendredi 9 décembre 2022

L'ÂGE DES IDENTITÉS

   Sortie de L’Inconvénient, n°91, hiver 2022-2023 : L’Âge des identités. Contributions au dossier de Mauricio Segura, Arnaud Bernadet, Martine Béland, Alain Deneault, Patrice Lessard, Laurence Perron, Mathieu Bélisle.

samedi 3 décembre 2022

POINT À DISCUTER

      Dans un compte rendu tombant sur Liberté universitaire et justice sociale, et suivant un rapprochement avec Mœurs, une objection nous est opposée qui me paraît intéressante, selon laquelle il y aurait chez nous comme chez Deneault « le même idéal d’un espace épistémologique neutre dans lequel les idées pourraient être débattues en toute liberté. » On a peut-être manqué d’insister sur ce point. Mais on ne postule jamais l’existence d’une neutralité. Les discours ont tous une historicité, ils sont situés, et ils sont pris dans une dynamique de l’agôn. On acte la lecture marxiste qui présuppose en chaque débat des rapports de force et une inégalité des compétences ou des prises de parole. On la met aussitôt en question en ce sens que l’événement discursif, éthique et politique du débat n’est en aucun cas réductible à ces mêmes rapports de force qui le détermineraient à tous coups et auraient raison de lui. Voir également la distinction entre autorité et pouvoir. Ou les limites posées au modèle libéral abstrait du débat tel que reconstitué par Canto-Sperber par exemple. Il n’y a pas d’espace épistémologique neutre ; il n’y a que des espaces épistémologiques critiques et c’est à cette condition qu’il y a liberté. Ce qui est rappelé dans la séquence distinguant la sanction de la censure – qui me semble intrinsèquement privative.

PLANS

     Dans le quadrillage des pratiques et des paroles qu’opère le new management progressiste, s’enrichit peu à peu ma collection des plans EDI – administrations publiques, institutions culturelles (musées, bibliothèques), universités, organismes de recherche, etc. Le plus frappant, c’est qu’ils se ressemblent tous, les mêmes glossaires, les mêmes statements, la même rhétorique managériale, la pensée-slogan que je pourrai indéfiniment récrire moi-même les yeux fermés, l’expression de la pauvreté intellectuelle de notre temps. Ces plans s’accompagnent aussi de pratiques non moins douteuses : takeovers, renvois, bullying, etc. La petite économie de la violence. De tout cela il faudra faire la synthèse : travailler sur la « novlangue EDI », l’entrée est celle des discours et des « concepts », de leur histoire et de leur situation, en ciblant le nouveau capitalisme du « savoir » (ou plutôt des contre-savoirs) qui s’y trouve à l’œuvre.

À LA GAUCHE DU CAPITAL

     Dans le quadrillage des pratiques et des paroles qu’opère le new management progressiste, EDI et autres, il y a quelques contre-voix à l’extrême-gauche, sursauts lucides ou analyses convergentes qui me confortent dans le fait que je ne suis pas totalement fou à comprendre depuis deux ans que « le “wokisme” n’est absolument pas une “menace” pour le statu quo. Cette gauche postmoderne, identitaire et libérale est parfaitement soluble dans l’idéologie capitaliste. Ce n’est pas pour rien qu’une part importante du grand capital la défend. » Ou comme le rappelle, sur le mode énumératif, lauteur de larticle Marc-André Cyr : « Les éveilleurs qui dorment à moitié » (Pivot, 06.10.22) : « Ce ne sont pas uniquement des ateliers d’extrême gauche qui invitent les “blancs” à “checker leurs privilèges”, mais le magazine Châtelaine et les ressources humaines de nombreuses multinationales. Ce n’est pas un collectif décolonial qui affirme que “[c]e n’est pas à moi de dire à un Canadien racialisé qu’il ne devrait pas rendre les autres mal à l’aise par ses propos”, mais le premier ministre du Canada. Et ce ne sont pas des militants du black bloc qui ont brûlé, jeté et enterré 5000 livres prétendument “racistes”, mais bien un conseil scolaire ontarien dirigé par une proche du Parti libéral du Canada. » Cette collusion explique à mes yeux depuis le début, qu’en plus de l’enracinement culturel anglo-protestant, ce courant idéologique sera toujours plus présent au PLC, parti de possédants, et proche des intérêts du capital, qu’à QS par exemple. 

vendredi 2 décembre 2022

LE « CLUB DES SOCIALISTES BIENPENSANTS »

     Une expression – polémique – que je relève chez Pierre Vallières, et que je veux conserver tant elle me semble décrire à merveille la gauche néolibérale convertie, celle qui prêche à tout va au nom de l’éveil collectif : le « club des socialistes bienpensants ». Ils sont nombreux dans mon milieu, ceux qui se piquent d’être à la pointe du progrès social et environnemental, aussi longtemps qu’on touche le moins possible à l’ordre existant. Le symbolique suffit à ces révolutionnaires de goguette. Misère de la philosophie, comme disait Marx.

