Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

lundi 25 février 2019

POÉSIE ET LANGUE

Un collectif dirigé par Michel Favriaud : Poésie et langue : aspects théoriques et didactiques, revue Pratiques, nº179-180, Metz, décembre 2018. https://journals.openedition.org/pratiques/4539

samedi 23 février 2019

MY TAYLOR IS RICH



Charles Taylor, The Language Animal, Harvard University Press, 2016 ; L’Animal Langage, Montréal, Boréal, 2019.

lundi 18 février 2019

DURAS FILM




Maïté Snauwaert, La Douleur d’Emmanuel Finkiel, Gremese, 2019.

jeudi 14 février 2019

L'APPARAÎTRE

Foucault. Les mots et les choses. Nouvelle traversée. Combien magnifique prosateur. À chaque fois ce même effet. La ponctuation et cette manie très philosophique du point-virgule, le discontinu et l’enchaînement propositionnels ou simplement l’acte d’énoncer des objets du discours. La perplexité que suscite néanmoins la mise en scène inaugurale autour de Vélasquez entre visible et invisible (le livre du même nom, sous la signature posthume de Merleau-Ponty, a paru deux ans avant) : les fonctions regardantes, la représentation ou représentation de représentation à force de lignes, plans, pointillés et autres triangles, qui évacuent d’autant – n’étaient quelques mentions sur la lumière – la touche comme le coloris par exemple. Et tandis que l’auteur met en soupçon au profit de « désignations flottantes » (Gallimard, 1966, p. 24) ces utiles repères que seraient les noms propres – la logique de l’identité, établie dans la tradition : le roi Philippe IV et Marianna son épouse, doña Maria Augusta Sarmiente, etc., pour emprunter un « langage gris, anonyme, toujours méticuleux et répétitif », actant l’irréductibilité sinon l’incompatibilité du dire et du voir, et pour se replacer entre eux « dans l’infini de la tâche », ce n’est jamais cependant qu’à condition de « feindre de ne pas savoir qui se reflétera au fond de la glace » (p. 25) et quels sont ces personnages qui nous regardent. Mais précisément il est impossible de ne pas savoir au sens où dans ce savoir de la peinture le voir est déjà informé et informé par un dire – appartînt-il ou non à la tradition. S’il convient « d’interroger ce reflet » et le dispositif spéculaire du tableau, c’est en empruntant un code résolument dénominatif et descriptif, qui installe le lieu commun du questionnement herméneutique – la récurrence des modalisateurs, et dès les toutes premières lignes, « peut-être », « il se peut », « sans doute » (p. 19), etc., y construisent une fiction de l’apparaître – le spectacle comme événement et découverte, en cela conforme à bien des protocoles phénoménologiques. 

MALADIE

L’hécatombe générationnelle autour du Sida, qui infléchit le journal en obituaire, et une manière de négocier la séropositivité et l’inéluctable, l’obsession de la mort proche ou imminente, sur le mode de la dérision pathétique, de l’auto-ironie et du trait caustique comme de la mélancolie poignante ; destins brisés et croisés – parallèles en date du 20 avril 1989 : « Mort de Bernard-Marie Koltès. 40 ans. De quoi on vous le laisse deviner. Cela me bouleversa totalement et me laissa sur le flanc toute la journée. (Et Monique qui croit que je ne la vois pas et fait signe à son jeune camarade derrière mon dos, d’éviter le sujet.) » (p. 464)

CE QUE J'AIMERAIS POUVOIR ÉCRIRE

Dans l’énumération ordinaire, presque rituelle du Journal, des sorties, des lectures, des spectacles, des films, sorte de Pariscope personnel, jusque dans les contributions à Libération sous pseudonyme, ce sont les commentaires cinématographiques qui retiennent aussi l’attention. Ceci en particulier : « Le Sacrifice de Tarkovsky avec Erland Josephson. C’est magnifique et les images restent dans ma tête. Éprouvant aussi, surtout. les acteurs sont excellents (la comédienne qui joue la femme de Josephson, notamment). » avec sa conclusion : « C’est cela par-dessus tout que j’aimerais pouvoir écrire » (p. 211-212).

REGARD

Une scène au fil du calendrier et du quotidien raconté : « Il me regarde tristement, je l’imagine, à cause de ce que nous ne disons pas » (Journal, t. I, p. 415). À cause de ce que nous ne disons pas.

