Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

samedi 30 janvier 2021

RÉACTIONS : MEDIA

    Soutiens d’autres universitaires, atterrés, aux États-Unis où c’est devenu chose banale, en France, en Angleterre, où ces problèmes grandissent. Soutiens aussi et surtout d’étudiants – la plupart d’entre eux, en vérité, qui aspirent aux instruments du savoir plutôt qu’aux stratégies de la censure. Échos dans les quotidiens : Yves Boisvert ; Joseph Facal ; Normand Baillargeon selon un spectre idéologique assez large, et des mises en perspective variablement réussies. Couverture et commentaires intéressants sur Radio-Canada (Retour dans l’actualité du mot en N, 7 h 30 : https://ici.radio-canada.ca/premiere/emissions/tout-un-matin/episodes/509145/rattrapage-du-vendredi-29-janvier-2021/17 ; La bande des 4 – ouverture, 9 h 08 : https://ici.radio-canada.ca/premiere/emissions/penelope/episodes/509177/rattrapage-du-vendredi-29-janvier-2021/2).

MCGILL : LE MÉPRIS DU SAVOIR

     Nouvelle sortie, Isabelle Arseneau et moi-même, hier dans La Presse, « Les dérives éthiques de l’esprit gestionnaire » avec, inséparable, la chronique de la journaliste Isabelle Hachey, « Les mots tabous, encore » (29.01.2021) : le récit d’Émilienne, jeune chargée de cours, dont la Faculté des Arts a saboté tout le cours de littérature québécoise l’automne dernier par amour du client. Au prix – au mépris du savoir.

lundi 25 janvier 2021

À LA LOUCHE

     L’autre observation que cela appelle, à propos des termes souvent déployés, « identité », « race », « genre », « racisme institutionnel », « blanchité », etc., c’est par la forte incidence épistémologique le retour à ce que Deleuze avait baptisé, au moment de la querelle des « Nouveaux Philosophes » qui tentaient de se faire une place au soleil de la pensée, les « gros concepts ». C’est-à-dire les concepts grossiers et approximatifs, des catégories massives, sans nulle finesse, et en conséquence sans portée heuristique – à très faible rendement, qui font impression mais se révèlent mystificatrices. Ce ne sont pas des concepts au sens technique du terme, mais plutôt des termes passoires ; ils opèrent à la louche, laissent filer – alors qu’un concept doit pouvoir subsumer une diversité de phénomènes et en rendre compte, c’est sa fonction. Il est intéressant d’observer cette stratégie intellectuelle du côté des « libéraux » il y a 40 ans, positionnés plutôt à droite, selon une contribution qui s’est caractérisée par un brouillage de la cartographie savante et politique ; de constater un phénomène assez similaire sur le versant décolonialiste et identitariste qui n’en déstabilise pas moins les cadres de la pensée en partant cette fois de la gauche.

SHIFT

     Dans ces controverses, ce qui m’interroge le plus n’est peut-être pas tant la virulence du paradigme politico-culturaliste – une version dogmatique qui laisse aussi penser – peut-être (la prudence est de mise) – qu’on assiste à la mise à feu mais également au déclin de quelque chose (cela a trait au processus d’institutionnalisation que note James Lindsay ; envers d’un socle « théorique » qui ne se développe plus). Sinon au déclin du moins à un shift

REPRÉSENTATION

      Mise au point intéressante de Nathalie Heinich sur France Culture (22.01.2021) suite à la polémique déclenchée par un dessin de Xavier Gorce dans Le Monde (notamment l’absence de sensibilité à l’ironie). Double regard France-États-Unis, avec ce que l’exercice comparatiste peut avoir de risqué, bien entendu. Le point de butée qui m’intéresse le plus, parce que c’est celui que je rencontre auprès du public nord-américain, est celui de la représentation. On avait mis le doigt dessus avec Isabelle Arseneau dans « Universités : censure et liberté » en soulignant les difficultés ou l’incompréhension qui entouraient les méthodes de lecture, les présupposés et les normes à l’œuvre. L’analogie qu’Heinich tisse avec La Maja nue de Goya est non moins pertinente : au-delà de la représentation, c’est de la manière, d’une manière qu’il s’agit – et de son articulation critique aux manières – impliquant de nombreuses différences culturelles que la sociologue relève et commente pour partie.

dimanche 24 janvier 2021

NOUVELLES CENSURES

 Évidemment : L’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires (http://decolonialisme.fr). Le numéro de Cités, 82, « Nouvelles censures identitaires » par Nathalie Heinich.