RÉACTIONS

     Réactions en continu au dossier des FRQ, ouvert par notre article collectif dans La Presse. Celle du Devoir par Patrick Moreau : Du danger de confondre recherche scientifique et militantisme (23.11.2022) ; celle de Joseph Facal pour le Journal de Montréal : « Universités : la loi 32 est foulée aux pieds ! » (25.11.2022). Martin Drapeau, qui revient hier sur son expérience et les critères arbitraires ODD et EDI que les FRQ ne parviennent pas à justifier eux-mêmes : Qub Radio (Benoît Dutrizac – segment 9). À suivre.

vendredi 18 novembre 2022

LA PÉTITION DES 143 ET PLUS

   La lettre des 143 signataires et plus, adressée le 27 avril aux Fonds de Recherche du Québec : pétition toujours ouverte.

LA MISE AU PAS DE LA RECHERCHE

      La mise au pas de la recherche  : nouvelle sortie, Isabelle Arseneau, Arnaud Bernadet, Yves Gingras, Thierry Nootens. Comment les Fonds de Recherche du Québec détournent les bourses de maîtrise et de doctorat de leur fonction première, aggravent la fracture sociale au nom des critères ODD et EDI (en pratiquant une parodie de « justice sociale »), et font reculer la liberté universitaire.

dimanche 6 novembre 2022

ENTRETIEN MARTIN DRAPEAU

Martin Drapeau sur TVA, exemples percutants sur les ravages idéologiques dans le milieu de la psychologie : Le Monde à l’envers (4 novembre 2022).

RESTORING ACADEMIC FREEDOM

         L’énoncé de Stanford (Stanford Academic Freedom Declaration) et ses signataires : Restoring Academic Freedom. Nom ajouté. Appuis remarquables : Haidt, Lukianoff, etc.

jeudi 3 novembre 2022

CÉRÉMONIE BRUNO CLAISSE (1946-2022)

     Au 3 novembre 2022. 15 h, salle omniculte du Grand Crématorium : 12 Avenue Paul Doumer, 54500 Vandœuvre-lès-Nancy. Texte d’hommage lu par sa fille Muriel.

Je l’archive ici contre l’oublieuse mémoire, et en raison de ce vers de Dante, que me rappelle Pascal Lefranc : « Pense à parler de nous chez les vivants. »

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Henri Meschonnic, Bruno Claisse, Arnaud Bernadet. Novembre 1993.

 

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Écrit le jour des morts

 

 

« Il y a des dettes, Bruno, impossibles à rembourser. La mienne commence à l’automne 1991, sous les voûtes grises et pluvieuses du Nord, à l’âge de 17 ans, un premier déracinement, ignorant encore que d’autres suivraient.

 

À cet âge où l’on n’est pas sérieux, j’ai fait la rencontre la plus inattendue. De celles qui font une trajectoire, presque un destin. Combien sont-ils ceux qui nous apprennent comme toi à penser ? ceux qui nous apprennent à vivre, et à faire face ? 

 

Des longues heures passées devant le tableau noir du lycée Albert Châtelet à Douai les souvenirs s’entremêlent. Il y eut le professeur, puis le mentor et enfin l’ami. La porte du 122 rue Jean de Gouy qui s’ouvrait sur des trésors de bibliothèques, au rez-de-chaussée comme à l’étage, les livres les plus improbables, achetés à de poussiéreux bouquinistes, tout droit sortis du XIXe siècle.

 

S’il y eut l’homme de lettres, il y eut aussi l’homme de rue. L’homme de juste colère, celui qui protestait, rappelait que le réel est inacceptable, et qu’il faut un autre monde commun. Le « dégagement rêvé ». Dans cette vie, toute entière dédiée à la poésie de révolte, le nom de Rimbaud n’est pas l’accident mais l’origine. C’est aussi le nom des amitiés : Steve, Michael, Yann, ceux qui ne sont plus, ceux qui sont encore.