URBANITÉ ET SAVOIR-VIVRE

Ces notations successives, et insistantes, qui m’avaient arrêté (et troublé aussi) – forcément – à la première lecture déjà en 2007, non seulement à cause de la différence idéologique – à propos de Renaud Camus, avec lequel Lagarce entre pendant un temps en dialogue (et certes le virage 93-94 de Camus n’est pas encore pleinement amorcé, et ne doit pas dissimuler la perception au présent, ni les premiers compagnonnages à gauche comme la filiation homosexuelle, ou encore le soutien de Barthes à ses débuts, etc.) mais outre la correctivité linguistique – un certain idéal ou simplement une certaine idée de la langue – dans le Journal (celui de Lagarce, encore) R. Camus occupe presque la fonction d’un surmoi – il y a cet intérêt (en même que la découverte d’un manuel de savoir-vivre des années 30) pour Notes sur les manières du temps (P.O.L., 1985). Parenthèse : « Et je suis entièrement d’accord avec ce combat quotidien pour l’urbanité, la politesse, la courtoisie. » (t. I, p. 382). Mais comment l’entendent-ils vraiment l’un et l’autre ?

mercredi 13 février 2019

CHRONIQUE

Repris depuis quelques jours le premier volume du Journal (1977-1990) de Lagarce, en attendant de renouer le fil des entretiens de Butor. L’impression étrange malgré tout, vague malaise, et sensation infiniment drôle à (re)traverser ou plutôt revivre des événements collectifs. Au-delà de la sphère intime de l’écriture, et des constants appels ironiques ou mises en scène fictives avec le lecteur,  double de soi mais double à venir compte tenu du statut changeant du texte et des dispositions posthumes – le calendrier y prend inévitablement les allures d’une chronique nationale voire mondiale.

vendredi 8 février 2019

ACTUALITÉ

En considérant la notion ambiguë de l’actualité, entre autres pour se dessaisir de la version journalistique de la parole critique, l’auteur la soustrait à la logique de l’immédiat, il donne à repenser sur le long cours la catégorie du présent, plus largement l’idée même d’événement tel que, simultanément, il produit l’œuvre, se trouve produit par l’œuvre : « Lorsqu’on parle d’actualité, il me semble qu’on oublie une dimension très importante de cette actualité : l’échelle temporelle. Il y a plusieurs actualités superposées : l’actualité au jour le jour, l’actualité à la semaine, qui est l’actualité de l’hebdomadaire, et on sait bien que les hebdomadaires ne parlent pas tout à fait des mêmes événements que les journaux. De même il y a une actualité qu’on peut mesurer au mois et une autre qu’on peut mesurer à l’année. Et de même les travaux que je fais ont une échelle d’actualité assez variée, une échelle, je l’espère, de dizaine d’années. C’est donc dans dix ou dans vingt ans ou même plus tard que l’on verra l’actualité véritable de mes travaux. » (Entretiens, t. II, p. 43). Et il est remarquable que Butor désigne l’acte de création par ses travaux – en chantier, dans linachevé et louvert. 

DU TEMPS POUR SENTIR

Observation capitale à la suite d’un entretien de 1969, sur la relation que nourrit l’écrivain avec les autres arts, à la peinture plus particulièrement, l’acte de reconnaissance des œuvres nouvelles : « Il faut du temps pour sentir. On découvre peu à peu la valeur d’une œuvre ou d’un mouvement et cela est plus difficile pour quelqu’un qui croit savoir que pour celui qui sait qu’il ne sait pas encore. » (Entretiens. 1969-1978, t. II, éditions Joseph K, 1999, p. 17). Le geste esthésique, scopique en l’occurrence, inséparable du processus critique d’évaluation, l’activité du corps même replacée dans l’historicité du savoir/non-savoir ; corrélativement, l’inconnaissance comme critique de la culture et des catégories de la culture aussi. 

LE DISCRET ET LE CONTINU

Si l’on envisage l’innombrable sous l’angle du dénombrement, on crée ou recrée des unités discrètes – et la notion ressortit à l’univers de la logique et des mathématiques avant d’être transférée vers la linguistique, – la question corrélée est : comment passe-t-on du rangement au répons ? comment lun devient lautre ?

