Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

mardi 27 avril 2021

L'EMPLOYÉE AUX STATS

     

  
 Le tableau philologique ne serait pas complet sans Kay Livingstone (1919-1975), activiste afro-canadienne et « broadcaster » (voir notamment son programme The Kathleen Livingstone Show). Surtout, elle préside en 1973 le premier National Congress of Black Women. En 1951, à Toronto, elle a déjà fondé la Canadian Negro Women’s Association. Il importe bien avant le déploiement de l’idiome intersectionnaliste de souligner que l’expression du minoritaire et du mineur se déploie ici selon les deux axes de la couleur et du sexe. (Racines d’une question.) Or plusieurs sources, dont The Canadian Encyclopedia, lui attribuent l’invention du terme « visible minorities » en 1975 (sans que j’aie pu reconstituer le contexte précis d’emploi). Presque dix ans s’écoulent donc avant que le rapport Abella n’adopte sa terminologie. À lire sur la dernière décennie les coupures de presse disponibles sur le web, notamment du côté anglophone (The Globe and Mail, The Vancouver Sun, etc.), ce qui est intéressant est que « visible minorities » se trouve régulièrement remise en cause comme catégorie sociodémographique pour décrire les réalités migratoires et le multiculturalisme de la société canadienne actuelle. Nous y voilà. Dernier mince détail, qui ne m’échappe pas dans la biographie du personnage : durant la guerre, Livingstone a travaillé pour le Dominion Bureau of Statistics à Ottawa… À quel poste ?

MINORITÉS VISIBLES

   Tempête philologique sous un crâne. La simple question de savoir l’origine de cette expression canadienne, visible minorities, en usage dans l’administration fédérale, notamment pour les recensions et les classements de la population, avec des définitions précises à l’appui (Statistiques Canada). Pourquoi ? parce que ce qui s’entend dans le discours social, y incluant les productions savantes, c’est le possible transfert terminologique vers cet autre syntagme, « populations racisées », « personnes racisées » et finalement « minorités racisées ». Et il faudrait travailler ici sur les deux langues et leurs cohabitations-différences. Une simple recherche automatisée met sur la piste d’un sociologue parmi bien d’autres, Paul Eid, « La discrimination à l’embauche subie par les minorités racisées : résultats d’un test par envoi de CV fictifs dans le Grand Montréal » dans Diversité canadienne : les meilleures pratiques pour contrer le racisme en milieu de travail, vol. 9, n° 1, 2012, p. 76-81. Sans surprise : le terme « minorités visibles » est entré officiellement dans la langue administrative canadienne en 1984, soit deux ans après le rapatriement de la Constitution, à l’occasion du rapport d’une commission royale par la juge Rosalie Silberman Abella : Égalité en matière d’emploiLa question se resserre de nos jours en passant d’égalité à équité et déborde les problématiques entre immigration (économique) et minorités (ethniques). Les minorités racisées semblent se décliner dans une logique plus largement racialiste. Mais je ne serais pas surpris que l’expression soit pour finir légalement codifiée et se substitue aux minorités visibles sur le long terme. L’avenir le dira (s’il parle jamais…)

vendredi 23 avril 2021

MICROPOLITIQUES

     Il y eut jadis la « science bourgeoise », qu’il fallait démystifier et renverser au nom de la science prolétarienne ; désormais, il s’agit de « science blanche ». (En face, c’est quoi ? la magie noire ? puisque les minorités se placent selon le schéma woke en dehors du logos, voir les logiciels de rééducation fédéraux). Au terme de la racialisation des concepts, les analogies sont cependant plus serrées. Dans son essai, Taguieff parle de « marxisme racialisé » (L’Imposture décoloniale, p. 279). Oui, si l’on a en vue les transitions du marxisme vers le tiers-mondisme et le postcolonialisme, l’utopisme transracial se substituant à l’ancienne lutte des classes. Non, car la difficulté qu’on éprouve, notamment dans le schéma binarisé et simpliste dominants/dominés, c’est que les luttes qui sont censées faire l’histoire sont d’abord des luttes de discours et de représentations, ce qui inclut prioritairement la logique de l’empowerment (cf. Culture Wars). Il reste qu’on peine à saisir les racines hégéliennes du maître et de l’esclave, la philosophie de l’histoire, quelque mouvement dialectique que ce soit – lutte des races, assurément, mais tout ceci s’accorde moins bien avec la victimhood culture comme mutation depuis 2010 des guerres culturelles nord-américaines. Le marxisme, c’est quand même a minima de la dialectique, la coprésence contradictoire et violente de forces. Il y a radicalité assurément, mais on est passé à un socle dogmatique qui sert dorénavant à fabriquer en premier lieu de l’idéologie d’État en sa tradition libérale même. Ce qui n’enlève rien aux affrontements interethniques de terrain évidemment. On est beaucoup moins dans un révolutionnarisme. La rhétorique de la radicalité existe, réglée sur la thématique du pouvoir et de l’oppression, elle s’entend mieux toutefois sur ce point avec le foucaldisme racial qu’a repéré Stéphanie Roza et, en conséquence, elle s’accomplirait plus aisément dans des micropolitiques aptes à travailler dans les failles de l’institution. 

