Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

lundi 30 novembre 2020

QUELQUES SOURCES

       Sur ce dossier qui m’aura occupé un mois durant, passionnant à tous égards, par les enjeux éthiques inséparables du langage et des langues, et ses incidences au niveau de la politique des discours et des savoirs, voici quelques-uns des liens consultés en guise d’archive, en assumant le risque éventuel de la périssabilité. C’est l’une des asymétries du débat par ailleurs, le surpoids du versant francophone. L’essentiel de la matière toutefois.

 

https://www.lapresse.ca/actualites/2020-10-15/l-etudiant-a-toujours-raison.php

 

https://www.lapresse.ca/actualites/2020-10-22/universite-d-ottawa/recuperations.php

 

https://www.cbc.ca/news/canada/ottawa/university-of-ottawa-professor-racism-1.5768730

 

https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1743975/racisme-controverse-universite-ottawa-emilie-dubreuil

 

https://onfr.tfo.org/professeure-suspendue-a-lu-do-des-noirs-francophones-demandent-une-meilleure-comprehension/

 

https://www.journaldequebec.com/2020/10/28/un-professeur-de-luniversite-dottawa-se-dit-victime-de-macro-agression-de-la-part-de-ses-etudiants

 

https://theconversation.com/banning-the-n-word-on-campus-aint-the-answer-it-censors-black-professors-like-me-140324

 

https://www.change.org/p/university-of-ottawa-discipline-dr-verushka-lieutenant-duval-and-ban-the-use-of-the-n-word

 

https://thefulcrum.ca/news/professors-use-of-racial-slur-sparks-outrage-on-social-media-faculty-looking-into-the-matter/

 

https://www.change.org/p/statement-of-solidarity-with-uottawa-bipoc-students-and-colleagues

 

https://www.insidehighered.com/news/2019/02/01/professor-suspended-using-n-word-class-discussion-language-james-baldwin-essay

 

https://www.ledevoir.com/opinion/chroniques/588100/la-police-des-mots-a-l-universite

 

https://www.ledevoir.com/societe/education/588554/sept-professeurs-rapportent-un-climat-d-intimidation-a-l-universite-d-ottawa

 

https://www.ledevoir.com/societe/588264/le-recteur-de-l-universite-d-ottawa-lance-un-appel-au-calme

 

https://www.ledevoir.com/societe/588195/mot-qui-commence-par-n-guerilla-ideologique-a-l-universite-d-ottawa

 

https://www.ledevoir.com/societe/education/588098/le-milieu-universitaire-denonce-une-attaque-contre-la-liberte-academique

 

https://www.ledevoir.com/politique/quebec/588148/reactions-politiques-quebec-universite-d-ottawa

 

https://www.ledevoir.com/societe/education/588193/au-petit-mot-les-grands-debats

 

https://www.ledevoir.com/societe/education/588816/un-manuel-d-histoire-banni-a-cause-du-mot-en-n

 

https://www.ledevoir.com/opinion/lettres/588111/verushka-lieutenant-duval-merite-qu-on-l-ecoute

 

https://www.ledevoir.com/opinion/chroniques/588398/le-jeu-des-mots

 

https://www.ledevoir.com/opinion/chroniques/588398/le-jeu-des-mots

 

https://www.ledevoir.com/opinion/libre-opinion/588592/un-mot-son-histoire-et-la-liberte-d-enseignement

 

https://www.ledevoir.com/opinion/libre-opinion/588179/haro-sur-la-derive-technocrate-des-universites

 

https://www.ledevoir.com/opinion/libre-opinion/588592/un-mot-son-histoire-et-la-liberte-d-enseignement

 

https://www.ledevoir.com/opinion/libre-opinion/589024/l-universite-denaturee


et le dernier en date, feuille de chou étudiante, concentré maladroit et touchant de la doxa bienpensante :


https://www.delitfrancais.com/2020/12/01/mot-en-n-lindissociabilite-des-mots-et-des-maux

mardi 24 novembre 2020

LETTRE D'UN HOMME PRÉOCCUPÉ

  

 

« J’ai peur un jour de faire le mauvais choix,

de choisir la mauvaise ligne du temps, de

choisir la ligne du temps la plus sombre. »

 

Cher Alain,

 

J’ai longtemps hésité à t’écrire cette lettre. En relisant Pourparlers de Gilles Deleuze, je me demandais si le combat des idées peut vraiment être à la hauteur de l’amitié, en surmonter les lois. Ce qui est certain, c’est que notre métier, et tu en as plus d’un – écrivain – peut-être le plus important – professeur d’université, chroniqueur, est un peu à l’image de la philosophie. Il ne se sépare pas d’une « colère contre l’époque ». On mène tous une guerre contre les puissances – chacun à sa manière : l’État, les religions, l’opinion et les croyances, le capital, les industries de l’image et de la communication, etc. C’est pourquoi nos pratiques, nos disciplines sont elles aussi traversées de « grandes batailles intérieures ». Des batailles qui demeurent cependant des « batailles pour rire » (Éditions de Minuit, 1990, p. 7). Je crains pourtant que celle-ci ne soit trop sérieuse, qu’elle n’engage au-delà de l’université la société en son entier. Non seulement notre minuscule communauté. L’autre jour, sur Radio-Canada, j’écoutais donc « L’air du temps : le rôle du professeur » : https://ici.radio-canada.ca/premiere/emissions/plus-on-est-de-fous-plus-on-lit/segments/chronique/207020/alain-farah-air-du-temps. J’essayais de deviner quel personnage tu avais encore inventé, quel masque tu t’étais cette fois choisi.

