Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

samedi 18 juillet 2020

TRAITÉS

Baldwin (op. cit., p. 554-555) : tirade de Christopher, retour au présent narratif, années 60 – : « Non, que dalle. C’est l’esprit des gens, mon vieux, ce qu’ils ont dans la paillasse, c’est ça qui compte ; et ils ne veulent pas de nous, et ils ne nous aiment pas, et tu peux lire cela sur la tête de tous les flics. Et ces lois qu’ils font passer, pfff, c’est tout comme les traités qu’ils ont signés avec les Indiens. Rien que des mensonges, ils n’ont jamais eu la moindre intention de les respecter, ces traités, mon vieux, ils voulaient la terre et ils l’ont eue, et maintenant ils veulent la garder, même s’il leur faut coller tous ces branleurs de Noirs derrière des fils de fer barbelés, ou les abattre comme des chiens. »

BOMBE

Baldwin (op. cit., p. 426) : à l’annonce de la fin de la guerre, août 45, et des deux bombes sur Hiroshima et Nagazaki : « Et moi, je ne cessais de me dire : “Ils ne l’ont pas lâchée sur les Allemands. Les Allemands sont des Blancs. Ils l’ont lâchée sur des Japonais. Ils l’ont lâchée sur les Japonais au ventre jaune” ».

vendredi 17 juillet 2020

SA PROPRE HISTOIRE

Baldwin (op. cit., p. 406) :  « J’étais en train de découvrir ce que certains Noirs américains se doivent de découvrir : que le peuple qui avait détruit mon histoire avait aussi détruit sa propre histoire. »

HABITER L'AMÉRIQUE

Baldwin (op. cit., p. 226) :  « Un jour viendra peut-être, mais pas pour moi, où le sud de l’Amérique sera habitable. En attendant, eh bien, je mène une vie errante. Mais ce que j’allais dire, c’est que, aussi spectaculaires que soient les frontières dont je viens de parler, la plus dramatique, la plus horrible de toutes demeure cette frontière invisible qui sépare en deux les villes américaines, la ville blanche et la ville noire. »

PERSONNEL

B*** d’Haïti, ma préférée, à cause de son sens de l’humour, elle me donne généreusement, sans calcul de son énergie – ce rire qui fait la vie. Elle a commencé ici à 16 ans. Tout ce « personnel », comme on le nomme, aides soignants, préposés, infirmières, à perforer, laver, prodiguer les soins et les médicaments, selon une vigilance accrue et apprise des gestes quotidiens auprès des malades, les tient décidément au plus près du corps du peuple. C’est flagrant. Alors que les médecins qui se réservent une apparition elliptique et sacrée restent bourgeois – c’est-à-dire détenteurs et propriétaires des savoirs plus que des savoir-faire.

jeudi 16 juillet 2020

PLUS RIEN

J’ai perdu mon corps ce matin. Bien entendu, son reflet persiste encore dans le miroir de la salle de bains. Mais il me passe à travers désormais, vague, lointain, dans une sorte d’irresemblance, d’étrangeté, d’abord à mon visage et à ses traits – à son identité habituelle. AF me rappelle les pages de La Douleur, plus d’une analogie avec les survivants. Et à se vider depuis des semaines, la peau n’indique plus en effet que les os – la dernière masse irréductible après que les graisses et les muscles ont brûlé. Plus rien. 

mercredi 15 juillet 2020

COULEUR

« [] Cette famille sicilienne n’était pas encore parvenue à un stade lui permettant de comprendre parfaitement à quel point la couleur de la peau importait en Amérique, et cet établissement était donc le seul de la ville où les nègres venaient parfois manger et boire, ou plutôt c’était le seul endroit de la ville où les nègres et les Blancs mangeaient quelque fois ensemble. Seuls les membres les plus jeunes de la famille, et, parmi eux, surtout les femmes, commençaient à soupçonner ce que leur attitude risquait d’entraîner pour leur condition et pour l’avenir matériel de leurs enfants… » (Baldwin, L’Homme qui meurt, trad. J. Autret, Gallimard,1970-2019) p. 187-188)

UNDER YOUR DENTS

« Under your dents, svp ». 36.8° ce matin, ajoute-t-elle, en retirant le thermomètre. Jamais depuis mon arrivée il ne m’a été donné de pratiquer à ce point la langue de Babel. On a beau se ganter et se savonner, se palper ou se piquer la peau. Les idiomes frottent sans cesse. Ils n’entourent pas, ils font inconsciemment les actes médicaux. Et la plupart des aides soignantes, venues de Philippines, n’entendent guère ici le français, des mots, des expressions, sûrement pas les nuances qui me valent de me faire chapitrer par une infirmière, excédée d’avoir dû préparer une injection, alors que je lui avais simplement suggérer l’éventualité…

