Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

samedi 30 juin 2018

CONTRE-JOURS

Fenêtres ouvertes sur la fraîcheur, l’œil guettant les contre-jours de l’aube. Car l’éclairage de rue cesse à heure exacte. Après les rixes brutales qui ont achevé les fêtes, comme les beuglements ivres et provocateurs sous les volets gris et déparés, le roulement électrique des premiers tramways libère de l’attente et de l’insomnie. C’est le signal. Chemin amont. Il est temps. Vite.

PLACES

Finalement. Mieux vaut encore se mêler à la foule des touristes pour leur ressembler. Car rien n’y fait. L’Île de la Cité, Place de la République, les grands boulevards. I feel like a stranger. Décalé par le temps. Le sentiment vague ou flottant de ne plus vraiment appartenir à ces lieux.

CHÂTELET

Je l'appelle l’orante du métro. Couchée, sans visage, comme tournée vers une Mecque impossible, portant sur elle tous les signes d’une humilité excessive. Au cœur de Paris, le retour à la pauvreté quotidienne et démonstrative : un corps crasseux et usé, encombrant la voie des commuters hagards et fuyants.

jeudi 28 juin 2018

CHÉREAU

Plaisir gâté après avoir feuilleté – à peine – les premières pages du Journal de travail. Années de jeunesse. 1963-1968 (Actes Sud, 2018) de Patrice Chéreau. Plaisir mutilé par l’inconscience rare de l’éditeur (Julien Centrès) – cette aberration : « Je suis reconnaissant envers Luc Angelini et Mahaut Bouticourt, assistants éditoriaux, mais aussi envers Élisabeth Paulhac-Privat, correctrice, avec qui nous avons harmonisé les notes préparatoires ainsi que leur ponctuation » (p. 14) – dès l’année 1963, à propos de L’Intervention de Victor Hugo, première mise en scène : « nous avons harmonisé la ponctuation de ces écrits qui n’étaient pas destinés à être publiés » (p. 15), la proposition relative contenant l’explication sans pouvoir justifier un tel geste. Sinon par la contradiction ouverte – flagrante : « Entre de nombreux textes, le lecteur trouvera des séparateurs que Patrice Chéreau avait lui-même insérés pendant l’écriture. Elles marquent le passage d’une idée à une autre ou encore l’interruption puis la reprise de la réflexion dans une même journée » (id.) Ponctuation de page s’il en est qui tient la pensée – le « travail » en acte – la fabrique de la création précisément.

mardi 19 juin 2018

JAKOBSON, LÉVI-STRAUSS, MAUSS, ETC.

Débat Caillé / Magnilier sur France Culture. Peut-on faire le deuil du structuralisme ? (19 juin 2018) à l'occasion de la correspondance Lévi-Strauss / Jakobson : https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-2eme-partie/peut-faire-le-deuil-du-structuralisme

CARMINA BURANA

Ensemble vocal de Villa Maria. 7 juin 2018. – Montage vidéo : Maureen Marovitch. https://vimeo.com/275637076/b006d1e866

CITATION POUR CE JOUR

Valère Novarina, encore : « […] le plus important, c’est le phrasé : la démarche verbale » (L’envers de l’esprit, Paris, P.O.L, 2009, p. 32). 