L'OBJECTIVITÉ BLANCHE


Excerpt from Global Affairs Canada’s anti-racism training materials.


Il y a quelques perles, j’avoue, nos diplomates en sortiront en effet mieux éduqués et plus intelligents : le « right to comfort » ou le « worship of the written word ». Je ne commente pas les classiques « individualism » ou « paternalism ». Le meilleur reste quand même « objectivity », dont il est bien connu quelle est un mythe absolu. Un sommet. Non seulement à cause des conséquences que le terme fait inévitablement valoir au plan de la connaissance rationnelle, de la construction, de la transmission et du partage possible des savoirs, mais par l’implication anthropologique : les victimes de cette suprématie blanche, c’est-à-dire en gros les minorités dites « visibles », se trouvent d’emblée déclassées en dehors de cette objectivité blanche – elles sont placées dans un paradigme qui n’est plus rationnel, au mieux dans l’expérienciel et le particulier. Elles se tiennent donc en dehors de la Raison (avec un grand ou un petit r). Ce qui a toujours été par définition le discours du modèle colonial et le point de vue du conquérant impérialiste. Au reste, ce nest pas pire que certaines déclarations académiques que j'entends dans des bouches non moins savantes ces temps-ci. Tel qui se réclamant du puissant courant théorique de l’écoféminisme par exemple martèle en assemblée, sans sourciller, péremptoire, que capitalisme, patriarcalisme et exploitation des animaux, de la nature, cest tout un. Au nom du spécisme : « la viande est masculine ». Il faut donc lutter contre toutes les dominations, camarades, en toute (comment dirais-je?) lucidité... Source : National Post (21 avril 2021) ou https://nationalpost.com/news/canada/only-white-people-can-be-racist-inside-global-affairs-anti-racism-course-materials.

SUPRÉMATISME


Excerpt from Global Affairs Canada’s anti-racism training materials.

 

Je ne résiste pas au plaisir. Un graphe, c’est non seulement une représentation mais un mode de penser. L’historicité du discours social, de la production idéologique.  Comment se pense aujourdhui le social et l’éthique : l’altérité. Je passe évidemment sur le binarisme overt vs covert, acceptable vs unacceptable. Source : National Post (21 avril 2021) ou https://nationalpost.com/news/canada/only-white-people-can-be-racist-inside-global-affairs-anti-racism-course-materials.

jeudi 22 avril 2021

GUERRES CULTURELLES

    Wokisme s’entend, le courant de pensée s’enracine plus facilement du côté anglophone que du côté francophone. Il y a de multiples raisons à ces assimilations et résistances. Mais entre le fédéral et le provincial, les lignes doctrinales, les configurations politiques, et l’affaire Attaran l’a montré comme un léger friselis sur l’eau, les nouvelles guerres culturelles autour des minorités se double d’une ancienne guerre culturelle entre anglophones et francophones. Chapitrer depuis l’espace anglophone sur les minorités, cela se digère évidemment très mal  en zone québécoise…