La guérilla des mots faisait rage dans ce qu’on appelle la citadelle du savoir. On y citait « nègre », « racisme », Dany Laferrière ou encore Pierre Vallières. Tu prenais le parti de parler de ta « profession », prudent, un peu méfiant même face à ce que tu nommes avec une pompe voulue et un sarcasme non dissimulé la « temporalité hystérico-médiatique ». Et voilà que tu te poses en dissident, et t’entêtes à naviguer à contretemps : « j’aurais pu être d’actualité » et même, ajoutes-tu, signé à la suite de la chronique d’Isabelle Hachey en faveur de la liberté académique comme des centaines de collègues, condamnant à l’occasion « la déplorable décision » du recteur de l’université d’Ottawa de suspendre la Dr Lieutenant-Duval. J’aime assez que tu nous parles d’ailleurs. Ou de plus loin. De ce « métier d’ignorance » que Jean-Marie Gleize attribue à la poésie et à la littérature. Roland Barthes parlait, quant à lui, d’inconnaissance à propos du texte moderne. Il ne me gêne pas que tu refuses de te « rallier au camp des préoccupés ». Au contraire : la liberté de penser, le plaisir de la contradiction, le besoin de provoquer, voilà ce qui nous rend complices.

De ce camp-là, celui des préoccupés, je fais partie néanmoins. Aussi l’argument ironique, plein de condescendance pour « la corporation des professeurs », se charge-t-il à mes yeux d’une singulière résonance. Car dans cette prise de parole, qui aime à débusquer l’angle mort, l’arrière-pensée, et s’interroge sur l’origine même de toute parole, il est pour le moins étonnant de recourir à des termes aussi spontanément anti-intellectualistes, qui appartiennent de coutume aux rhétoriques réactionnaires. Surprenant de prêter sa voix au dictionnaire des droites les plus brutales et les plus répressives, qui ont toujours tenu à soumettre ou à marginaliser celles et ceux qui font profession de savoir et de penser, y voyant un corps parasite de la société. Et être préoccupé, cela me suffit après tout comme éthique. Bien entendu, il m’arrive de goûter aussi l’exercice qui consiste à mettre les rieurs de son côté. Ce jeu m’apparaît le plus souvent suspect cependant. Et puis : cette posture de la dissidence n’est-elle pas une stratégie de dupe ? Aller seul. Nous l’héritons des romantiques. Résister aux foules. Le siècle qui vient de s’écouler, riche déjà en horreurs et en injustices, en compte d’aussi nombreux exemples. Mais surtout : que vaut la dissidence lorsque, se réclamant des « vaincus » pour lesquels elle exprime sa plus sincère et légitime sympathie, elle s’aligne en vérité exactement sur les positions du recteur de l’université d’Ottawa, défenseur déclaré des droits des minorités, s’il le faut par la censure et la répression, ou celles du premier ministre Justin Trudeau, qui, un peu à l’étroit depuis sa péripétie Black Face, calcule d’abord ses appuis électoraux. J’imagine qu’on appelle cela la hauteur de vue ou mieux : le courage politique.

Ainsi le rôle de l’écrivain consiste-t-il, sous couvert de sensibilité, à nous vendre la doxa du moment ? Ce moment dont il prétend s’être tant écarté ? Libre à chacun de ridiculiser les nombreuses lettres que les universitaires ont adressées ce dernier mois au public dans les journaux pour défendre la liberté académique. Peut-être aurait-il été intéressant d’éclairer les esprits ? De faire comprendre la démarche ? De démystifier en tout premier lieu les termes du débat. De les mettre en perspective. Sans didactisme aucun. Avec la même légèreté de ton. Bien entendu, on peut à l’inverse agiter la question à la manière de Céline sur le mode de la moquerie jubilatoire :  « C’est un dangereux précédent ! La société est au seuil de l’effondrement ! L’université aussi ! », et ne voir au fond dans cette controverse qu’une « énergie perdue » ou le « retour de la tour d’ivoire ». Drôle d’image pourtant, vieux stéréotype accusateur, qui l’une comme l’autre nous feraient presque oublier que la demande idéologique des étudiants met très précisément aux prises l’université avec la société. Le mot en n-, ce qui s’appelle nègre ou nigger (car je n’ai pas le goût de la périphrase ni de l’euphémisme, à l’image de celles ou ceux qui se plient servilement aux injonctions de la bienpensance), ce mot est le lieu d’une sanction. Il est aussi révélateur d’une lutte de pouvoir. 

S’obstiner à n’y voir que ce mot-là, un seul et unique mot justement, alors qu’il est inséparable de contextes, d’énonciations, de valeurs que produisent ces contextes et ces énonciations, ressortit à la méprise. Nègre, rappelle Achille Mbembe, désigne un « sujet de race » et une « sauvage extériorité », une instance assujettie, celle qu’invente le regard occidental – cet Autre converti en Objet, « somme de voix, d’énoncés et de discours, de savoirs » ou « ensemble de discours et de pratiques » avant de devenir à son tour sujet de l’histoire, de sa propre histoire au travers des violences de l’esclavage, de la ségrégation, de la terreur – sujet qui déclare et oppose alors son identité : « le Nègre dit de lui-même qu’il est celui sur qui on n’a pas prise ; celui qui n’est pas là où on le dit, encore moins là où on le cherche, mais plutôt là où il n’est pas pensé. » (Critique de la raison nègre, Paris, La Découverte, 2013, p. 52). Le nom de l’individuation de l’autre. Le nom d’une autre individuation – et il importe de souligner que cet autre texte comme l’appelle Mbembe les militants antiracistes s’empêchent, et empêchent quiconque, de le penser précisément parce qu’ils destinent d’emblée le mot aux gémonies, à l’interdiction la plus sacrée, imposent autour de lui le silence le plus strict. En retour, les préoccupés ne s’inquiètent pas de ne pas pouvoir utiliser ce mot en classe. Non. À l’instar de cette professeure, ils font œuvre plutôt, et avec la prudence savante qui les caractérise pour la plupart, de citation discursive – décrivant sous ce nom le mouvement de réappropriation et d’individuation collective des communautés noires : « la conscience nègre du Nègre » (ibid., p. 54). Et si privation il y a, la seule qui vaille est ce geste par lequel les « Nègres » reprennent aux Blancs un nom, une identité dont l’oppresseur les aura absolument dépourvus.