jeudi 7 février 2019

L'INNOMBRABLE

Les « aventures de l’innombrable » (p. 230) trouvent leur principe dans l’élément pneumatique – le vent plus que l’eau chez Hugo. Mais elles confrontent l’infini à la parole : « Mais si c’est infini, doit-on pour autant renoncer à en parler ? » (p. 232). À un premier niveau, il y a déplacement de l’innombrable à l’infini, où l’innombrable constitue un modèle possible de l’infini, sans que chaque terme se recouvre exactement. À un deuxième niveau, cet infini est conçu comme structure et même mathématique : « un ensemble de fonctions » (id.) À un dernier niveau, l’infini procède du « dénombrement », il a trait à la « composante verticale » (p. 230) ou marquage poétique dans la prose – association au paradigme – la conférence de Jakobson prononcée à la fin des années cinquante paraît en anglais dans le volume de Sebeok en 1960 et dans la traduction de Ruwet dès 1963. De nouveau, l’ordre de l’énumération et de la liste : l’innombrable traité par dénombrement est une forme de « rangement » (p. 231) ou de répertoire ; un ensemble verbal qui devient également « répons » (p. 236), cette prosodie nouvelle de nature rythmique mais aussi graphique, inséparable des logiques de page et de « découpage » (p. 237).

CASCADES

Cette prosodie est à mettre en rapport avec « la diction » ou « million de gouttes d’eau » (p. 207) par lequel se trouve décrit les blocs d’alexandrins de La Légende des siècles. C’est l’analogie avec le cirque de Gavarnie, qui ouvre sur la « monumentalité du livre » (p. 238), en écho au chapitre « Ceci tuera cela » nouant architecture et imprimerie dans Notre-Dame de Paris. Impossible de ne pas songer aux chutes américaines, les pages sur Hugo suivant de peu l’essai sur « Chateaubriand et l’ancienne Amérique ». De Niagara à Gavarnie, « c’est la goutte d’eau qui tombe d’assise en assise, de page en page, de ligne en ligne, la goutte d’eau qui parfois se répand en nappe, la goutte d’encre en tache, la pluie de mots en noms monstres » (p. 206). Ou encore suivant le « dynamisme vertical de la colonne » les pages des poèmes de Hugo sont donc « littéralement des cascades de mots, les lignes de gradins sur lesquels l’eau de la parole se précipite, s’étalant parfois en flaques horizontales, mais en général dégringolant avec des secousses. Le vers est une goutte d’eau qui érode. » (p. 205). Littéralement ne qualifie rien d’autre qu’un travail de surmétaphorisation – et trope d’une œuvre pour l’autre – des « petites épopées » hugoliennes aux études américaines. Le million de gouttes d’eau autorise à première vue des associations attendues ou conventionnelles : saisi dans l’optique des 6 810 000 litres d’eau par seconde par exemple il désigne néanmoins le régime du continu ; il articule surtout l’individuel minuscule – car il y a à côté de l’immensité de l’Amérique (oversize) une américanité minuscule ou si l’on veut une épopée du détail comme les pois colorés des chemises des conducteurs filant sur les highways de Mobile– à ce que Butor appelle « l’innombrable » (p. 230). Pareillement, il y a des personnages ou des « hommes-gouttes » (p. 210) qui creusent chez Hugo, « le creuseur par excellence » (p. 211) étant le poète.

ANTIPHONIE

La « véritable prosodie nouvelle » (p. 236) que décèle Répertoire, II, dans la prose de Victor Hugo, spécialement Les Misérables avec ce que Butor identifie sous l’appellation de structures d’aria, donnant droit à des temps suspensifs et pensifs. Cette prosodie conjugue rythmes, répétitions, symétries à une disposition sous l’espèce de versets – des divisions paragraphiques aux scansions capitulaires. Plus loin, il est même question de « formes antiphonaires » où un « maître-mot » (id.) commande un verset sur deux.

mercredi 6 février 2019

ALONGEAIL

Le regard porté par Butor sur les écrivains du XVIsiècle est intriguant ; et proportionnellement significatif. Non seulement au titre d’une anthologie personnelle. Ainsi du court texte consacré à Rabelais dans Répertoire, II, qui retient ces phrases qui « vont s’allonger dans d’extraordinaires énumérations, par exemple la liste à deux voix des épithètes du mot “fol” dans le chapitre XXXVIII du Tiers Livre » (p. 138). Sur un autre plan du livre, Montaigne et la notion d’alongeail au cœur des Essais, ce qui court de l’écriture à la lecture – ajout sans correction comme il est dit au chapitre célèbre « De la vanité » (III, 9) : « Mon livre est toujours un : sauf qu’à mesure, qu’on se met à le renouveller, afin que l’achetteur ne s’en aille les mains du tout vuides, je me donne loy d’y attacher (comme ce n’est qu’une marqueterie mal jointe) quelque embleme supernuméraire. Ce ne sont que surpoids, qui ne condamnent point la premiere forme, mais donnent quelque prix particulier à chacune des suivantes, par une petite subtilité ambitieuse. » Voir.