RAPPORT

      Le temps qu’il parvienne jusqu’ici en Amérique du Nord : le rapport de Michel WieviorkaRacisme, antisémitisme, antiracisme. Apologie pour la recherche, La Boîte à Pandore, 2021, dont je n’ai que l’écho sur France Inter. La question du débat agité par la ministre Frédérique Vidal autour de l’islamo-gauchisme est déroutée au profit de controverses dont se dégagent (d’après l’article) deux autres paradigmes. Élément à commenter en premier lieu sur cette source : ce que le comparatisme peut truquer. Si nombre de pays et de systèmes universitaires rencontrent des pratiques similaires autour de la « cancel culture », les situations ne sont évidemment pas assimilables. Le wokisme qui n’est pas la source unique des problèmes est quant à lui une réalité mesurable. L’autre élément à faire valoir, c’est la polarisation : entre « postcoloniaux » et « républicanistes ». Le diagnostic en terre française est probablement plus adéquat sinon plus juste à en croire ce que de loin il m’est donné de lire. Mais il procède par des modes de catégorisation qui fort souvent me fâchent avec l’histoire des idées : ces notions subsument des traits et tendent peu ou prou à les réduire sinon les simplifier. Du côté des « postcoloniaux », il est fait mention d’une « nébuleuse postcoloniale, identitaire ou intersectionnaliste ». Le terme le plus rigoureux est encore « nébuleuse » en ce sens que le postcolonialisme n’est effectivement pas une doctrine consistante, et se trouve pris dans les branchements et les rhizomatiques complexes des sciences anglophones de la culture. Mais pour les autres, « intersectionnaliste », c’est Kimberlé Crenshaw et les Critical Race Theories. « Racialiste » y prend également cadre. « Identitaire » est encore autre chose. Inséparable de l’identity politics et surtout de son évolution segmentaire et essentialiste des vingt dernières années. Il semble que dans l’importation des épistémologies nord-américaines il y ait un triple socle, la Theory qui est massive, la politique d’identité et plus récent le courant woke – qui est une variante doctrinale et politique, même s’il est inséparable du modèle de l’activist scholarship qui est devenu une dominante (pour le meilleur comme pour le pire). Enfin, je conserve un malaise profond à englober des phénomènes savants et idéologiques sous le terme « postcoloniaux ». Il y a une sérieuse différence entre Saïd et Bhabha par exemple et certains usages contemporains du postcolonialisme. Enfin même si les appellations ne sont pas stables et considérant leur porosité – cela m’avait saisi dans l’essai de Taguieff – je serais tenté de conserver une enseigne très scholar à « postcoloniaux » et à réserver « décolonialiste » à des emplois plus polémiques, pour cibler les applications politiques du postcolonialisme, quelque chose qui n’est plus en phase avec les discours et les savoirs. Ou dans une activité idéologique – la croyance acritique comme pour decolonizing the light. Du côté « républicaniste », s’entend la critique de l’universalisme par contre coup ; mais le nuancier s’impose aussi, ne serait-ce qu’entre les identités discursives. Les écart sont sensibles entre des ministres, Vidal ou Blanquer et des idéologues tels que Finkielkraut et son « identité malheureuse » ou la journaliste Caroline Fourest (à tendance plus socio-démocrate par exemple). Ce n’est pas une as du factuel, assurément. Il y a des erreurs grossières également : classer à droite Charles Taylor, candidat (malheureux) à plusieurs reprises du NPD aux élections fédérales, et tenant de la gauche multiculturaliste canadienne… Mais sa narration critique de l’appropriation culturelle est loin d’être inintéressante. Tout ceci donc à contrôler par la lecture. 

mardi 20 avril 2021

DÉCOMPTE

     Combien de temps me reste-t-il ? S’il fallait une preuve du discours et du contrôle qu’exercent les administrations, et sans vouloir verser dans une obsession foucaldienne, il me suffirait d’ouvrir en ligne le dossier personnel que gère pour moi le saint employeur qui me paie et me protège depuis plus d’une décennie désormais. Et on aura constaté combien je le lui rends bien ces derniers mois, sans doute par un sentiment désespéré de gratitude naturelle… À la section « renseignements personnels », rubrique « âge », je lis ceci : « 47 ans, 4 mois, 25 jours ». Ainsi par la grâce de notre âge numérique, je me redécouvre. Je me suis sérieusement demandé si les fonctions « heures », « minutes » et « secondes » pouvaient être activées. En tous cas, la patronne a l’œil sur ma finitude, elle veille. Et si je n’oublie pas le mot de passe, je peux à chaque instant que l’envie m’en prend établir le décompte de ma propre existence, le vérifier. Miracle de la chronologie.

INDIVIDUALISME

   L’autre point troublant, perceptible dans les extrémités de certains discours activistes, c’est de voir combien les segmentations et les essentialisations identitaires se marient aussi harmonieusement avec l’individualisme néolibéral. Et honnêtement : une utopie fondée sur la revendication de safe spaces… De soi-même on part. À soi-même on revient. Dérisoire projet de société, et par définition, le contraire même de la politique du risque. Je veux croire évidemment qu’il existe des contre-courants, indifférents à ces spéculations et à ces dogmatismes, l’activisme de rue qui n’a que faire de la ouate petite-bourgeoise et élitaire des campus qui ne dit pas son nom, une justice sociale humble, constructive et ordinaire. Une justice anonyme, de celles et ceux qui la font sans même en parler, les femmes et les hommes sans qualité, loin de la Justice Sociale, passée au rang d’idéologie d’État.