N... ET B.... : L'ODIEUX ALPHABET

    Les questions ne cessent de se croiser, les lignes deviennent mouvantes. Le débat est fort loin d’être clos. D’abord la parole étudiante, côté Délit quotidien maison (article de Rafael Miró). Il importe d’y relever quelques fragments idéologiques, marqueurs du discours social actuel : « Je ne vais pas remettre en question le droit de chaque personne à s’exprimer dans les médias », affirme-t-iel, « mais ces professeur.e.s sont, au final, des employé.e.s de McGill. Je crois qu’il est parfaitement normal pour un employeur de s’intéresser à ce que ses employé.e.s disent sur la place publique, particulièrement lorsque cela rend mal à l’aise leurs client.e.s, dans ce cas-ci les étudiant.e.s, à recevoir des services. » (Brooklyn Frizzle, SSMU). Il est piquant de voir des représentants de l’ultra-gauche se qualifier eux-mêmes de « client.e.s », adhérant de la sorte à une conception néolibérale de l’université et au consumérisme éducationnel ; plus plaisant encore d’en appeler aux bonnes vieilles méthodes du monde entrepreneurial selon une logique verticalisée employeur/employé.e.s, dès que les points de vue, librement exprimés dans l’espace public ainsi que l’autorise le pluralisme démocratique, dépassent d’un cheveu. On ne saurait mieux énoncer la nostalgie des répressions et des petits dictatures – celles auxquelles symétriquement, et sur un mode non moins clientéliste, répond l’esprit gestionnaire qui prétend piloter les établissements d’enseignement et de savoir. De l’autre, la multiplication des cas de l’autre côté, passé la frontière, par exemple à l’école de droit de l’Université de l’Illinois, la suspension du Pr. Jason Killborn sur des bases non moins absurdes, par le décanat – comme toujours : « Last semester, Kilborn gave an examination in “Civil Procedure II.” One of the test’s 50 questions offered a hypothetical in which a company, sued for discrimination, had obtained evidence that damaged its own defense. The question was whether the company must disclose that evidence to the plaintiff if requested — an ordinary question of law, entirely appropriate for an exam. In the scenario described on the exam, a former employee told the company’s lawyer “that she quit her job at Employer after she attended a meeting in which other managers expressed their anger at Plaintiff, calling her a “n____” and “b____” (profane expressions for African Americans and women) and vowed to get rid of her.” The exam did not spell out those words, which appeared exactly as you just read them. (The answer, by the way, is yes: The company must disclose the information if it is asked for probative evidence.) Kilborn has used the same question for years, but this time it provoked an uproar. One student declared that on seeing the sentence, she became “incredibly upset” and experienced “heart palpitations.” The Black Law Students Association went to the law-school dean and to the central administration, demanding that Kilborn be stripped of his committee assignments. It denounced him on Instagram, LinkedIn, and Twitter, and filed a complaint with UIC’s Office for Access and Equity. » (https://www.chronicle.com/article/is-this-law-professor-really-a-homicidal-threat  The Chronicle of Higher Education). Même expédition punitive. Même technique de dénonciation par les réseaux sociaux. Même appel à la sensibilité (encore que dans ce cas je suggère l’usage de tensiomètres à l’entrée des salles d’examen) et aux droits. Même confusion sinon plus aggravée : le mot réduit à son initiale n’est plus même acceptable ! Même servilité de l’administration, vérifiant le rôle que les sociologues Campbell et Manning lui prêtent dans l’implantation et l’extension de cette culture moraliste, victimaire et autoritaire.