lundi 18 juin 2018

(DÉ)CONSIDÉRATION

À verser à l’archive des politiques universitaires et des politiques du savoir : la contribution de Stéphane Martineau, professeur en sciences de l’éducation, à la rubrique « Opinion » du Devoir (16 juin 2018), Une version mercantile de l’université, qui replace le conflit social de l’Université du Québec à Trois-Rivières ces derniers mois dans la perspective d’un « mal bien plus grave et bien plus profond », approximativement daté par ailleurs (« depuis des décennies »), une « vision purement économique de l’université », terme des « tendances néolibérales de nos politiques publiques ». En direction des lecteurs, et des lecteurs non familiers ou non spécialistes, l’intention est louable qui consiste à alerter sur les dégâts de ces politiques ; l’analyse dans son ensemble valide sans être originale ni profonde. Elle éclaire sans doute les événements récents ; et il conviendrait de bien souligner que la crise – très localisée – dont elle s’occupe se place du côté du personnel si on la mesure en particulier aux événements les plus importants de ces dernières années : le Printemps Érable à l’échelle provinciale – pour l’essentiel un mouvement étudiant dont nombre d’enjeux croisent ces mêmes politiques. Sans contredire la démarche de l’auteur, je conserve malgré moi un réflexe irrité à observer certains emplois qui passent souvent de discours en discours, sans être questionnés ni contextualisés : « tendances néolibérales » ou « établissements de hauts savoirs » par exemple. Comme si on pouvait s’accorder spontanément avec les définitions et les références masquées derrière chacune de ces expressions. Au reste, l’article n’a d’autre ambition qu’une description avant tout empirique : clientélisme et dispositifs de soutien onéreux pour répondre à la hantise sociale du drop-out ; pratiques de gouvernance de moins en moins collaboratrices conjuguées au déclassement de professeurs dépossédés de leur pouvoir et de leur liberté ; promotion de plus en plus exclusive de la recherche subventionnée au point qu’un « professeur productif scientifiquement mais sans subvention y est peu considéré ». Ce dernier point a retenu mon attention par sa valeur de détail et, s’il m’est impossible de le réfuter au vu de l’expérience (sans m’attarder à « professeur productif » qui fait le lit de l’idéologie dénoncée), je m’interroge néanmoins sur la nature de cette considération. On l’inscrirait volontiers dans l’ordre de la reconnaissance institutionnelle et symbolique. Il reste qu’elle renvoie probablement à un autre enjeu : cette mise aux marges des acteurs des savoirs et des disciplines est le risque même de ces politiques – elle cristallise l’ignorance d’un système en assurant d’un même geste sa mutation.

PROSE GRINÇANTE

À comparer l’entreprise de poètes en prose de Baudelaire à Verlaine, par-delà le travail mêlé, peut-être encore obscur et indistinct, de continuation,  et pourtant rien du débutant – spécialement « Par la croisée » (1870), cette nouvelle histoire de fenêtre qui s’écrit sous l’œil narquois d’un magot de la Chine, tournoyant au gré du vent, pour se faire écriture grinçante, je comprends ce qui depuis des années (trop de temps en tous cas) m’attachera toujours en priorité au second : en se tenant « très bas » comme l’un des personnages de ce court récit, au plus humble, Verlaine prive régulièrement Baudelaire de ses bases métaphysiques voire théologiques. Et ce qui vaut pour la mélancolie s’applique également au comique, mais empêche du même coup Verlaine d’être un suiveur ou un imitateur, comme il y en eut tant. L’école Baudelaire, sujet d’orgueil inavouable et de ricanement implacable de la part du principal intéressé.

vendredi 15 juin 2018

L'OUBLI DU DIALOGUE

L’hypothèse théorique des assemblages ouvre sur une analytique du continu et coordonne le continu et le singulier sous l’espèce de ce qu’à plusieurs reprises Benveniste qualifie de « nouveau » ou « nouveauté ». La lecture s’inscrit dans ce paradigme. « À l’idée que l’écrivain « fait une expérienceneuve du monde » et « la dévoile par une expression neuve » répondent certains effets : « le poète éveille le sentiment, éduque la perception, avive l’impression de la chose unique » (p. 598). D’où l’accent porté sur l’émotion – et Benveniste trame ce lieu commun sans le questionner. Du processus à l’action de ce processus, la question devient donc celle de la reconnaissance et de la connaissance de la nouveauté dont sont ou seraient porteuses et l’expérience et l’expression du poète.
Il reste que sous l’enseigne de la « communication poétique » Benveniste n’envisage guère en sa « zone émotive » qu’un « auditeur – qui n’est pas un interlocuteur (il n’attend pas de réponse de lui) » (p. 238) ou se réfère à un interlocuteur « émotionnellement impliqué » mais « en tant que récepteur du discours », sorte de contrepartie de la « situation “normale” de partenaire de dialogue » (p. 248). Comme s’il avait mis en oubli sa propre théorie et réamorcé le débat depuis une conception psychophysiologique du sujet. Et le rapport du sens aux sensations, du sens à l’émotion l'occupe régulièrement.
À cette date, la majorité des articles portant sur la linguistique de l’énonciation et du dialogue ont été publiés : 

Structure des relations de personne dans le verbe
1946
Bulletin de la Société linguistique de Paris, XLIII
La nature des pronoms
1956
For Roman Jakobson
Les verbes délocutifs
1958
Mélanges Spitzer
De la subjectivité dans le langage
1958
Journal de psychologie
Les relations de temps dans le verbe français
1959
Bulletin de la Société linguistique de Paris, XLVI
La philosophie analytique et le langage
1963
Les Études philosophiques, I
Structures des relations d’auxiliarité
1965
Acta Linguistica Hafniensia, 1
L’antonyme et le pronom en français moderne
1965
Bulletin de la Société linguistique de Paris, LX
Le langage et l’expérience humaine
1965
Diogène, 51
Structure de la langue et structure de la société
1968
Linguaggi nella società e nella tecnica

Pour autant, il ne me semble pas que l’approche esthétique s’accorde vraiment avec la théorie de l’énonciation ; elle s’y substitue plutôt pour prendre en charge le double phénomène de l’intersubjectivité et de la transsubjectivité.
Assez de creuser à petits coups de pelle. Je ferme ces pages.