ÉCHIQUIER

      L’impression désespérante qu’on en dégage c’est, sur le mode de la prédictibilité : la montée en puissance, certainement durable et nocive, des droites, et sur le mode de l’irréversibilité : le déclin accéléré des gauches – idéologiquement épuisées. L’impuissance à se réinventer dans ces dernières quarante années. Est-ce cela le monde qu’on transmet aux nouvelles générations ? Un tombeau.

RÉÉDUCATION

    L’un des plus beaux cas de rééducation, à ce jour, dénoncé il y a peu par le Toronto Sun, et l’on comprend que les conservateurs de tous poils se régalent : un cours d’antiracisme imposé aux fonctionnaires fédéraux. On y apprend entre autres que les minorités peuvent entretenir des préjugés raciaux vis-à-vis des Blancs, mais ce n’est pas du racisme... dont la définition est rigoureusement réglée sur la structure du pouvoir (il est par essence systémique…) Problème soulevé par le journaliste : que faire des Blancs pauvres et sans pouvoir ? Hein ? On y apprend également que parmi les marqueurs du suprématisme blanc se trouvent l’objectivité, l’individualisme, le perfectionnisme, etc. Lesquels, ainsi listés, ne sont pas davantage ce qu’on appelle des stéréotypes, n’est-ce pas ? On se demande s’il y aura jamais des limites à ce délire lui-même systémique et institutionnel. Comme le disaient Pluckrose et Lindsay, viendra un temps où la Théorie « will combust » en plein vol… Les petits wokes avec.

THE EQUITY MYTH

      On ne saurait si bien dire. The Equity Myth. Racialization and Indigeneity at Canadian Universities (UBC Press, 2017) parmi le corps doctrinal invoqué dans les sermons du CRSH autour des principes EDI (et toute la novlangue y passe, le missel des micro-agressions, intersectionnalité, les Critical Race Theories, Crenshaw, etc.) Le mythe de l’équité ou la critique woke des universités canadiennes. Investiguer les présupposés et les argumentaires de cette critique, validée par les autorités fédérales.

ORTHODOXIE

     Discussion avec Shaun Lovejoy (Département de physique, McGill) autour de son texte Quand nos élites imposent la Justice Sociale. Double intérêt : la résistance du regard gauchiste aux détournements en cours du wokisme ; le pointage depuis les universités et autres organismes subventionnaires jusquau législateur d’une idéologie d’État qui s’implante et s’étend. Ceux qui, saisis de démagogie ou de jeunisme, nous chantent les vertus dun nouveau mai 68 célèbrent la plus stricte orthodoxie. Cela s’appelle l’ironie de l’histoire.

LE RÈGNE DU MÊME

       Laurent Dubreuil : La Dictature des identités (Gallimard-Le Débat, 2019). Bien entendu, la nette convergence de vue sur la transformation des identités en « paradigme politique » (p. 8). Facture pédante du texte souvent. Ou inutilement abstraite, je ne sais. Le « semblant de méchanceté » ou la « véhémence » (p. 22) pour dénoncer ce qui est devenu par l’entremise de l’Identity Politics une forme, des formes de « despotisme démocratisé » (p. 25) est une posture risquée. Elle me semble manquer l’activité critique. Non pas le travail d’élucidation et de déconstruction. Mais la relation impliquée entre la critique et l’éthique. Face à la démesure, et à la sottise, je pourrais partager sur bien des points cette véhémence ; je ne m’interdis pas davantage l’ironie par exemple. Mais dans l’ordre de l’essai je crois qu’il faut rester généreux devant l’objet. Comme le sont Haidt et Lukianoff. Comprendre. Ce qui ne signifie ni excuser ni justifier. À l’échelle locale, on saisit bien les effets de segmentations et de revendications des identités qui se trouvent décrits au fil du livre – notamment sur les campus et quel modèle de société cela est en train d’instaurer. Mais il y a tant d’autres facteurs à l’œuvre que je n’étendrai pas sans m’y risquer le diagnostic. Au moins provisoirement. Le propos philosophique, toujours intéressant, perd en observation sociale et mise en perspective historique. Il reste d’excellents ciblages, sur le « mysticisme parascientifique de l’identité » (p. 41) notamment. Aussi, là où je parle d’essentialismes, Dubreuil poursuit du côté des « déterminismes », le règne du même et du « déjà-là » (p. 63). Autre visée juste : la prise de pouvoir d’une « ontologie catégorielle » (p. 38).