 

À l’exigence se mêlait la générosité, ces vertus qui élèvent l’esprit et mettent chacun dans son aventure. Le flair aussi, et la capacité à valoriser chez de très jeunes le potentiel. À les pousser. Car c’était dans cette salle à la peinture défraîchie, bleu sur blanc, perchée au dernier étage du bâtiment – on y parvenait souvent à bout de souffle – que commençait la vraie formation intellectuelle. C’est là que tu m’as tout appris. Lire, cette chose si difficile.

 

D’innombrables séances à traquer « la » problématique du texte, romans ou drames, à déplier jusqu’à l’obsession chaque détail du sens et de la syntaxe. Sans parler du latiniste, figure jupitérienne, près de tonner à nos balbutiantes réponses : il valait mieux savoir distinguer déponents et passifs, être impeccables sur l’ablatif absolu ou le supin. 

 

À dire vrai, le goût de la littérature classique valait bien celui pour Baudelaire et les modernes. Comment ne pas évoquer la lettre 48 des Liaisons dangereuses, les tirades désenchantées de Suréna, la rencontre de Saint-Loup et du Narrateur dans la Recherche, et ces notations rythmiques au tableau sur des poèmes de Victor Hugo ? Le goût de la théorie : comment oublier les vingt minutes à attendre sur le quai de la gare, dans le froid humide de novembre, le train retardé d’où sortirait cet étrange personnage, aux allures de savant fou, Henri Meschonnic ? Autre choc décisif.

 

Tu as rejoint Yann, l’autre ami foudroyé. Tu laisses Monique, Muriel et toute sa famille dans l’absence. Quelque chose s’est brisé, Bruno, quelque chose qui ne se répare pas. Mais il n’y a peut-être pas d’absence ni de fin. Juste des passages.

 

Alors merci à toi, merci d’avoir été cet incroyable passeur dans nos vies, car “ce qui nous met au-delà de nous-mêmes / est le passeur” (Henri Meschonnic, Nous le passage, 1990). »

dimanche 30 octobre 2022

BRUNO CLAISSE "IN MEMORIAM"

   Silence et dette ce matin. Celui sans lequel on ne serait pas soi-même. Une rencontre qui imprime la trajectoire d’une vie.

    « Adieu », comme disait Rimbaud. 

    Après Yann. Mais qu’est-ce qui arrive ?

CRITIQUE ET TACTIQUE

     

Allocution passionnante de Stéphanie Roza, à l’occasion de la parution de son dernier livre, Lumières de la gauche, Éditions de la Sorbonne, 2022, dans une librairie du Plateau. L’autre versant de La Gauche contre les Lumières ?, plus historique cette fois. Échanges collectifs sur l’actualité, le délitement intellectuel du camp du progrès. La distance requise aussi par rapport au couple Horkheimer-Adorno et une tradition de pensée à laquelle j’ai été longtemps nourri. Retour sur les ambiguïtés de Foucault, notamment certains liens aux pensées contre-révolutionnaires, la proximité avec le camp des Nouveaux Philosophes, le pessimisme qui porte l’analyse des quadrillages, micro-pouvoirs, techniques de disciplinarisation. Il me semble qu’à l’époque Michel de Certeau est celui qui traque le plus lucidement cette faille : il admet la prémisse foucaldienne selon laquelle il y a des quadrillages, des pouvoirs, des assujettissements mais le contrepoids c’est le champ des tactiques, des procédures, l’ouvrier et la perruque : la politique des réémplois – la prise de parole – disjoindre les normes et valeurs des « langages » (économie, médias, savoirs, État, etc.). Il n’y pas de messianisme révolutionnaire à l’horizon, ce modèle déjoue et la dialectique marxiste et le nietzschéisme foucaldien ; quoique : la question sud-américaine prégnante chez Michel de Certeau. Dans tous les cas comment créer un monde commun autre, un monde commun sans être « un » mais multiple (les cultures minoritaires, les oubliés de l’histoire, des mystiques aux Indiens d’Amérique, etc.) Probablement la pensée, prise à la jonction du langage, de la culture, du politique, qui ma le plus marqué ces vingt dernières années.