Quel qu’il soit, un mot confisqué (pourquoi « momentanément » ? qu’arrivera-t-il après ?) sera toujours un mot en moins et par conséquent un mot de trop – la moindre prescription porte atteinte aux sujets qui l’emploient comme à ceux qui ne l’emploient pas. Le signe circule dans la langue, il appartient à chaque locuteur, et nul n’ignore le champ de ses valeurs et de ses contre-valeurs. Chacun s’expose. Le langage n’est pas neutre (et tout cette controverse porte sur le langage). On ne saurait en interdire la mention. On ne saurait davantage en réguler voire légiférer l’usage. On ne voit pas pour finir par quel mystérieux pouvoir de prédiction – s’il nous était absolument retiré – il représenterait « le premier et le seul sans doute qu’on nous confisquera[it] ». Imprudente déclaration. Enfin, cette tentation de soustraire, d’exclure, de prohiber ne regarde-t-elle pas également celui qui posait avec fermeté et lucidité que « le jour où les écrivains aur[aie]nt un code de déontologie, on sera[it] dans des régimes totalitaires, sous la censure » (Alain Farah, « L’écrivain responsable », La Presse, 10 janvier 2015 : https://www.lapresse.ca/arts/livres/201501/10/01-4834016-alain-farah-lecrivain-responsable.php)... Car la littérature ne peut-elle pas en retour tout dire ? Oui. Tout dire, j’insiste. Et « tout dire » s’entend ici de manière inséparable de « comment dire » : c’est la condition de ce tout. Tout dire engage une éthique de la parole qui a peu à voir avec cette absurde morale a priori de la langue, qui dicterait le choix de tel mot, qui édicterait telle règle d’exclusion. On ne choisit pas ses mots. Ce sont eux qui vous choisissent. Ce sont encore eux qui nous font sujets. La preuve en est ce que profère Clémence dans La ligne la plus sombre d’Alain Farah et Mélanie Baillairgé (Montréal, La Pastèque, 2016, p. 81) : « Dauphine, ils veulent que je leur écrive des discours. – Un Arabe comme nègre d’une femme qui fait la promotion d’une charte catho-laïque ? » Énoncé dans l’énoncé, ou discours de discours, polyphonie à l’extrême et contre-emploi à l’auteur libre et disposant d’un talent réel – nègre y travaille à déconstruire sur fond de drapeaux et carrés rouges une politique identitaire. Ah, Pauline ! Si je suis la requête idéologique des étudiants d’Ottawa, il conviendrait en bonne logique de voiler ce mot infâme, comme ce sein nu que Tartuffe ne saurait voir. Envisager impérativement un substitut lexical à l’occasion d’une nouvelle édition du roman graphique ?

Est-ce donc à dire, Alain, que l’institution « déconne » ? qu’on s’obstine ici pour un mot, à côté des 754 mots en -n que contiendrait par ailleurs le dictionnaire ? Si c’est ça le trip. Où se situe vraiment le statu quo qui nous condamnerait tous à la « sclérose » ? Au cœur même de la vigilance collective, de ce niveau d’alerte critique qu’ont en partage les membres du corps parasite ? Ou au contraire dans la promotion démagogique d’une idéologie populiste, qui parle d’« expérience » à défaut de « savoir » ? qui s’exprime (et en retire alors un supplément symbolique) au nom des dominés et à la place des dominés ? qui accuse les dominants – au milieu desquels, malgré qu’il en ait, l’écrivain occupe une place (sans doute inconfortable) – il aggrave son cas en bossant pour les Anglos… – les accuse d’un manque de sensibilité, d’un « défaut d’empathie » ? L’ignorance, qui gouverne l’acte de création, si elle met en crise la culture, s’établit toujours en connaissance de cause. Elle met en mouvement par son geste même une critique de la culture. Elle n’en fait pas l’économie. L’inconnaissance ne célèbre pas l’inculture. Éveiller la corporation des professeurs, capables de les « analyser » et de les « combattre », aux « mécanismes » d’aliénation (sans que ceux-ci soient jamais nommés ni identifiés) n’est pertinent qu’à condition d’échanger un débat pour l’autre. Soutenir des « vaincus centenaires », parce qu’ils « arrivent enfin au début de leur parole », entraîne une lente et patiente chronologie. Soixante-dix ans séparent Black Lives Matter des premières marches des Civil Rights aux USA. Medgar Evers, Martin Luther King, Malcom X, James Baldwin. Un long, vraiment long début. Et puis de quels vaincus parlons-nous ? Des descendants d’esclaves, minoritaires épars, qui vivent sur les hauteurs de Westmount ou sur le bitume du Plateau ? Ou des nouveaux opprimés qui se tassent dans les rues de Villeray ou de Montréal-Nord ? De celles ou ceux qui sont exclu.e.s de l’instruction ? De celles ou ceux qui ont accès à l’enseignement supérieur ?