lundi 19 avril 2021

COUPLES

      À l’échelle politique, il apparaît que les divisions identitaires, que redoublent les polarisations doctrinales, ne sont pas séparables en terre états-unienne des quatre ans passés, la montée en puissance des rednecks et des blancs d’Amérique. Trumpisme et wokisme : c’est le même paradigme. La question qui subsiste c’est l’exportation-adaptation de ce modèle à la réalité historique et culturelle du Canada. Un double effet notable : ce que le discours woke a réactivé de la guerre culturelle anglophones vs francophones ; à l’interne du Québec des tensions entre le modèle de la gauche nationaliste ou universaliste et celui de la gauche multiculturaliste. Autre chose, qui s’est énoncé au moment où, dans le débat universitaire en particulier, s’immisçait soudain la voix de l’État. Les cris d’orfraie bien sûr et la logique partisane, qui caractérisait déjà l’intervention du premier ministre du Québec. Mais une lecture s’en trouvait alors d’autant mieux légitimée et confortée : une interprétation qui se réglait alors sur les débats (pour partie, pas mal postiches) ayant cours en Angleterre et en France (l’ingérence ministérielle autour de l’islamo-gauchisme), c’est-à-dire sur la réception-représentation de ces controverses à l’externe… Un sous-texte comparatiste donc, qui occulte plus qu’il n’éclaire la configuration locale – et la singularité de l’espace francophone dans l’expansion en cours des tensions idéologiques en Amérique du Nord. La situation idéale pour réduire commodément la bataille à un conflit entre progressistes et conservateurs – le meilleur moyen d’effacer le pluriel des sensibilités – le pluriel qui ne s’accorde pas précisément avec le paradigme identitaire-essentialiste.

dimanche 18 avril 2021

POUR L'INSÉCURITÉ

      Au reste, que dire à nos petits lapins offensés, qui s’effarouchent au moindre mot raciste, sexiste, homophobe, etc., que contiendrait tel ou tel texte ? Il est certain que les générations nouvelles, ou plus justement parties d’entre elles, qui se lèvent et s’emparent de ce discours sont assurément les moins bien outillées et préparées pour l’avenir. Face à l’absurde, et ce n’est autre que l’évidence de cet absurde que dissimule le discours intéressé et démagogique de la « sensibilité » qui a parcouru le débat public ces derniers mois, l’essentiel est de déplacer la question ainsi que le suggèrent Haidt & Lukianoff. Une idée, une représentation, un argument, aussi dérangeants soient-ils, ne se traitent pas sur le mode sécuritaire vs non-sécuritaire ou offensant vs non-offensant. Tous ces éléments qui sont les unités « naturelles » de la connaissance rationnelle et de la pensée ressortissent au régime de la véracité, de l’historicité, de la logicité. Une idée est bonne ou mauvaise, vraie ou fausse, et non en premier lieu offensante ou agressante, à évaluer aussitôt en regard de sa propre identité dont il convient surtout que la parole universitaire ne la contrarie pas. S’il vous plaît. Comment ne pas voir que la pensée est l’exact contraire de la sécurité ?

CODDLING

     Ai terminé Haidt et Lukianoff. Il me semble que leur tentative est capitale en ce qu’elle élargit la perspective au-delà du wokisme. Ce n’est pas tant la composante idéologique, ni même l’évolution de l’Identity Politics, qui fait dérisoirement naufrage aujourd’hui sous la forme de ce qu’ils appellent une « common-enemy identity politics » au lieu d’une « common-humanity identity politics » (mais identity sera toujours de trop – ce concept douteux)  ; ce n’est pas tant ces facteurs qui jouent incontestablement à leur niveau un rôle déterminant que les mutations plus complexes du cadre éducatif et sociétal sur la base du coddling, et d’une logique overprotective (aggravée pour la génération iGen par les médias sociaux), des mutations relayées par la « bureaucracy of safetyism » des universités. Ainsi se comprend que le wokisme a plutôt trouvé à s’y enraciner et plus exactement à se convertir en discours social, diffus et opératoire, coordonnant la revendication des « safe spaces » et les stratégies de censure à revers de la liberté académique et du free speech