vendredi 28 octobre 2022

L'AMBIVALENCE DU MULTIPLE

      Dans tous les cas, l’investigation philologique empêche de voir seulement dans la cancel culture une série de réactions cathartiques, l’expression d’un ressentiment ou d’une colère populaire. La traduction politique de ce problème tient dans l’accusation récurrente du côté des médias (surtout conservateurs, mais pas exclusivement), et parmi les dirigeants eux-mêmes, de « maccarthysme de gauche » avec sa chasse aux sorcières. En vertu de son caractère à la fois analogique et anachronique, une telle étiquette ne peut que manquer la singularité du phénomène. À cette perception s’attache enfin le lieu commun de la foule ou de la meute, notamment sous l’espèce de la woke mob ou online mob, désignant une entité collective désorganisée ou spontanée. Variante de la peur du peuple. De ses origines communautaires aux manœuvres d’ostracisme, la cancel culture apparaît donc comme multiple et ambivalente.

CALL-OUT, OUTRAGE, CANCEL, ETC.

    Ce rappel oblige à distinguer la cancel culture de la call-out culture avec laquelle on l’amalgame trop souvent, tout ce qui relève des mécanismes de dénonciation ou de calomnie (public shaming) voire d’intimidation et de harcèlement. Alors que la cancel culture se rattache initialement à une politique d’empowerment des minorités noires, les appels aux expéditions punitives contre les puissants s’inscriraient dans un autre récit, et constitueraient une variante de ce qui est parfois désigné sous le terme de culture de l’indignation ou outrage culture (voir de nouveau Aja Romano). Dans les faits, les cadres sont beaucoup plus poreux qu’il n’y paraît. Ce qui est certain, c’est que la valeur d’abord circonscrite de cancel culture s’est progressivement diluée, exactement comme pour woke qui, pourtant issu du dialecte afro-américain, en est venu à désigner un courant de justice sociale très largement dominé par des populations blanches, diplômées, au mode de vie citadin et aux convictions progressistes (voir Olivier Moos).

DES BUS AUX RÉSEAUX SOCIAUX

   La nouvelle acception, attestée par la plupart des dictionnaires de langue anglaise, est classée comme argotique (slang) par le Collins, ce qui permet de rappeler qu’elle s’enracine d’abord dans la culture populaire. La source en serait notamment en 1991 le film New Jack City dans lequel un gangster nommé Nino Brown (Wesley Snipes) se débarrasse brutalement de sa petite amie : « Cancel that bitch. I’ll buy another one ». Cette marque de la langue vernaculaire n’est sans doute pas étrangère au scénariste Barry Michael Cooper d’origine afro-américaine. Si le terme s’est propagé par la suite, notamment dans l’univers musical du rap, il est inséparable dans la dernière décennie de luttes qui ont vu naître les mouvements Black Lives Matter et #MeToo. Un de ses points d’émergence autour de 2012 est le Black Twitter qui, sur des bases communautaires, œuvre à une forme de militantisme (là-dessus, voir la synthèse de Meredith Clark, « Black Twitter: Building Connection through Cultural Conversation », Hashtag publics: The Power and Politics of Discursive Networks, Peter Lang, 2015, p. 205-217.). Tandis qu’elle traque et contre les expressions publiques du racisme et/ou du sexisme, la technologie numérique est conçue comme un nouvel outil de justice sociale. Dans ce qui est appelé désormais digital (ou hashtag) activism, la linguiste Anne Charity Hudley perçoit ainsi la survivance d’une culture ancienne, propre aux communautés noires, celle des boycotts dans le Sud des États-Unis, à commencer par celui des bus de Montgomery (1955-1956). Elle l’inscrit par conséquent dans la continuité des Civil Rights et de leurs tactiques de contestation (voir Aja Romano, « Why We Can’t Stop Fighting about Cancel Culture », Vox, 25 août 2020).

CHANCELER OU CANCELLER ?