AUTREMENT DIT

Diseurs en prose. Dit autrement : rassembler aussi bien des réflexions et notes théoriques que des études et travaux spécialisés sur quelques-uns des régimes singuliers de la voix en prose. Aussi bien par le passé Chateaubriand et Michelet que Duras, Beckett, Le Clézio ou Koltès. Maintenant Butor. Dans la ligne de mire : Yves Ravey au même titre que Victor Hugo. En assumant les écarts. Mais comme pour La phrase continuée, moins un récit pris dans l’histoire de la littérature que le champ d’une question. En marquant la continuité des deux pièces. Peut-être.

mardi 5 février 2019

DISEURS EN PROSE

Évidemment, il y aurait encore à distinguer totalité et ensemble, comme il en allait dans un tout autre registre et selon des motivations différentes pour Péguy. Le point capital reste néanmoins ici l’organicité de la phrase et de l’œuvre par le double intermédiaire de la page et du livre. À mettre cette étude qui prend forme dans ce projet aux contours eux-mêmes mal définis sur les diseurs en prose.

73

Le miroir des nombres. L’âge désormais sombre du père. Le décompte des années, qui donne date au fils.

ANNUAIRE

Au « livre comme objet », après la page et la double lignée Mallarmé-Claudel, dans sa double composante orale-visuelle, l’accent porté sur l’énumération ou « structure verticale » – conception radicalement spatialisée ; prenant appui sur Rabelais, la liste à l’image des « dictionnaires » ou « encyclopédies » – totalité ouverte « à l’infini » réglée sur la tradition taxinomique du signe : « Des livres entiers peuvent être composés ainsi : la liste des noms dans l’annuaire du téléphone ne constitue pas une phrase, mais il est facile d’imaginer des phrases à l’intérieur desquelles je puisse faire entrer un, deux, n, ou tous les composants de cette liste. » (Répertoire, II, p. 112) La mise en série des signes œuvre contre la phrase – ou plus exactement un modèle de phrase ; stratégie critique aux prémisses situées, les termes dun débat du temps : verticalité ou valeur paradigmatique de la liste à rebours de l’horizontalité de la phrase conçue comme valeur syntagmatique.

ENSEMBLES VERBAUX

Le propos est plus encore manifeste dans « Recherches sur la technique du roman » (Répertoire, II, p. 98) : récusation de « la petite phrase » exhaussée en modèle scolaire, mais également de la tendance moderne à la brièveté. Sortir des « sentiers battus » et préciser « quelle est la “conjonction” entre deux propositions qui se suivent » ; puis « dès lors que les petites phrases vont se rassembler en grandes phrases » ou « quand ces ensembles verbaux deviendront par trop considérables, ils se diviseront tout naturellement en paragraphes, se charpenteront de répétitions, joueront de tous les contrastes de couleurs que permettent les différents “styles”, par citations ou parodies, isoleront leurs parties énumératives par une disposition typographique appropriée ». La section qui suit s’intitule « structures mobiles » et on croit lire d’abord une auto-exégèse de Mobile. Mais la logique des ensembles ne ressortit pas si simplement à la dimension et à l’extension ; la longueur n’est pas la somme des « petites phrases » mais inaugure un nouvel ordre qui se soustrait au cadre logique-propositionnel ; paragraphes, agencements typographiques, citations ou parodies, parties énumératives, autant de termes qui marquent un changement d’échelle, et tentent une autre poétique des unités. 

lundi 4 février 2019

LA CONNAISSANCE DÉFINIE

Et puisqu’il est question ici d’une source revendiquée et repérée de longue date, cette observation plus générale qui croise l’aire des traductions et des lectures : « On ne connaît jamais la littérature. On connaît un peu une ou deux littératures. […] Même si de grands spécialistes connaissent un peu la littérature européenne, il y a toujours la littérature chinoise, la littérature iranienne, etc. Donc on ne connaît jamais la littérature, on connaît de la littérature. » (Transformer le monde…, p. 62). Signe d’humilité, le raisonnement n’est pas quantitatif, pointant de surcroît ce que l’usage de l’article défini dissimule : un pluriel interne. Il regarde l’infini empirique, qui dé-finit à rebours le mouvement de la connaissance.

LA CONSCIENCE DE L'ÉPIQUE

La logique du site s’entretient explicitement de la relation à la « poésie narrative » américaine, disposée par Butor dans « un héritage du roman », ces auteurs qui « ont repris conscience du caractère épique de la réalité » (Transformer le monde…, p. 38) : T.S. Eliot, Ezra Pound (commenté dans Répertoire I), et de manière plus nette encore William Carlos Williams.