lundi 11 janvier 2021

NEW DISCOURSES

    https://newdiscourses.com donc, le site fondé par le mathématicien James Lindsay. Ce qui m’arrête en premier lieu, c’est évidemment le rapport à la discursivité d’un versant épistémologique, institutionnel, social et politique considérable de la vie nord-américaine – et en premier lieu de la vie des idées. Ce qui m’intrigue en second lieu c’est le travail d’équipe, de scholars allant des sciences, du droit, de l’économie, de la philosophie jusqu’au cas du documentariste Mike Nayna qui avait couvert les événements d’Evergreen College autour de Bret Weinstein. Le dernier élément est le présupposé se rattachant à la tradition « liberal » de l’éducation et de l’université, selon un spectre allant de la gauche à la droite. Certains articles ont pu me mettre mal à l’aise par leurs réflexes nationalistes ou civilisationnistes. Mais l’intérêt réside dans l’ampleur de la dynamique contre-critique et analytique, l’activité non seulement d’élucidation mais surtout de démystification de la rhétorique et de l’idéologie de l’ultra-gauche autoritaire, classée en conscience « woke ». Ce que Lindsay appelle de son côté « Critical Social Justice Theory » ou sur un mode plus satirique « Grievance Studies » (subsumant par ce biais les travaux des Queer, Ethnic, Women, Black Studies, etc. et leur discours contre l’aliénation et l’injustice). En vérité, bien qu’elle soit sujet à débat, cette association entre « grievance » et critique met aussi le doigt sur une version très particulière des Cultural Studies et de leurs mutations et usages du côté des radicalités activistes, une démarche identifiée par les sociologues Campbell et Manning, la logique moraliste et victimaire. Il y a clairement convergence à ce niveau. En soi ce procès n’est pas nouveau ; mais la singularité de l’idéologie en cause (dont Lindsay affirme qu’elle ne se développe plus vraiment, elle s’institutionnalise plutôt rapidement – dans la sphère académique pour l’essentiel) est bien saisie. À dire vrai, je m’attendais à une lecture ouvertement réactionnaire. Or c’est une perception plutôt modérée qui ressort des textes de Lindsay comme de l’entretien d’une heure avec le journaliste Jan Jelielek (American Thought Leaders). Il s’agit certes d’une critique « libérale » de l’idéologie woke, sans connivence ni sympathie aucune, qui en pointe par conséquent de nombreuses failles et apories. Ce travail de décapage mis à part, il y a deux points de résistance à mes yeux. 1. Dans la généalogie de la CSJT qu’il dresse, Lindsay envisage trois jalons historiques et intellectuels : l’école de Francfort des années 30, l’héritage postmoderniste attaché à la French Theory (Foucault, Derrida, Lyotard), et Herbert Marcuse avec la « nouvelle gauche », auxquels il donne peut-être le rôle le plus prépondérant, notamment dans la critique des mécanismes d’oppression et l’économie de la violence. Sa lecture – très américaine – du socle européen n’est pas pour étonner, elle est toutefois gênante ; pas uniquement par la méconnaissance du corpus français, interprété d’ailleurs à travers l’optique derridéenne-déconstructionniste, mais également les travaux d’Adorno, Horkheimer, Benjamin dont les enjeux sont mal reconstitués. 2. Le paradigme science vs théorie, et Lindsay est mathématicien. Il s’attaque à un corps doctrinal qui s’est enraciné d’abord du côté des humanités, dont les traditions disciplinaires sont différentes sinon irréductibles. Il reste que les manques méthodologiques sont bien perçus, la substitution de la théorie par l’idéologie, enfin l’argument popperien de la falsifiabilité comme l’approche « evidence-based » ou « fact-based » opposent l’importance de la preuve et de la démonstration. Mais cette contre-argumentation n’exclut pas elle-même des présupposés positivistes. Quoi qu’il en soit, c’est peut-être le bilan politique qui se démarque le plus : c’est que si la droite identifie mieux les enjeux de l’idéologie woke d’après Lindsay, et on voit aisément pourquoi, cette dernière s’aliène aussi les gauches, marxiste, libertaire, sociale-libérale, etc. Ce qui est plutôt une bonne nouvelle. Au reste, James Lindsay en fait pour terminer une affaire de récit épistémologique, la critique de la Critical Social Justice Theory devant elle-même conduire à un autre « narrative ». New dans New Discourses, cest aussi un changement de paradigme, pas simplement un appel – mais une alternative à construire.