FAKE

      On connaissait les fake news, cette moderne façon de gouverner les hommes, qu’on a vu à l’œuvre pendant quatre ans de l’autre côté de la frontière. Par deux fois, je l’ai vu déambuler le long des berges du fleuve, avec sa pancarte sur l’épaule : Fake virus. Fake disease. Fake pandemic. Silencieux, aspirant peut-être à la gloire de convertir son prochain. Un peu en peine quand même d’adeptes et de fidèles.

mercredi 14 avril 2021

PAR LA BANDE

    L’autre chose tout de même : je trouve pour le moins inquiétant de voir revenir par la bande la notion non-scientifique de « race » en plein dans les sciences de la santé et le champ biologique quand on sait combien elle est chargée au cours de son histoire de ce côté. J’exècre déjà ce mot ; mais là tous les sens sont en alerte.

SANCTION

     La sanction inévitable de ces inepties puissantes, qui laissent toute la place à l’imposture et à l’incompétence, c’est que les savoirs opèrent sur un « marché » international. De telles directions, lorsqu’une certaine masse critique sera atteinte, ne tiendront pas évidemment au plan de la contribution mondiale, face à des chercheurs et des pays qui auront quant à eux fait des avancées observables et mesurables pour l’ensemble de la communauté. Au plan local, la sanction s’exercera à travers la ghettoïsation intellectuelle et le déclassement institutionnel.

RACISME SYSTÉMIQUE ET SANTÉ

     Cela fait les gorges chaudes de la droite (voir le podcast Durocher / Facal). Et pour cause : le propre de cette sottise ambiante est qu’elle convertit les représentants des courants nationalistes et/ou conservateurs en héros des libertés publiques. Il y a deux jours, le département d’épidémiologie, de biostatistiques et de santé au travail de la Faculté de médecine et des sciences de la santé de l’université McGill publie donc une feuille de poste renversante à destination d’un professeur adjoint ou agrégé en… « racisme systémique et santé ». Voilà qui décoiffe en fait de modernité, n’est-ce pas ? On sollicitera par conséquent quelqu’un qui s’intéresse fortement « aux effets du racisme systémique ainsi qu’à son incidence sur la santé des populations et/ou aux interventions visant à améliorer la santé des populations racisées et à lutter contre les inégalités. » Où se confondent un postulat idéologique – non démontré – le racisme systémique, ce lieu commun du débat national – et la condition (en vérité sociale…) des « populations racisées ». Importance de ce pluriel. De fait, l’obsession racialiste-raciale laisse entendre à plusieurs reprises une perspective beaucoup plus pertinente : celle des « déterminants sociaux de la santé et l’évaluation d’impact », le milieu, l’habitat, les cellules familiales, le capital économique des individus, l’accès aux soins, la couverture médicale en lien avec les réalités virales. Mais le vrai justificatif advient avec l’évangile woke sur les « injustices historiques » et des affirmations sans base factuelle : « Le racisme systémique en Amérique du nord et ailleurs dans le monde, nuit à la santé à travers les nombreuses expositions physiques, sociales et économiques négatives » (en effet, et de nouveau : cela n’a rien en soi d’ethnique…) ; expositions « qui s’accumulent tout au long de la vie et d’une génération à l’autre ».  La preuve de l’amalgame initial apparaît à la fin de la fiche, par l’appel à des candidats ayant été possiblement formés en économie, en psychologie, en sciences sociales. Il reste qu’il convient de se conformer à la ligne à la fois managériale et dogmatique d’une administration, notamment à son plan de luttes contre le racisme anti-noir 2020-2025. Ce qui valide aussitôt une autre réduction : dans ce pot-pourri anti-scientifique, on sera passé de l’épidémiologie des inégalités raciales à la question noire, ce qui est aussi exclusif qu’inclusif. Mais dans lidéologie woke, « Noir » joue un rôle paradigmatique pour tous les opprimés. En plus de ses compétences médicales éminentes, le candidat devra donc faire montre « de son engagement à promouvoir l’équité, la diversité et l’inclusion dans ces activités. » Le discours de la bureaucratie dÉtat depuis la loi Duncan de 2017. Prêche et dogmatisme. Suit logiquement l’affirmative action : « la préférence sera accordée aux personnes noires. ». Il n’y manque plus que  l’intersectionnel. 