Si l’université est aussi un lieu où peuvent s’objectiver les mécanismes d’aliénation, c’est parce qu’elle n’est pas absolument cette citadelle inexpugnable du savoir. Elle ne peut à elle seule corriger l’ordre social. Ni devenir si simplement le théâtre de guerres culturelles. Elle peut certes reproduire durement les inégalités. Ce risque, nous en sommes de longue date avertis. Mais sa tâche ne consiste pas à se mettre soudain à parler la langue de la souffrance et de la blessure. La direction éclairée des esprits reste sa mission première. Produire les instruments de connaissance qui deviendront peut-être un jour les instruments d’émancipation de celles ou ceux qui comptent aujourd’hui parmi les plus réfractaires. D’écoute sensible je suis moi aussi préoccupé. Mais de même qu’elle passe sous silence les violences socio-économiques, cette écoute est pleine de surdité. Entend-elle le climat de délation et d’intimidation qu’ont instauré ceux et celles qui se disent victimes d’une insulte verbale ? Perçoit-elle les complicités des pouvoirs académiques et des pouvoirs politiques ? En face de sujets de race, toujours minoritaires, voit-elle ces sujets de savoir qui, prisonniers d’une situation socialement ambiguë, n’ont de prétendus privilèges qu’à proportion de leur propre assujettissement aux intérêts de l’entreprise ? Elle ne dit rien enfin de cette rhétorique de la radicalité, venue de l’extrême-gauche américaine qui, dépourvue d’alternative politique, sans programme mais très morale, lave les cerveaux à coups de « racisme systémique », ce lieu commun qui circule de bouche en bouche, sans preuves ni démonstrations, et travaille en chacun la culpabilité collective, alors quil nest rien de plus difficile à décrire. Je ne chanterai pas les vertus d’Evergreen College.


Être de gauche, c’est aussi apprendre à désapprendre. Apprendre à rester lucide. Sans compromis avec l’air du temps.


Je ne m’excuserai pas de m’être enraciné au Canada et au Québec en pur importé – plus blanc que blanc – au lieu d’un « sale importé ». Je ne l’ai pas choisi. Pas plus qu’on ne choisit d’être Noir. Ou Arabe. Et pire encore : égypto-libanais ou libano-égyptien comme toi. Un sale bâtard, quoi. Nous le sommes tous, Alain. Il n’y a pas de « races », cette sotte vue de l’esprit, il n’y a que des métèques. Il n’y a pas d’identités, pas d’identité qui ne se définisse autrement que comme altérité, ce qu’a toujours enseigné la littérature. Je ne ferai pas non plus repentance du fait de vivre du bon côté de l’ordre économique mondial. Je pense seulement à Combat de nègre et de chiens de Bernard-Marie Koltès qu’il m’a été donné de « professer » à plusieurs reprises, sans que personne dans notre département à McGill – maîtres ou élèves – y ait jamais trouvé à redire. Une des pièces les plus puissamment politiques que je connaisse. Et les chiens, comme tu sais, ce sont ces salauds de Blancs et de Français. Sur le site du chantier, placé quelque part dans un pays de l’Afrique de l’Ouest (du Sénégal au Nigéria), je pense à ce pont suspendu qui y sert de décor. Un pont qui restera inachevé jusqu’à la fin du drame et le meurtre de Cal – métaphore du rapport entre les peuples et les cultures, entre le Nord et le Sud. Les choses iront mieux lorsque, à l’image de Léone parlant allemand et d’Alboury s’exprimant en ouolof, on passera « beaucoup de temps ensemble » – beaucoup de temps à parler : « On se taira quand on se comprendra ».



Ton frère de ventre – et de pensée.

dimanche 22 novembre 2020

CONTRESENS

      Cet étrange argument, lisible dans les médias, qui s’entend aussi sur certains campus, qu’on voudrait mettre fin à l’issue de cette polémique à une sorte d’inhibition linguistique : libérer enfin l’emploi d’un mot tabou « nègre » ; que chacun à l’envi souhaiterait pouvoir enseigner sur Senghor ou Laferrière, et aurait même son mot à dire. Je ne connais pas de contresens plus risible à la situation.

L'ALTÉRITÉ MUETTE

       Autre chose dans cette bataille de mots. Les deux langues qui s’y trouvent au centre, et dûment commentées, sont les deux idiomes officiels du pays et dabord représentatives des deux groupes majoritaires qui s’y sont affrontés au cours de leur histoire. Or tandis que le partage sémiologique et axiologique entre nigger et nègre a pu orienter l’interprétation présente du débat, les divisions traversent en vérité les deux communautés. La résistance que j’éprouve est que cette tension linguistique consacre également une altérité muette. Dans chaque cas, le Noir, les Noirs n’y parlent pas directement ; ils y sont parlés par le français et l’anglais, c’est-à-dire par les communautés francophones et anglophones auxquelles ils appartiennent respectivement et dont ils emploient la langue. On revient à la démonstration manquée de la professeure sur la ré-appropriation du signe  signe qu'elle citait et non employait. 

AUTOMATISMES

      Le plus marquant dans la controverse d’Ottawa, ce sont les automatismes de la pensée – et j’aime particulièrement cette notion qui, envisagée par la sociologie et l’anthropologie françaises de Durkheim et surtout Mauss à Bourdieu, a trait à des habitudes et des manières – ici, dans leur version reconductible et stéréotypée. Des automatismes de pensée qu’il appartient au sociologue comme à l’anthropologue de rigoureusement lever, pratiquant ainsi une véritable psychanalyse du social ou psychanalyse de la culture. Dans le cas présent, ces automatismes de la pensée sont ceux de la rhétorique et tics de l’idéologie progressiste – dont le cas tristement célèbre d’Evergreen College dans l’État de Washington a illustré jusqu’à la caricature la forme à la fois ubuesque et orwellienne. Un exemple remarquable en est le lieu commun autour du « racisme systémique » quand on lui adresse surtout la question de savoir en quoi consiste cette systématicité, qu’on en attend preuves et faits.