     Il y a probablement d’autres explications à la résistance de l’emprunt anglais. Ce qui est drôle, comme toujours, c’est la circulation et le métissage des langues. Le miroir français-anglais. À la base, le couple « annuler » et « annulation » qui consiste à « rendre nul », une valeur courante dans le domaine juridique (annuler un contrat), s’applique mal en revanche à un être animé ou humain (annuler une vedette de cinéma). Les locuteurs québécois proposent une version hybride, sous la forme apparente d’un anglicisme : canceller entrerait ainsi dans le paradigme des verbes checkerjammer, kicker, shifter, focuser. Le verbe anglais combiné à la désinence du premier groupe de conjugaison du français, comme cela se produit fréquemment ici. À titre prescriptif, l’Office québécois de la langue française peut donc déclarer : « En langue courante, les mots canceller et cancellation viennent des formes anglaises to cancel et cancellation. Ils sont utilisés principalement à l’oral et devraient être remplacés par annuler et annulation. » (https://bdl.oqlf.gouv.qc.ca/bdl/gabarit_bdl.asp?id=990). Sauf qu’au sens strict, c’est erroné. Car avant que cancel culture ne s’exporte, to cancel a ses origines en langue romane (le verbe français canceller) de sorte qu’il est possible que la forme québécoise tienne autant sinon plus à l’ancienne morphologie du français (du moins l’item est attesté dans le système) qu’à l’influence de l’anglais. De ce côté, synonyme de revoke, annul, delete ou eliminate, mais aussi, c’est capital pour comprendre le phénomène social, neutralize or balance in force or influence, le champ primitif du mot est le droit : l’acte par lequel on met fin à la légalité d’un document. Il n’est pas inintéressant de comparer ce trait sémantique à l’emploi contemporain (annuler quelqu’un), l’objectif étant alors de soustraire à titre public toute espèce d’autorité et de légitimité à la personne visée. Au reste, le mot est issu au XIIIe siècle de chanceler (bas latin : cancellare – et chanceler n’est pas étranger au sens de neutraliser ou rééquilibrer dans l’ordre de la force ou de l’influence, on est sur ce champ-là). S’il consiste à « annuler un acte à traits de plume parallèles ou croisés », canceller conserve cette définition technique jusqu’aux XIXe et XXe siècles. Dans les deux langues, il renvoie au fait de biffer ou rayer par des croix (markcross out), et ce qui vaut pour un timbre postal ou un chèque bancaire s’étend à la révision ou à la correction d’un texte. En ce sens, le geste graphique de rature au même titre que l’omission matérielle de mots contient potentiellement une interprétation en termes de censure. Scholie : à noter côté anglais, les petites subtilités et sensibilités orthographiques –canceled (USA) vs cancelled (UK) mais cancelation est rare.

XÉNISME

     Philologie, donc. Le premier point à faire valoir est que la controverse qui l’entoure est inséparable du mot lui-même. la collocation cancel culture relève d’un cas typique de xénisme, c’est-à-dire de l’emprunt lexical d’un terme étranger dans sa forme originelle, comme si le signe était ici non seulement extérieur aux usages de la langue mais également aux usages de la société. Les traductions qui se sont répandues dans le monde francophone, littérales comme « culture de l’annulation », moins neutres ou plus orientées à l’image de « culture du bannissement » ou de « culture de l’effacement », ne sont pas parvenues à supplanter tout à fait cancel culture et coexistent avec elle, même si elles tendent à la concurrencer. Ce premier constat indique en tous cas que le processus d’assimilation de l’item est à ce stade incomplet.

DES SUJETS ET DES TACTIQUES

      En même temps, si elle renvoie à une catégorie plus normative que descriptive, et laisse pour cette raison entrevoir des limites, cancel culture apparaît malgré tout nécessaire et même incontournable dans la mesure où elle est revendiquée par des acteurs qui s’y reconnaissent, ou au contraire rejetée par d’autres, les uns et les autres s’affrontant autour de ce que Michel de Certeau appellerait le champ des « procédures » ou des « tactiques » (L’invention du quotidien) – boycott, vandalisme, dénonciation. C’est dans cette perspective, celle des sujets et celle des tactiques, qu’il convient de l’interpeller – à mon avis.

L'OBJET INCONNU

     Travail minutieux depuis plusieurs jours sur cancel culture. D’abord le réflexe philologique. Parce que cela n’est à n’y rien comprendre. Il y a deux écueils devant cet objet. D’une part, ce n’est pas un concept ; le terme n’est pas sans pouvoir heuristique, mais depuis l’allocution du Mont Rushmore en 2020 qui l’associe au fascisme d’extrême-gauche c’est devenu plus une catégorie polémique du discours social. D’autre part, la diversité des phénomènes qu’il est supposé décrire : les sit-ins et boycotts, le vandalisme, les dénonciations sur les réseaux sociaux à l’encontre de personnalités publiques, le limogeage d’employés, les interdits symboliques associés au « politiquement correct », la censure des œuvres littéraires ou artistiques et, pour finir, l’activisme woke ou le courant de justice sociale apparu dans la dernière décennie. Ce sont beaucoup de faits pour un seul concept, et autant de matériaux hétérogènes entre lesquels l’observateur est contraint d’opérer des choix, avec les conséquences que cette opération entraîne au plan de la démonstration ou de ses conclusions.