MÉTISSAGE

      Ce matin, je ne sais pourquoi, je songeai tout à coup à Django Reinhardt et au Jazz Manouche, à ce qu’une telle appellation – définitivement hybride au vu de l’histoire et du croisement des cultures – laisse entendre, et il y en aurait plein d’autres : un métissage, c’est-à-dire l’ordre ordinaire des créations artistiques, une catégorie éthique et politique passée sous silence dans ce débat où s’affrontent avec une violence disproportionnée les essentialismes.

DISRUPT

    Après English et Globish, voici le dictionnaire du Wokish, la langue de bois de la nouvelle « moraline » para-progressiste pour reprendre le terme de Nietzsche. J’évoquais récemment la sémantique de « disrupt » qui coexiste assez fréquemment avec « dismantle ». Je citerai volontiers presque in extenso le commentaire de James Lindsay sur son site NewDiscourses, découverte réellement intéressante, sur laquelle je reviendrai ultérieurement : « What it means by “disrupting” is disrupting the system of power, dominance, and oppression that it believes characterize our current system (broadly, the liberal order and Enlightenment rationalism—see also, science, truth, meritocraty, individualism, and objectivity). The underlying and cornerstone presupposition of Critical Theory is that the existing system is wholly corrupted by (largely hidden) systemic forces of oppression like racism, sexism, misogyny, white supremacy, heteronomativity, transphobia, fascism, and so on, and that their operation has to be identified and disrupted in order to free oppressed people (thus all people) from them (see also, liberation and revolution). » Plus loin : « Disruption is a proximate but not final goal for Critical Theories. It is what one is expected to do to interrupt that which creates, maintains, or legitimates systems of oppression in the moment (again, as Critical Theorists see things). For example, if someone using their freedom of speech and peaceable assembly to say things that Critical Theorists assess uphold systems of power, disruption would involve taking steps to silence, deplatform, call out, or cancel that speech, assembly, and/or speakers. » (https://newdiscourses.com/tftw-disrupt). Idem pour les textes et spécifiquement les textes littéraires.

 

EN MOTS SIMPLES

     Entretien avec le sociologue et politologue Joseph Facal (HEC, Montréal). En mots simples, la pédagogie du problème en 20 minutes : une voix lucide. On se sent moins seul. https://lesfrancstireurs.telequebec.tv/episodes/57361