jeudi 19 novembre 2020

LA GUERRE MORALE

     Il y a pour finir la mise en perspective ou l’angle le plus adéquat par lequel déchiffrer un tel conflit et ce n’est jamais simple. Car l’événement résiste par bien des aspects. La tentation et l’erreur seraient de vouloir à tous prix le classer et par conséquent le réduire. À bien des égards, ses pratiques s’inscrivent dans une conjoncture marquée aussi bien par Black Lives Matter (directement concerné ici et souvent cité) que #MeToo. À ce titre, on pourrait aisément y voir une manifestation supplémentaire de la Cancel Culture, notion plus « trendy » que véritablement opératoire et incisive ; terme syncrétique, difficile à traduire, on le sait (« annulation », « bannissement », « exclusion », « boycottage », etc.), heuristiquement faible, et qui, à l’inverse, a beaucoup servi les discours identitaires et autres extrémismes, « trumpisme » en tête, bien entendu. Elle pourrait être la cible des inquiétudes et des critiques adressées dans la retentissante « Letter on Justice and Open Debate » (7 juillet 2020, Harper’s magazine : https://harpers.org/a-letter-on-justice-and-open-debate), qui avait réuni des signatures disposées en des points très éloignés du spectre idéologique, depuis Rushdie ou Chomsky jusqu’à Fukuyama. Pourtant, il s’agit de bien plus que d’une « restriction of debate ». Si plusieurs questions s’y trouvent mêlées jusqu’à la confusion, la controverse académique née à Ottawa ne passe pas par hasard évidemment par celle des minorités et des conditions trans-Amériques, critiques et brûlantes, des communautés Noires. Mais tandis qu’elle a les formes communes d’une guerre culturelle, elle la convertit en guerre morale. Ou si l’on veut, d’une guerre culturelle poursuivie par des moyens essentiellement moraux. Elle est le fait d’une gauche peut-être moins radicale qu’autoritaire, et probablement plus illusoirement progressiste qu’elle ne le croit, sinon d’une radicalité conservatrice qui s’ignore. Exactement telle qu’elle apparaît dans le texte des quatre sociologues et anthropologues, activement anti-racistes, qui entérinent le mot tabou au lieu d’en lever les ressorts. Ainsi s’explique qu’un ami, l’un des 34 signataires, me fait part de son déchirement d’être dans cette polémique à la fois « attaqué à gauche » et « soutenu à droite » et « en somme, de ne pouvoir compter ni sur ses ennemis ni sur ses “amis”... » Au risque assumé de l’errance, ce que j’en perçois pour ma part, c’est que le moralisme intransigeant dénonce son absence concrète de projet politique – du moins un manque réel d’utopie. L’attitude d’exaspération qu’on en retient généralement, bien résumée par le mot du syndicat étudiant, « unacceptable », et qu’il conviendrait – au lieu de s’empresser d’en valider les prémisses sans en mesurer les conséquences – de faire revenir – sans se la concilier ni la réconcilier – dans le champ auquel elle résiste et se dérobe le plus, celui du « debatable » (ce qui est le rôle – premier, éthique – du monde académique) ne me semble pas l’ultime recours des sans-voix ou encore de vaincus qui seraient parvenus au bout de leur parole, ainsi qu’on a pu l’entendre. Le moralisme qui tient lieu d’une entreprise politique, c’est-à-dire d’un authentique processus de transformation, – trahit plutôt par la violence même de ses rejets, des erreurs d’appréciation et de perception – variantes de l’allodoxia des sujets minoritaires et dominés (voir Bourdieu, La Distinction) ? – un déficit d’analyse et de compréhension des pouvoirs en tous cas, de la nature et du maillage des pouvoirs auxquels ils s’opposent et qu’ils défient. C’est peut-être très précisément cette difficulté de perception qui s’entend dans la faillite de la communication avec l’institution signalée il y a quelques jours. Ce monde à l’envers, dans lequel on intime notamment aux professeurs « to educate themselves », là où d’emblée donc se fissure le dialogue. Et pourtant, si la controverse rassemble nombre des éléments mentionnés plus haut, aucune de ces analyses ne me satisfait vraiment. À suivre.

mardi 17 novembre 2020

BIEN-ÊTRE

     Pour finir, sous l’enseigne « Respectful and Fruitful Debate », les quatre auteures démontent les objections portées à l’encontre du syndicat étudiant et des dénonciations de racisme : primat de la sensibilité, culture du clientélisme, etc. Elles soulignent que si l’histoire a éclaté dans les médias sociaux, les échanges à ce sujet ont été respectueux. Pas un mot sur les pratiques diffamatoires recensées par ailleurs. Surtout elles observent que, quelles que soient les critiques qui entourent cette demande sociale depuis la publication de l’article d’Isabelle Hachey, un élément est indéniable : le fait que de tels propos aient blessé le public étudiant. Sur cette base, et s’efforçant lucidement de séparer « student emotion » et « academic inquiry », les auteures choisissent de privilégier « the well-being of our students over the titillating temptation to utter a word rightly made taboo ». Chacun.e est libre en effet. On s’étonne uniquement que, loin de s’appliquer à lever le tabou, en analysant ses ressorts, les sciences sociologiques et anthropologiques se bornent ici à en constater normativement l’existence. On est encore surpris de voir posé l’usage d’un mot, aussi chargé par l’histoire, comme une simple « tentation » alors qu’il répond dans ce cas aux nécessités d’une démonstration et aux règles de production d’un savoir. Ni plus ni moins. On comprend enfin que, pour les quatre auteures, tandis que les émotions des étudiants et la recherche universitaire demeurent à leurs yeux strictement distinctes, le bien-être devient sinon un objectif du moins l’un des critères de l’activité académique même, entérinant par ce biais la doxa du sensible qu’elles s’efforcent par ailleurs de récuser. Le bien-être consiste-t-il à atténuer, éviter, euphémiser voire taire ? À conforter chacun dans ses croyances et ses certitudes ? Ou au contraire en vue d’une utopie d’émancipation critique à confronter préalablement les individus à la réalité, fût-elle déplaisante et violente ? 