INTERPRÈTE

Agité, sans cesse il décroche le combiné du téléphone : « Allô, allô, allô… » De jour ou de nuit, le même rite. Quand il se rend compte qu’il n’y a pas d’autre voix que la sienne, il se replie de nouveau sur sa couche, tirant sur son visage les couvertures de l’hôpital, comme lové sous les néons que jamais il ne débranche. Il attend. Ou il fouille pour la centième fois ses vêtements dans un vieux sac élimé de faux cuir, tout ce qu’il a apporté avec lui. D’où vient-il ? Il attend. Les dialogues avec les infirmières sont à la fois cocasses et tragiques. Personne ne s’y retrouve, chacun repart à sa solitude. Lui plein de colère de n’être pas compris. Hier de désespoir le service a contacté un interprète. Car la maladie, elle aussi, exige d’être traduite.

BLOUSES

Difficile de trouver son chemin, entre l’épuisement du corps, les drogues administrées et les agitations intérieures, dans ce milieu : les blouses bleues, blanches, grises, rouges, cette sémiotique qui envahit la chambre du matin au soir me laisse perplexe par son caractère opaque et énigmatique ; elle multiplie à la manière d’un jeu les obstacles à saisir qui est du personnel technique et d’entretien, du corps infirmier, des médecins et des internes, le folklore vestimentaire imposé par les nouvelles mesures virologiques compliquant encore les règles de ce jeu. 

DÉPENDANCE

Si j’en crois le calendrier reporté par l’infirmière sur le tableau de feutre ce matin, mi-juillet déjà, voilà plus d’un mois que la douleur ne m’a pas quitté. On apprend peut-être à vivre avec ce qui est insurmontable, ce dont l’intensité et la violence étaient jusque-là inimaginables. Dans la prison de chair qui est devenue la mienne, ce n’est pourtant ni cette usure ni cette répétition qui abîment le plus mais la dépendance désormais organique de la pensée. Comme si l’état intérieur, et ce qui s’ensuit, lire, écrire, noter une idée, fixer son attention, de menues et ordinaires choses, déterminait par les sensations variablement supportables (la moindre contraction physiologique) les petits gestes de la vie, décidait de tout.

mardi 14 juillet 2020

BIBLIOTHÈQUE

Je repense ce matin à mon impossibilité de terminer depuis des mois Les Bienveillantes de Jonathan Littell, qui occupait le débat public il y a une dizaine d’années, en plongeant son lectorat « au cœur de l’équarissoir » (Gallimard, 2006, p. 14). Non à cause de mon contretemps – une des tendances idiosyncrasiques, que je cultive au fil des ans, et qui m’est souvent utile. Mais la lecture ainsi mise en échec m’est assez rare pour qu’elle interroge. Son inachèvement, péniblement autour des 400 p. et de la fin de la campagne de Russie pour le « héros ». Je ne crois pas que j’aurai ni le courage ni l’envie de poursuivre. Il est vrai que les microdétails d’une écriture très technique de l’Histoire, par les hiérarchies politico-militaires, les aspects érudits et documentés – et proprement ce sont les conversations sur les cultures, les comparatismes linguistiques et philologiques qui m’ont davantage arrêté – l’extrême complaisance descriptive en usage pour les massacres, toute une esthétisation du mal à laquelle se superpose caricaturalement dans l’ordre de la pulsion et des violences celle de l’homosexualité par exemple me tiennent en terre étrangère.

lundi 13 juillet 2020

FACE À SOI

Le plaisir d’uriner.

FLUX

Ma petite histoire, et ma petite santé, prises depuis deux mois dans le flux tendu de l’Histoire, en observatrices : le bal masqué de nos sociétés malades et le père qu’il faut incinérer, dont on jette un à un les papiers, les vêtements, les chaussures, toutes les traces de vivant ; « I can’t breathe… Mummy. » Sous le genou haineux du pouvoir, des très blancs Capitoles des Blancs qui ont débarqué il y a trois ans : une nation en colère, prête à débâtir à coups d’emblèmes, de signes, de statues, l’histoire obscène des vainqueurs.