dimanche 11 avril 2021

COMPLICITÉ, PRÉCARITÉ

    Après les turbulences de Reed College (Oregon) en 2017, le propos de Lucía Martínez Valdivia, Professors Like Me Can’t Stay Silent about this Extremist Moment on Campuses (27.10.2017, The Washington Post) : « No one should have to pass someone else's ideological purity test to be allowed to speak. University life — along with civic life — dies without the free exchange of ideas. / In the face of intimidation, educators must speak up, not shut down. Ours is a position of unique responsibility: We teach people not what to think, but how to think. / Realizing and accepting this has made me — an eminently replaceable, untenured, gay, mixed-race woman with PTSD — realize that no matter the precariousness of my situation, I have a responsibility to model the appreciation of difference and care of thought I try to foster in my students. / If I, like so many colleagues nationwide, am afraid to say what I think, am I not complicit in the problem? » Le premier point : le comment, et non le quoi, « We teach people not what to think, but how to think. » La nécessité en retour de la critique et de la théorie critique contre ce qu’est devenue la Theory et ses usages les plus dogmatiques et les plus politisés. L’autre point : la complicité du silence, la première censure étant celle de la peur, les effets de non-engagement, etc. Cette complicité est une forme d’irresponsabilité collective. Je l’ai constaté à échelle départementale. Une telle attitude conduit également aux pires dérives. On a beaucoup commenté dans les médias les usages de la parole universitaire – l’autorisé, l’interdit, etc., une vraie judiciarisation comme si dans l’espace public elle se limitait à cette unique dimension, en oubliant son pouvoir daction critique, le travail délucidation qui est normalement le sien. Mais on a moins insisté sur les autocensures et les répressions de la parole à l’interne, les mécanismes de domination, de complicité, les collusions, qui favorisent le silence. Le dernier point est éthico-politique : celui que souligne Valdivia en rappelant « the precariousness of my situation » et spécialement ce fait qu’elle est « untenured ». Là où c’est plus fragile. ; là où il y a le moins d’intérêts et le moins de compromis aussi. Dans un autre ordre d’idées, ici au Québec, j’ai trouvé que les interventions les plus percutantes et situées dans les journaux venaient des professeurs de cegeps plutôt que des universités. Éloquent.

JUSTESSE

     Greg Lukianoff & Jonathan Haidt, The Coddling of the American Mind. How good intentions and bad ideas are setting up a generation for failure, New York, Penguin Press, 2018. La perspective est plutôt à la psychologie éducative et à la psychologie sociale, de la théorie cognitive à l’analyse socioreligieuse de Durkheim. De très loin le meilleur texte sur la question parmi mes multiples pérégrinations. De la liberté d’expression aux Safe Spaces et aux micro-agressions en passant par la typologie des « witch hunts » et à la « call-out culture », la justesse de la description et de la critique chaque fois dans la genèse complexe des vingt dernières années et le cadre politique dûment restauré de l’élection de Trump à partir de 2016. Sur les bases idéologiques, que les deux auteurs retraversent (le projet est sensiblement différent de Cynical Theories), le maoïsme en tête bien entendu mais aussi la subsistance-persistance du paradigme marcusien (encore l’École de Francfort…) qui a accompagné la nouvelle gauche des années 60-70, notamment dans la légitimation de la violence et des moyens anti-démocratiques à l’intérieur des campus.

mercredi 7 avril 2021

ÉGALITÉ

   Il n’en demeure pas moins vrai que l’angle mort majeur de l’Identity Politics est l’égalité, pilier des pensées de gauche, qui présuppose elle-même le fondement libéral de la démocratie – l’exercice des libertés dont elle corrige l’abstraction. S’il est louable d’arrimer égalité et diversité, l’identité en hypothèque les possibles dialectiques. L’essentialisme racialiste évacue les différences entre des représentants des communautés noires qui vivraient à Notre-Dame-des-Grâces, Villeray ou Montréal-Nord. L’oubli socio-économique ou la case vide de la politique de l’identité est le symptôme de l’historicité que l’on a retirée aux sujets. Égalité, historicité.

HEXAGONE

    À force de lire des travaux, américains et français, je me rends compte combien le cas hexagonal s’est éloigné, mais aussi à quel degré il se trouve en retour gagné par les idéologies identitaires selon des problématiques territoriales, nationales, migratoires qui lui sont néanmoins propres. Il est néanmoins intéressant de saisir l’influence vers l’Europe des gauches multiculturalistes américaines et canadiennes, plus exactement l’exportation de versions radicalement dogmatiques dans leur prétention à penser la diversité, et l’infiltration des paradigmes décolonialistes et racialistes au cœur de certains courants, le foucaldisme (on l’aurait deviné), mais également chez les bourdieusiens, selon un étrange phénomène de postérité (qui n’est pas inexplicable cependant). Voir les petites misères rencontrées par Stéphanie Roza, recalée pour publication.