dimanche 10 janvier 2021

L’UTOPIE DU NETTOYAGE CULTUREL : #DISRUPTTEXTS

    Le dernier cri de la « pensée » : https://disrupttexts.org et probablement une autre des pièces manquantes de ce puzzle. En soi, et si l’on regarde les énoncés de mission, la promotion de la diversité des corpus, spécialement des minorités, en regard du canon occidental – un lieu commun (au sens rhétorique) des Cultural Studies comme des Culture Wars depuis les années 80 : « Literature study in U.S. classrooms has largely focused on the experiences of White (and male) dominated society, as perpetuated through a traditional, Euro-centric canon. Ask: What voices—authors or characters—are marginalized or missing in our study? How are these perspectives authentic to the lived experiences of communities of color? » On peut discuter la sous-représentation dans les sphères éducatives et académiques que les quatre auteures (Tricia Ebarvia, Lorena Germán, Kimberly K. Parker, Julia E. Torres) mettent légitimement en cause. Nihil novi. On connaît depuis 40 ans cette chanson. Et l’angle insistant « literacy » et non « literature » ne doit pas non plus tromper sur les objectifs. Mais c’est évidemment les mutations de l’optique qui font problème. Au demeurant, la sémiotique même du titre avec le hashtag en est un premier indicateur, qui en rattache les activités à la dynamique des réseaux sociaux comme à leurs pratiques des contre-discours ou para-discours (sans même évoquer bien entendu dans sa riche polysémie : « disrupt »). Car bien que les fondatrices de #DisruptTexts  s’en défendent, « We do not believe in censorship and have never supported banning books. This claim is outright false. It is a mischaracterization of our work made to more easily attack us, serve an agenda, and discredit the need for antiracist education. », le mouvement dont il y aurait à apprécier exactement la visibilité et l’ampleur s’est déjà distingué précisément par des exclusions du corpus classique – et toutes les accusations dont se rendent coupables nombre de ses textes parmi les plus représentatifs : racisme et sexisme en tête, antisémitisme, discours offensants contre les handicapés, etc., toutes espèces de rejet ou de haine des différences. Ce qui est tenté n’est autre que l’arrimage d’une ancienne question à des pratiques classées dans ce qu’on appelle la Cancel Culture. Le plus important à relever est de même que les gestionnaires et élites dirigeantes relaient les techniques de censure, ce nouveau phénomène non simplement de décanonisation ou déhiérarchisation mais d’exclusion et de prescription prend racine de l’intérieur auprès de professionnels de l’éducation et de professeurs de highschools et de colleges. Les États-Unis étant un terrain d’expérimentation, je ne serai pas surpris qu’à plus ou moins longue échéance la question ne se répande au Canada et au Québec. Il faudrait cependant mieux cartographier les ancrages institutionnels de cette « campagne » idéologique et également spécifier les habitus des acteurs, capital scolaire et culturel, parcours, etc. L’exemple (caricatural par l’incompétence) retenu par les médias (notamment par la droite américaine), celui de Heather Levine, enseignante dans une école du Massachusetts, se glorifiant du fait qu’Homère ait été retiré du curriculum. https://www.cnsnews.com/blog/michael-w-chapman/high-school-teacher-boasts-banning-homers-odyssey-curriculum. Autre cas : Shakespeare, bien sûr. On est toutefois sensible aux justificatifs des différents acteurs qui d’eux-mêmes trahissent les équivoques entourant les représentations littéraires comme si elles constituaient des défenses, des incitations ou des apologies de visions du monde inacceptables, etc. Au-delà des stratégies publiques de prise de parole, ce qui importe est le maillage de ce discours (qu’il serait aisé (et trop rapide) de réduire à du « populisme »), non seulement dans certains milieux éducatifs mais du côté des activistes également. Sans doute le phénomène social est-il probablement circonscrit pour l’instant, il convient de ne pas en exagérer la portée ; mais ce qui importe est l’utopie qui le fonde, puisqu’opère ici une théorie politique de la culture, des cultures : non la promotion déclarée de la diversité mais en raison même des visées normatives (perceptibles aux modes de lecture ou de délecture des textes) une opération de grand nettoyage culturel. Voir l’explication du Capitaine Beatty dans Fahrenheit 451 – Bradbury n’ayant peut-être guère de crédit, j’imagine, puisqu’il fait lui-même partie des « classiques » à bannir…