LÉGALISME

       L’un des tournants significatifs de la lettre publique des quatre auteures est la distinction, pour cette fois rationnelle et absolument motivée, entre la liberté académique et la liberté d’expression, qu’accompagne une définition aussi claire que consensuelle : « The purpose of academic freedom is to ensure that we, as scholars, can be free to pursue topics and subjects that might otherwise be anathema to state, economic, or other influence. » À cette exception près qu’elle ne me semble nullement représenter « the ultimate reward of academia » mais tout au contraire la raison d’être ou très exactement la condition pour qu’opère de manière fonctionnelle le monde académique. Tout en méthode, cette précision liminaire dans l’ordre des concepts n’en a pas moins un rôle spécifique dans l’économie argumentative du texte : elle permet de rapporter les enjeux du débat non à la liberté académique (de nouveau hors-sujet) mais au paradigme de l’expression. Inutile de revenir sur la réduction de l’anthropologique à l’unité signe, au mot, et les conséquences sur la conception des peuples et des cultures. Ni même sur le procédé discursif qui consiste à passer de « nigger » à « n word ». S’appuyant sur l’autorité d’ E. S. Pryor, les quatre auteures ajoutent : « The word was created as a means to disempower and deny the emergent liberation of American Black people. To use the word is to perpetuate the circulation of a word whose only purpose is to dehumanize Black people ». Oui. Mais qui parle ici d’utiliser le mot, de le mettre ou remettre en circulation, d’en perpétuer l’usage et par conséquent ses contagieux méfaits ? Non seulement Rippey, Scobie, Vanthuyne et McLaughin négligent cette autre distinction – pourtant élémentaire (l’une d’entre elles n’est-elle pas sociolinguiste ?) – entre usage et mention mais elles oublient délibérément (d’après les informations dont le public désormais dispose) qu’au moment de citer le mot Dr Lieutenant-Duval – et c’était l’objet premier de sa démonstration – expliquait comment les communautés noires s’étaient réappropriées dans une perspective identitaire l’insulte raciale, prenant de la sorte à rebours l’usage et la rationalité de la majorité blanche qui les aliénait. Dans le paradigme de la « freedom of expression » ou du « free speech », il en découle cette thèse, inséparable de la nature dialectique présumée du racisme : « Regardless of the concern about “cancel culture,” “safe spaces,” or “political correctness” the n-word has not actually been made illegal. Anyone who wants to use the word can feel free to use the word. » Et plus loin : « Just as we cannot legally prevent anyone from using the word, individuals cannot legally prevent us from thinking that they are racist, whether they want to be considered a racist or not. » Cette approche légaliste, qui met au jour des présupposés pragmatistes et contractualistes sur le langage, et le couple legal / illegal dessine une nette cohérence dans la lettre, entraîne une conception non moins légaliste des cultures ou plus rigoureusement des rapports entre cultures. D’un côté, il y a la nature dialectique du racisme qui décrit moins un mouvement hégélien ou un processus marxiste qu’une dynamique des antagonismes – une stricte agonistique des identités (selon le dualisme traditionnel du même et de l’autre) ; de l’autre, des emplois illégaux et légaux qui, idéalement, et tout à l’inverse, pourraient réguler et gouverner ces mêmes antagonismes, c’est-à-dire résoudre à terme la dialectique – les luttes entre « races » dans l’histoire. D’où finalement cette prévention académique, qui mettrait tout le monde d’accord : « One cannot simply grant oneself license to use the n-word without critique, no matter how much one has read Fanon, or wants to pay homage to Senghor or Césaire. » Mais a-t-on vraiment déclaré le contraire ?

lundi 16 novembre 2020

CONTRE-OFFENSIVE

          Dans ce qui se donne pour une contre-offensive musclée, la lettre en appelle d’abord au respect de la diversité des opinions. À ce titre, elle accuse le manque de consultation et de représentativité au sein de sa propre cellule syndicale après qu’elle a validé sans sanction ni vérification le point de vue de « a collective of university professors », l’allusion se précisant plus loin à travers Fanon, Césaire et Senghor aux 34 signataires. Une première antinomie se dessine d’ailleurs à ce stade entre un socle de références de nature à la fois politique et littéraire, et l’expertise des auteures plutôt située du côté des sciences sociales. En date du 25 octobre 2020, une mention spéciale suit : « Merci à toutes et tous pour votre soutien pour notre pétition. Le syndicat (APUO) s’est rétracté de son soutien aveugle pour la liberté académique. » Il faut le lire pour le croire. Chacun jugera, par-delà les affaires internes, de cet aveuglement. Il convient juste de faire valoir qu’à titre éminemment symbolique les quatre noms, issus de la School of Sociological and Anthropological Studies, n’apporte pas uniquement un soutien à la cause des étudiant.e.s, des communautés noires et minoritaires, en plaçant aussitôt les 34 signataires du côté d’un paradigme conservateur et identitaire. S’y inscrit une réelle plus-value scientifique par les disciplines engagées dans la bataille, celles dont le travail de base, est-il besoin de le souligner, consiste à démasquer les ethnocentrismes et les sociocentrismes logés au cœur de chaque collectivité, de ses pratiques et de ses représentations, tout ce qui en forme l’inconscient. Il reste toutefois que l’image s’en trouve aussitôt brouillée par la dimension plus immédiatement activiste, ceci n’interdisant pas cela, bien entendu : « the work nor integrity of those of us who are actively anti-racist, and actively engaged in a diversity of anti-racism initiatives on campus and beyond. » Mais l’argument général tend alors à se dissoudre sinon à se résoudre dans une optique binaire – « antiracist » suppose « racist » ou ce que les auteures nomment plus loin, je reviendrai sur cette singulière expression, « the dialectical nature of racism ». Il ne limite ainsi que davantage les moyens de sa critique et de sa démonstration. À commencer par ce fait qu’une telle représentation binaire empêche de saisir et de rendre compte de la pluralité (interne et externe) des cultures que sociologie et anthropologie se proposent pourtant de prendre en charge. De cette prémisse absolument réductrice découlent des assertions qui ne sont plus guère contrôlées. La première de nature ouvertement accusatrice, « our colleagues’ use of their power and privilege to contribute to structures of systemic racism », qui implique ce sous-entendu couramment répandu que de tels pouvoir et privilège sont le fait de la population majoritaire (blanche). Ou circulairement : que le fait d’être majoritaire ou blanc entraîne par nécessité pouvoir et privilège, de sorte qu’on ne peut plus rien rétorquer à l’argument. En l’occurrence, celui-ci est particulièrement convenu. Voilà un demi-siècle qu’on l’entend. Son efficacité s’émousse toutefois quand on l’observe plus en détail. Il ne suffit pas de dénoncer, il convient pour reprendre les termes mêmes des auteures de donner le contexte, les faits et les preuves. En bref : d’être capable de produire une description et une analyse (même succinctes dans une lettre) de ce pouvoir et de ce privilège. Quant aux « structures » du « racisme systémique », qui supposent non seulement des sujets agis et agissants mais une organisation et une hiérarchie, opérant un maillage de relations, au sein desquelles la domination se conjugue à la violence, elles s’exposent à une objection similaire. Mais la notion est assez abstraite pour être provisoirement crédible (une morphologie à reconstituer, une cohérence d’ensemble à comprendre et à interpréter), elle sert surtout à identifier une cible ; car elle demeure en l’état pré-scientifique. La deuxième déclaration résulte directement de la thèse dialectique déjà repérée, elle en dégage une nécessité, ou si l’on veut une sorte de loi sociale et culturelle dans l’histoire : « there will continue to be those who oppose the use of the word and confront those who insist on the right to use it. If one uses the n-word, given its history, one should be aware that, we, among others, will consider them a racist for using it. » Ce n’est pas tant le caractère simpliste et caricatural de l’énoncé qui embarrasse le lecteur, bien que celui-ci ne peut par contrecoup qu’en mesurer le contenu à la plus-value scientifique dont le regard par les disciplines de l’altérité était initialement – et à la fois – le gage et la promesse en entrant dans la mêlée. C’est plutôt la valeur pédagogique de l’exemple qui est lourde de sens ici. Car en parlant aux côtés des étudiant.e.s qui « spoke out against ignorance and racism in their classroom », les auteures qui prennent leur dualisme méthodologique pour la vérité même du racisme (et corrélativement des rapports entre les cultures) donnent au contraire pleine légitimité aux stratégies les plus polémiques. Au lieu de le diriger à un niveau supplémentaire de complexité, ce qui est normalement l’activité fondamentale de la pensée, les quatre auteures laissent croire à leur public que cette manière-là fait autorité en matière de débat, et constitue un modèle à suivre. Au lieu même des procédures argumentatives, elles proposent des stéréotypes, qui en discréditent inévitablement la démarche.