L'IDIOT UTILE

    C’est à cette version néolibérale progressiste qu’un segment de la gauche est en train de se convertir, par une forme de compromis. Le grand échec des forces progressistes depuis trente ans est l’ordre néolibéral qu’elles ne sont pas parvenues à faire reculer. La version woke mettra au moins l’accent sur les thématiques culturelles, décoloniales et antiracistes, des questions en poussée à la faveur des mondialisations et des théories postcoloniales. Ce faisant, elle commence aussi à donner des signaux de conservatisme sur le plan socio-économique. Ainsi s’explique le mutisme complice ou l’opportunisme d’une partie de la gauche à l’égard des politiques EDI, qui constituent pourtant une industrie, et consacrent un nouveau paradigme du capitalisme. Oui, la gauche woke est aujourd’hui l’idiot utile du capitalisme et de l’ordre néolibéral, elle leur donne les instruments avec lesquels ils peuvent prospérer.

L'APORIE DIFFÉRENTIALISTE

   Cette hypothèse du libéralisme progressiste suppose deux opérations conjuguées. a) Une réappropriation et un détournement des catégories de l’Identity Politics, qui ont-elles-mêmes muté et se sont beaucoup figées, mais qui ont servi d’instruments d’émancipation et de demande de reconnaissance sociale. La version en cours est à l’opposé de Combahee River; il s’agit d’introduire un classement essentialisé des individus along lines of race and gender. b) La mise en concurrence, qui s’enracine dans les divisions de l’Identity Politics et sert de pensée de la société, entre en phase avec la « compétition » victimaire du courant woke, une échelle des groupe dominés dans laquelle opère maximalement l’intersectionnalité. D’où les dilemmes insolubles dans les politiques d’embauche : vaut-il mieux recruter un homme noir qu’une femme blanche ? Etc. Illustration type de l’aporie du différentialisme. 

MONSTRE CONCEPTUEL

  À l’occasion de cette soirée, l’hypothèse que j’ai mise sur la table d’un néolibéralisme progressiste, sorte d’hybride conceptuel ou de monstre intellectuel continue de faire son chemin malgré tout. La thèse classique est que le néolibéralisme interprète la société à l’image du marché, dans lequel les individus sont mis en concurrence. Le rapport politique entre les citoyens se règle sur le modèle de la « gouvernance » entrepreneuriale (voir Alain Deneault). La version dite « progressiste », dans laquelle le capitalisme cherche à se ressourcer, prend la forme de la justice environnementale (ce sont les ODD ou objectifs à développement durable de l’ONU adoptés par les entreprises) ou de la justice sociale (essentiellement sous l’angle culturel de la problématique de la reconnaissance, ce sont les EDI). La composante socio-économique n’est pas affectée et pour cause elle constitue le levier de contestation le plus puissant de cet ordre. La version dite « progressiste » a ceci de pervers et dangereux pour le tissu social qu’il s’agit de mettre en concurrence désormais les individus sur la base d’oppositions identitaires : les races, les genres, les sexes et sexualités, leurs capacités physique et mentales, tout ceci étant dûment contrôlé par les élites, bien entendu.

ARCHIVE

 

Une bonne soixante de participants. Modération exceptionnelle d’Yves Gingras. Des débats critiques passionnants. La perplexité et l’inquiétude palpables du moment aussi. Archive souvenir.

dimanche 2 octobre 2022

LANCEMENT


Lancement du livre, Liberté universitaire et justice sociale, à la Librairie du Square, 1061 Avenue Bernard à Outremont, le 13 octobre 2022, à 18 h 30.

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Séance animée par Yves Gingras, professeur d’histoire et sociologue des sciences à l’UQAM, ancien membre de la Commission scientifique et technique indépendante sur la reconnaissance de la liberté académique en contexte universitaire.