CIBLE

  D’accord avec Fourest pour déclarer qu’« une critique constructive de la “politique d’identité” ou du “politiquement correct” », c’est-à-dire des essentialismes auxquels ils ont conduits, ne peut venir du « camp conservateur », prompt à dénoncer la « tyrannie des minorités » pour restaurer « le règne des privilégiés » et du « monoculturalisme » (p. 156). De l’ultra-gauche aux droites, far right ou alt right, ces gens-là parlent le même désolant idiome. On l’a senti en intervenant dans les journaux ou à la télévision, l’espace étroit que cela laissait entre ces deux adversaires. Les uns, heureux de vous assimiler à la droite, et il est difficile d’être plus à « gauche » qu’eux. La véritable droite se délectant, quant à elle, d’assister au spectacle et d’observer les tiraillements et fissures entre la « gauche » woke et les gauches plus classiques, marxiste ou universaliste. Mais c’est la prise de risque inévitable. Prendre des claques. Se faire insulter. La première tâche c’est de défaire les amalgames et d’y mettre un peu de lucidité.

RÉEMPLOI

   Le discours social qui s’est organisé autour de la cultural appropriation repose régulièrement sur la perspective (post-coloniale) du droit et du pouvoir. À ce titre, la question de Susan Scafidi ouvre d’emblée une fausse piste : Who Owns Culture ? Appropriations and Authenticity in American Law (Rutgers University Press, 2005). Il n’y a de culture, de cultures qu’à la condition de l’appropriation – sans quoi elles cessent d’être et de vivre. Les mettre dans le paradigme de l’avoir et du pouvoir, c’est les replacer exactement dans l’ontologie du même au « lieu de l’autre » pour reprendre Michel de Certeau, qui peut seul faire qu’elles se déploient au pluriel. La culture procède d’imprévisibles et constants réemplois – ce qui n’évacue nullement les problématiques de domination, d’occultation, d’assimilation, etc. 

LE MONOPOLE INTERPRÉTATIF

     Génération offensée. De la police de la culture à la police de la pensée de Caroline Fourest (2020). Plus factuel. On est là dans l’essayisme journalistique. Mais les perspectives sont convergentes. Notamment sur les conclusions autour d’égalité – diversité – identité. J’observe par ailleurs que c’est entre 2018-2020 que les consciences se sont réveillées et que les livres consacrés au problème ont commencé à se multiplier. Le focus est placé sur le topos contemporain de l’appropriation culturelle avec cet anti-rappel de Mnouchkine que « les cultures sont les propriétés de personne » (Paris, Grasset, 2020, p. 87). Le point le plus lacunaire concerne la genèse idéologique de la question, des « Science Wars » aux « Culture Wars ». L’auteure est plus intéressée à décliner la posture « sensible » et le « monopole interprétatif » (p. 41) des inquisiteurs contemporains. 

jeudi 1 avril 2021

LE DIAGRAMME DES HAINES

      Outre l’usage de la parole, et les enjeux éthiques qui y sont associés, plutôt que les risques réputationnels souvent évoqués pour les établissements (une préoccupation, me semble-t-il, liée à l’idéologie managériale) à propos des interventions intempestives du grotesque Attaran (voir dans les organes de droite la récente mise au point de Joseph Facal, et dans La Presse le portrait archivé et haut en couleurs quen dresse Isabelle Hachey par exemple), il y a un point aveugle que met tout à coup en lumière la rhétorique rac(ial)iste de l’antiracisme : c’est que non seulement le racisme n’est pas à sens unique (rappel nécessaire contre les schémas manichéens) mais qu’il n’est pas davantage vertical – et on tient là l’un des effets du slogan « systémique » – le racisme sollicitant sur la base de la haine interethnique (et on évoque peu les relations inter-communautaires, dissimulées par l’obsession du rapport Blancs-Noirs) les mécanismes de pouvoir et d’oppression, du haut vers le bas. S’il est vrai qu’aucune culture, qu’aucune société ne fait l’économie des tensions voire des antagonismes identitaires, la controverse montre la réalité plurielle, multilatérale et bien plus horizontalisée ou diagrammatisée des racismes dans une société donnée.