« LANGUAGE DOES MATTER »

 I couldn’t agree more. C’est pour cette raison qu’intéressent les arguments retenus par quatre anthropologues et sociologues, Phyllis L. F. Rippey, Willow Scobie, Karine Vanthuyne et Mireille McLaughlin, à l’occasion d’une lettre adressée au syndicat APUO (Association of Professors of the University of Ottawa), marquant la solidarité envers les collègues et étudiants BIPOC (Black, Indigenous and People of Colour) : https://www.change.org/p/statement-of-solidarity-with-uottawa-bipoc-students-and-colleagues. On soulignera au préalable quelques spécialités et certaines thématiques de recherche des auteures, pour mieux en situer les prédispositions critiques et le propos d’ensemble : sociologie des genres et inégalités entre sexes, éthique du care et de la vulnérabilité, droits de la personne, droits humains et libertés, histoires coloniales et décolonisations, cas des Crees et des Inuits, etc. À l’interne, la communication est centrée sur les divers acteurs du campus et répond notamment à laffaire Lieutenant-Duval comme aux 34 signataires. À l’externe, la lettre d’opinion a été portée entre autres vers les médias francophones. Bien qu’il ait été rédigé dans les deux langues officielles de l’établissement et du pays, et c’est le plus important à souligner, le texte reste écrit et pensé en langue anglaise. Ce qui n’est pas en soi une difficulté. Mais le symptôme en est le traitement même du signifiant qui a déclenché les hostilités. Or s’il est vrai, comme les quatre auteures l’admettent d’elles-mêmes, que « language does matter », la meilleure preuve n’est pas l’agression contenue dans l’insulte, mais le fait de catégoriser la réalité historique et politique de la culture, des rapports entre cultures, sur la base d’une telle unité linguistique, sans la questionner au préalable. Car ce signifiant est aussi le début d’un possible décentrement selon qu’on l’appréhende en anglais ou en français. Il enseigne par conséquent le sens de la relativité – essentiel pour résister à toutes les formes d’ethnocentrisme et de sociocentrisme de la pensée que dénoncent à juste titre les quatre spécialistes. Ainsi : « From our perspective, the "n" word is perhaps the best known and most violent racial slur with great historical specificity. According to historian Dr. Elizabeth Stordeur Pryor, the history of the n-word dates back hundreds of years to the development of slavery. However, the word did not take on widespread usage until the 19th century when enslaved Black peoples of the United States were emancipated from slavery. As she points out, the word was created as a means to disempower and deny the emergent liberation of American Black people. » Rien à redire à ce rapide historique. À ce détail près qu’il commente plutôt « nigger » que « nègre ». Non qu’il n’y ait entre chaque item de multiples zones d’intersection, et concernant l’emploi répandu au XIXe siècle il est impossible de ne pas songer à l’article « nègre » du Grand Dictionnaire Universel de Pierre Larousse, véritable monument de l’anthropologie coloniale française. Mais entre les usages anglophones et les usages francophones, spécialement si on envisage la question à partir des Amériques (des Antilles au Canada), et non en la localisant depuis l’Afrique ou l’Europe – autres points de vue, –  « nigger » et « nègre » n’indexent pas exactement les mêmes axiologies ni les mêmes réalités historiques. Cette différentielle à elle seule se révèle passionnante. Encore convient-il de se donner les conditions minimales – c’est-à-dire un espace de liberté, un jeu préalable de parole et de pensée – pour désigner et nommer, objectiver et élucider, et finalement discuter ce système de différences. Si la langue compte vraiment, les langues (au sens des idiomes) n’en sont que plus déterminantes à leur tour, comme plus largement la conception du langage et de la culture, que révèle l’analyse proposée de ce signifiant, chargé à l’excès d’histoire.