DANS LE CHAMP

  Dans le champ, de nouveau P.-A. Taguieff (Pourquoi déconstruire? Origines philosophiques et avatars politiques de la French Theory, H & O, novembre 2022). À voir. Mais surtout : Elite Capture: How the Powerful Took Over Identity Politics (and Everything Else) du philosophe nigérien Olufemi O. Taiwo (Haymarket Books, 2022). Campbell/Manning ; C. Liu ; O. O. Taiwo ; IA & AB, etc. : avec des présupposés et des questions différents, cela commence à faire un certain nombre d’analyses convergentes quand même.

dimanche 25 septembre 2022

CINÉ-TRAGÉDIE

    Athena de Romain Gavras (2022) : le mécanisme de la tragédie classique, la mort inaugurale d’Idir, l’enfant et le petit frère (et son ressort stéréotypé alliant la victime et l’innocence) ; l’enchaînement absurde et ses multiples péripéties fondées sur le principe de l’accident qui conduisent au dénouement fatal, une sorte de piège qui se referme progressivement sur chacun des personnages, processus que double la dynamique de la vengeance ; l’unité de lieu autour de la cité et la cohérence des différents plans-séquences ; l’unité de temps et le resserré chronologique, marqué par le déclenchement de l’émeute, l’évacuation des familles, et l’assaut des CRS puis du RAID. Dans ce long-métrage qui ne laisse à aucun moment respirer le spectateur, la dominante est cependant à une esthétisation continuelle de la violence – celle des émeutiers et ce qui s’y rapporte : les antagonismes sociaux et raciaux ; la répression d’État et la brutalité policière, sur un fond qui noue autour du malentendu la proposition artistique à la dimension politique, notoirement l’affrontement entre les cités (entre pauvreté, religion, terrorisme et dépossession culturelle) et la république. Sans parler des raccourcis simplistes dans le traitement de ces anti-héros. Entre le drame social et les effets de vidéo-clip.

vendredi 23 septembre 2022

SIGNAUX CONVERGENTS

      À l’occasion des élections provinciales, je tombe en furetant sur le Cahier Projet National du Parti Québécois (avril 2022). Un point en particulier retient mon attention, la section « Protéger la liberté d’expression au Québec » (p. 9-10). Se trouvent ciblées notamment les menaces potentielles exercées « par des groupes qui cherchent non plus à s’opposer et à débattre dans le respect, ce qui est nécessaire dans une démocratie, mais tout simplement à censurer ou à annuler une idée divergente de la leur. » Il est question de « dérive sociétale » et de ses conséquences sur la démocratie, et du « virage idéologique du Canada » sans que les thématiques décolonialistes ou autres soient nommées. Plus loin, il est proposé de « lutter contre la culture de l’annulation, notamment en privilégiant la contextualisation » (en sous-texte : Vallières et Nègres blancs d’Amérique, évidemment). Les exemples invoqués sont circonstanciels, issus des milieux scolaires et universitaires et, à cette date, la loi 32 n’a pas encore été adoptée. Mais le Cahier Projet National précise que le parti aspire à « mettre en œuvre une loi-cadre protégeant la liberté d’expression », notamment en obligeant « les cégeps, les universités et les médias publics à se doter d’une politique en matière de liberté d’expression ». Ce qui semble relever d’un surencadrement légal, la charte québécoise protégeant déjà la liberté d’expression (art. III). Un élément est passé sous silence, qui exige par contre de légiférer : ce sont les médias sociaux avec les dérives connues (censure, diffamation, appels à la haine, etc.) Un dernier élément est la volonté de « promouvoir la diversité intellectuelle du corps professoral des établissements d’enseignement supérieur. » Voir mes posts précédents, Haidt et Lukianoff et notre Mémoire (p. 13) avec IA. On se demande comment ; cette diversité est aux mains des universités et des professeurs, et doit le rester, la question ressortit typiquement au principe d’autonomie dans lequel on ne saurait faire ingérence. L’autre versant, celui de la diversité socio-économique, ethnique et culturelle du public étudiant et du professorat est en l’état beaucoup plus préoccupant, on est encore loin du compte, et le document ne dit mot à ce sujet. L’essentiel est encore ailleurs. Entre ce document du mois d’avril, le colloque du Bloc Québécois « Liberté sous conditions » (4 juin 2022), organisé par le député fédéral Martin Champoux, et l’annonce par les deux premiers ministres F. Legault et J. Castex de la chaire France-Québec sur les enjeux contemporains de la liberté d’expression dans le cadre du FRQSC (Programme Libex), les signaux sont convergents. De la gauche à la droite, ils viennent de familles politiques relativement proches – réactivité francophone aussi.