GRAMMAIRE DU RÉEL

L’hypothèse est que les « rencontres de phrases » feraient l’essentiel des conversations de 6 810 000 litres d’eau par seconde, la polyphonie des couples – bien que ceux-ci comptent moins que le « phénomène géographique » proprement dit, ou « la géographie physique et humaine que sont les chutes du Niagara » (Transformer le monde par le langage, entretiens avec Amir Biglari, Paris, L’Harmattan, 2014, p. 119). Le site comme personnage – le site comme locution et trans-locution. Et c’est cette grammaire conversationnelle qui instituerait ce qu’à propos de la musique Butor nomme « la grammaire du réel » (Répertoire, II, p. 28) – le réel de l’Amérique au premier rang. 

vendredi 1 février 2019

PROSODIE GÉNÉRALISÉE

Dans le vis-à-vis poésie / roman, qui reprend le débat dans l’état où l’avait laissé Breton, et tend du même geste à se réapproprier la catégorie du quotidien (avec des omissions remarquables : Aragon par exemple), l’idée de « prosodie généralisée » (Répertoire, II, p. 23) à revers de la lecture anthologique qui perçoit des temps ou des passages poétiques dans le roman. Contre cette logique locale Butor pose que « le roman peut et doit être poétique […] dans sa totalité » par concaténation des phrases, paragraphes, épisodes, et dans la suite de Mallarmé déclarant que la forme vers est simplement la littérature : « style », « forme » puis « réflexion sur la forme » et « par conséquent prosodie » (p. 22). L’extension comme la conclusion ne cessent pas d’être troublantes mais s’appuient sur « la voix de la rue » puisqu’il s’agit désormais de « donner un sens nouveau », contextes et énonciations à l’appui, non seulement aux mots mais aux « phrases de tous les jours » (p. 23), en détournant elle-même la logique surréaliste de la « rencontre » (p. 24). Comme entrée dans ce « processus d’intériorisation de la prosodie », capable d’investir la « banalité » ou « réalité quotidienne », d’expliciter « sa situation » (p. 25) comme poésie et de laisser émerger une réflexivité critique (« La poésie romanesque est donc ce par l’intermédiaire de quoi la réalité dans son ensemble peut prendre conscience d’elle-même pour se critiquer et se transformer », p. 26), l’exemple dérobé et opposé à Breton, celui des poèmes conversations d’Apollinaire. Ce qui « joue sur les rencontres de phrases » (p. 24) – principe à interroger lui-même pour la poésie longue des « études » américaines. 

VOLUBILITÉ

Au-delà de la légitimité à reconnaître que « l’étude critique des autres romanciers est incluse dans l’activité même qui consiste à écrire un roman » (Entretiens, t. I, p. 338), du mouvement qui rend à terme poreux le romanesque et le poétique dans une réciprocité continue avec l’essai (lui-même décanté à travers Montaigne, Essais sur les essais, 1968…), des saillances, trouvailles et autres formules empruntées ou inventées (les mots chez Roussel comme « accumulateurs d’imagination », p. 339, etc.), il y a quelque chose d’irritant dans cette volubilité et cette aisance réflexive, cette propension (moins voulue peut-être que stimulée) à expliquer, une parole seconde qui ne cesse de croître en volume jusqu’à occuper une part prépondérante dans l’œuvre, et apparaître finalement très concertée, où s’entend enfin le pédagogue avec ses réflexes trivialement didactiques. Il reste par sa simplicité même la saisie ou la prise – le travail de lucidité, qui sur bien des points soustrait l’œuvre à sa version années soixante soixante-dix (mathématiques, combinatoires, structures et signes).

LA DOUBLE MESURE

Dans l’art du récit en jeu dans les quatre premiers romans, avant qu’il n’en abandonne le genre au profit des essais et des études, il s’agit bien – très simplement mais très efficacement – de « trouver une manière nouvelle, à la mesure des complexités de notre temps… » (Entretiens, t. I, p. 132), manière qui se traduise par une « nouvelle façon de lire, d’entendre, ou de regarder », ce qui suppose à titre au moins transitoire selon un « temps de latence » qui se manifeste souvent par l’incompréhension au sein du public, un « aspect de destruction d’habitudes anciennes » (ibid., p. 64), négativité et historicité conjuguées. La manière de Butor se situe au point de rencontre d’une mesure personnelle et d’une mesure collective. « À la mesure » : la mise en commun de l’œuvre qui se fait collective ; la prise de risque (« j’y jouais ma vie », comme il est dit au sujet des premiers poèmes dans Répertoire, II, Minuit, 1964, p. 7) – à la hauteur – l’exigence critique d’une parole.