AUTOUR

Autour de moi : les menus objets ; James Baldwin ; Erik Satie miniaturisé sur écouteurs et écran tactile ; les pillules et les solutions qui gouttent obstinément, et rescandent le temps au-dessus de ma tête ; mon voisin de chambrée qui, ayant lâché toute pudeur (sa dignité de malade ne l’a pas quitté, elle est ailleurs), erre dans les couloirs testicules à l’air, et invective en pendjabi les infirmières, incapables de lui répondre autrement qu’avec leur propre sabir, mélange d’espagnol et d’anglais ; la cancéreuse au bout du couloir hurle « Help ! Help ! » en cognant une tasse de thé sur sa tablette ambulatoire. Puis tout s’apaise enfin.

STORYTELLING

Revu ce soir, quand la drogue a cessé, Matthias et Maxime. Aussi, c’est en visionnant d’un œil et d’une oreille distraits le making of du Donovan, instrument le plus souvent promotionnel ou publicitaire, cette double remarque du réalisateur. L’une en apparence banale, rappel de la vocation collective du film, en manière de justification de son propre interventionnisme dans les différents départements (costumes, décor, photographie, etc.) : « Filmmaking is the sum of different arts and it’s a pleasure to combine them. » Ce qui pose la question du statut même de la signature auctoriale, de quoi exactement Dolan est le nom. L’autre, plus importante, après un éloge appuyé du cinéma américain familial des années 90 : « Plus ça va plus j’ai envie de faire de plans, d’offrir des plans au spectateur, des inserts d’une carafe d’eau, un détail. […] J’aime ça qu’il y ait beaucoup de plans, c’est le storytelling que moi j’aime. » Les cigarettes volant des cendriers ou les feuilles d’automne dans la rue dans Matthias et Maxime. Ce qui est une manière d’inverser pleinement la notion, en deçà des actions ou des péripéties bien entendu (s’il en est…), de nouer le récit à une échelle résolument micro, les objets et l’histoire qu’ils portent, en deçà des dialogues eux-mêmes.

DANS MON FOR INTÉRIEUR

Des mois d’absence, comme retiré dans mon for intérieur, silencieux, et me voici tout à coup jeté par l’obstination ironique et déséspérée du père à vouloir mourir à cet instant précis, me forçant presque à articuler, à sortir de moi-même, jeté au milieu de la mascarade universelle de la maladie et de la mort ; partout, dans les trains, au marché, sur les trottoirs, chez le coiffeur, tous devenus étrangers les uns aux autres, s’entretenant de la peur des autres et de nous-mêmes. Sur l’autoroute on lit même : « évitez tout contact ». Et si les corps s’éloignent, nous parlons tous sous couverts, inaudibles les uns aux autres.

LE DRAP

J’ai oublié de relire Le Drap d’Yves Ravey, son récit le plus dense et le plus intime, le récit du père, découvert il y a quelques années. 

LUNE

Dans la nuit du 17 au 18 mai, les rondeurs écarlates puis violacées de la lune sur l’aile grise et pâle du Boing 787. Comme un rituel irréel – est-ce la nuit ? est-ce le jour ? –, celui du retour et la préparation brutale et inattendue du deuil. Mais est-ce qu’un deuil, on peut s’y préparer, être préparé ?

GISANTS

Les deux lits qui se succèdent, celui du mort et du vivant, à des milliers de kilomètres : en quelques semaines, le père gisant qui se laisse partir, décharné, dépoulpé, désossé, qui n’a plus qu’à dire adieu sans prononcer, par de simples gestes et mouvements, obstinément muets et inconscients ; le fils, qui, lui, feint d’être véritablement mort, hérite ce corps par la maladie, il lui répond. Le parallèle en est brutalement évident, pieusement familial ou amoureusement caricatural. 

dimanche 12 juillet 2020

FENÊTRE

Décidément, cette année aura été sous les signes croisés de la mort et de la maladie. Ma fenêtre d’hôpital a perdu sa grandeur mallarméenne. Biffée par du tape orange et gris, elle dégouline de l’humidité persistante qui enserre la ville. Entre deux opioïdes, les avions qui balancent puis s’inclinent au terme de leur course transatlantique vers l’aéroport. Le reste que découpe la vue de ce septième étage laisse échapper des défilés de maisons plates et d’allées vertes, tristes malgré la lumière d’été et sans relief. 

CHANTIER

Cet espace exigu de parole, incertain, mais tellement négligé depuis des mois, c’est peut-être le seul endroit pour les quelques jours et semaines qu’il m’est possible d’investir si je dois le mesurer aux petites forces qu’il me faut lentement récupérer. Je serai tenté de le fermer provisoirement, comme ces panneaux signalisation qu’on plante sauvagement à l’entrée de chantiers détrempés et cahoteux que personne n’a envie de visiter.