L'INSTITUTION VERTUEUSE

Brève incursion du côté des autorités. Car la gestion de crise, idéologiquement cohérente, mais déontologiquement désastreuse, du recteur de l’université d’Ottawa en aura mis plus d’un en garde. Au vu de la controverse, le mode de la prudence s’impose et se généralise, ce qui n’empêche pas de réaffirmer certains principes. Ainsi de Daniel Jutras, récemment nommé à la tête de l’université de Montréal, dans un communiqué adressé aux étudiants et aux professeurs : « Aucun mot n’est interdit dans le contexte d’une recherche de la vérité et du juste. Aucun dogme, religieux ou séculier, ne saurait être soustrait à cette quête. Cette liberté, qui exclut le manichéisme et l’absolutisme, est le cœur de notre vie universitaire » (21 octobre 2020, Radio-Canada). Ce qui, au vu de l’actualité, devrait étrangement s’interpréter comme un acte de courage n’est autre qu’un rappel et un retour aux fondements. D’autres établissements n’ont pourtant pas cette clarté. Telle la déclaration de la principale de l’université McGill qui, le moins que l’on puisse dire, ne brille pas par les « critical thinking » et « originality » qu’elle prête en général à l’institution universitaire : https://www.mcgill.ca/principal/communications/statements/academic-freedom-and-inclusiveness.  Ce lieu commun lui sert d’abord à se parer de vertus. En plus des liens documentés aux missions de McGill, au plan d’action pour lutter contre le racisme anti-Noir (belle vitrine contestée par Charmaine Nelson, voir son entretien sur la mémoire de lesclavage : https://www.youtube.com/watch?v=SKEAvrzRqmI), ou le rapport sur le respect et l’inclusion, c’est l’image d’un « constructive dialogue » qui domine sur la base abstraite de notions hautement morales dont rien n’est dit quant à la mise en œuvre concrète sur le terrain. Un vrai catéchisme de la dignité humaine : « mutual respect », « active listening », « without fear », « openness », « ongoing learning », « growth », « empathy », « trust », etc. Ce dictionnaire de la conduite impeccable – qui est caractéristique d’une politique des bonnes intentions – est marquée par l’obsession de l’être-ensemble et la hantise du conflit. « Together » est le maître mot de la fin, dûment détaché par la ponctuation : « we have a collective obligation to learn, reflect, and do better as, together, we move forward »… La controverse nationale n’est pas elle-même nommée ; on ne s’y risque pas. On l’observe de loin, on y fait seulement allusion : « in recent events within Canadian institutions of higher education ». On s’y engage encore moins. La déclaration équivaut à une non-position ; la perspective est celle, conservatrice à l’excès, du statu quo  (attendons et laissons passer la tempête, on verra bien). Ce qui en est retenu, c’est qu’entre les divers fondements de la mission universitaire (« academic freedom, integrity, responsibility, equity, and inclusiveness ») il arrive que des collisions parfois se produisent, mais il est souhaitable alors de ne pas faire prévaloir tel principe sur tel autre : « I believe that abandoning one principle in favour of another is not the solution ». Si l’on attendait en retour quelques propositions dialectiques, on risquerait d’être fort déçu. Car on n’en sortira guère que ce constat, inspiré plutôt par la sagesse populaire (« errare humanum est ») : « any of us can make an unintentional misstep, which can be hurtful to others ». Une telle puissance de vue est en vérité guidée par la quête d’un point d’équilibre entre le droit des employés et le droit des clients. Pour cette vieille et vénérable institution anglophone, placée en tête de liste des établissements canadiens d’après les classements nationaux, le vertuisme est le moyen le plus habile de négocier et maquiller l’économisme trivial de ses intérêts. La collision supposée (« clash with one another ») entre les principes (« academic freedom » d’un côté et « equity and inclusiveness » de l’autre) entérine le brouillage des termes et des enjeux qui a largement pourri la controverse, et que le déclaration publique des 34 signataires d’Ottawa se proposait pourtant de distinguer de manière méthodique. Il reste que l’expression de la non-position a un coût sévère. D’un côté, et selon une stratégie mcgilloise bien rôdée, mais aisément repérable, qui consiste à se poster muettement en observatrice d’institutions rivales et à prendre acte de leurs lignes politiques respectives, il s’agit de différer le message public, en lui donnant les allures de la distance la plus mûrement réfléchie ; de l’autre, par un travail optimal d’évitement, l’objectif est de ne pas donner réponse à l’événement tout en prétendant le déchiffrer. En bref : de passer sous silence les vrais problèmes. La politique de la non-position fait que rien ne peut être dicté quant à la manière de gérer de possibles « incidents ». Dans un sens comme dans l’autre, on s’en remet donc au droit coutumier, la pratique la plus discrète des couloirs et des coulisses. Par exemple, rien n’interdit de penser qu’aux requêtes d’un.e client.e courroucé.e d’avoir à étudier des textes dans lesquels figure le mot « nègre », ou un corpus qui porterait atteinte à l’image des femmes, des œuvres obérées par une obsession maniaque de l’érotisme et du sexe (des fabliaux du Moyen Âge au marquis de Sade ou à l’Album zutique, il y a l’embarras du choix), rien n’interdit de penser que le client soit débouté, ou qu’à l’inverse on ne demande au professeur d’user de ciseaux, et s’il n’obtempère pas de le décharger de son enseignement… C’est que l’institution vertueuse s’est de longue date substituée à l’institution garante.