À LIRE, À CONSTRUIRE

Le point majeur de dissension que je peux avoir avec cette théorie émergente des assemblages, c’est ce que le terme conserve d’architectural et de mécaniste – le côté LEGO ou, pour suggérer une version plus noblement savante, le bricolage à la manière de Lévi-Strauss. En outre, c’est bien plus qu’une performance du montage : cela induit la coopération ou la production ou l’invention du lecteur, question que Benveniste néglige presque entièrement. Car l’unité par l’ensemble, l’ensemble par l’unité qui se trouve au cœur du processus des assemblages poétiques n’est pas une positivité identifiable. Elle n’est pas reconnaissable a priori comme le sont le phonème ou le morphème. Elle est en cours : à construire et à connaître simultanément.

RUMINATIO

Exactitude du jugement pour qualifier dans leur ensemble ces notes, listes, morceaux plus ou moins développés, des concepts à l’essai qu’il faut soi-même assembler. La déception qui entoure la découverte, dès lors que le travail descriptif et analytique ne tend guère à l’état formalisé de propositions ; l’intérêt intellectuel que ces manuscrits suscitent malgré tout, par les errements, les obstacles, les angles morts : la rumination ou « écriture ruminée » selon Irène Fenoglio (« Les notes de travail d’Émile Benveniste : où la pensée théorique naît via son énonciation », Langage et société. Écritures scientifiques, carnets, notes, ébauches, n°127, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2009, p. 33.) Dans cette rumination, il y a de l’obsession – et celle-ci se laisse lire à travers la scansion perpétuée de l’adjectif et du substantif « poétique » - centre nerveux de la pensée. 

GRAMMAIRE SÉMANTIQUE ?

Il me semble avoir manqué ce morceau, l’appel dans Baudelaire de Benveniste à une « grammaire sémantique (ou poétique ?) » (p. 672). Et il insiste sur « l’originalité » de Baudelaire dans ce domaine. Au feuillet précédent, il rature « structure » et le remplace par « grammaire » (p. 670). Mots d’époque. Similarité et nuance. L'air de rien. 1969 est la date de publication en français de Morphologie du conte de Vladimir Propp. En 1968, Todorov propose une « grammaire du récit », qui dégagerait une « structure commune » ou « grammaire universelle », en étudiant « des activités symboliques autres que les langues naturelles » mais  sur la base des catégories disponibles dans ces mêmes langues. Le menu structuraliste : combinatoires, invariants, universaux. Au même moment, dans « Poetry of Grammar and Grammar of Poetry », Jakobson met l’accent sur le principe général et généralisable du parallélisme, équivalences ou divergences morphologiques, syntaxiques, lexicales ou métriques. Et Benveniste n’y échappe pas qui décrit par exemple le parallélisme strophique des voyelles (p. 372-374). Mais il y a quelque chose qui résiste : grammaire sémantique, ça n’a a priori que peu de sens, littéralement contradictoire ; grammaire poétique à la rigueur. L’expression est résolument tensive : elle ressortit à l’oxymore, il faut faire l’effort de se l’imaginer comme l’obscure clarté qui descend des étoiles dans Le Cid. Ce qui pointe, c’est peut-être l’enjeu de l’entreprise en son ensemble : cette grammaire qui est à fonder, théorie à constituer ou à venir, travaille peut-être à contre-courant. Elle tend précisément à déformaliser le point de vue sur la poésie. Sa force est là.

LA PAROLE DÉPOUILLÉE

Pourquoi au fil du temps cet attachement obstiné au poème, que je ne ressens jamais comme un genre de l’écriture ? Et alors que je lis nombre de romans, essais ou drames. Cela tient, je crois, à la parole dépouillée, ce qui est débarrassé des effets de fictions ou des effets de réel. Ne pas s’en laisser conter par une histoire.

L'AUTRE AMÉRICANITÉ


Nelson Charest (dir.), L’américanité des poètes français. Le cas des montévidéens, Études françaises, 47-2, Université Laval.