CÉCITÉ

     Dents qui grincent, dents qui rient, à lire Sapiro à propos des États-Unis et de la France valider des notions, sans la prudence épistémologique élémentaire, comme ce lieu commun de « racisme institutionnel », ou cette observation quant au seuil plus élevé d’intolérance des nouvelles générations à l’égard des discriminations : « Le mot d’ordre “cancel culture” est ainsi largement répandu parmi les étudiant.e.s qui se disent choqué.e.s par l’usage, dans certaines œuvres du corpus classique, de termes ou d’expressions désormais bannies de notre vocabulaire, en raison de leurs connotations racistes ou sexistes (par exemple, le mot “nigger”). Cette histoire est néanmoins comparable aux combats contre l’antisémitisme en France et ceux plus récents contre l’islamophobie dans les deux pays. » (p. 18-19). Proposons-lui un billet d’avion gratuit Europe-Amérique pour soutenir une enquête de terrain. Parce que non : précisément – ce n’est pas exactement comparable. Cécité intellectuelle ? Ignorance des enjeux ? Déficit informatif ? D’une part, s’il y a sensibilité et intolérance (voir cependant l’expansion de ce motif, bien identifié désormais, celui de la Culture of Victimhood), la question est de savoir comment on les oriente l’une et l’autre – au plan pragmatique et politique – car l’analyse valide malgré elle la perspective et les usages de la Cancel Culture. D’autre part, vu l’incident d’Ottawa, l’exemple de « nigger » est non moins significatif : le même amalgame entre la présence incontestable de tel vocabulaire dans le corpus classique et la logique ordinaire des discriminations, entre la citation et l’emploi de mots, le manque de sensibilité à l’inverse aux discours sociaux dans lesquels sont immergés de tels textes, l’anthropologie, le genre de société comme l’épistémè dans lesquelles chacun évolue, tous n’étant pas sur le même plan. L’auteure fait l’économie qui est exactement celle des activistes, celle de l’historicité des discours et des représentations. Or c’est sur cette économie que s’enracine entre autres la violence des politiques d’élimination et d’épuration. Je trouve le propos malheureux.

vendredi 8 janvier 2021

DU DÉSIGNATEUR AU PERFORMATIF

Un point simple à clarifier tourne autour de l’assimilation de « nègre » à une « insulte ». Pourquoi depuis le début cela fait difficulté à mes yeux.  Il y a la dimension pragmatique bien sûr que j’évoquais plus tôt. Mais il y a surtout une impropriété lexicale (ou métalexicale) plus élémentaire encore derrière cette qualification inexacte au plan linguistique. Là encore, la zone de confusion se situe entre une dénomination ou plus rigoureusement une désignation injurieuse, dégradante, humiliante (incontestablement) – celle qui fait de « nègre » un sujet parlé – l’altérité muette dont j’ai déjà parlé – le délocuté des cultures blanches dominantes – et qui rend de fait justice à l’argument d’Achille Mbembe autour de ce qu’il appelle un « sujet de race » dans sa Critique de la raison nègre (ou au premier mouvement d’individuation historique fondée sur l’oppression et la déprédation, etc.) ;  donc, amalgame entre cette désignation et un acte du langage (ce qu’est véritablement une insulte au même titre qu’un ordre, une promesse, etc.), lequel suppose une énonciation, des sujets qui la produisent et la reçoivent, un contexte discursif, etc. – le signe s’ouvrant au régime des emplois et des valeurs (ce qui par ailleurs ouvre la possibilité du deuxième volet, l’individuation repérée par Mbembe, individuation critique et même polémique et subversive – la revendication du désignateur en contre-insulte par les communautés, les activistes, etc., c’est-à-dire le performatif éthico-politique au fond).

INCONSCIENT ÉPISTÉMIQUE

    Plaisir de la pensée. Gisèle Sapiro. Peut-on dissocier l’œuvre de l’auteur ? (Seuil, 2020). Sur la base des requêtes très morales du temps (leurs formes les plus radicales de #MeToo à la Cancel Culture), des controverses sous formes d’apologie ou de censure adressées à des œuvres contemporaines (cinématographiques, picturales, littéraires, critiques, philosophiques), la reprise d’une question somme toute traditionnelle, ou devenue telle depuis les romantismes européennes, Baudelaire, le Contre Sainte-Beuve de Proust, et les débats sur l’autonomie du champ littéraire comme ses effets de recul. Céline, Heidegger. En raison de cas complexes – Polanski, Matzneff, De Man, Jauss et sans doute le chapitre le plus passionnant, parce qu’il réclame doigté et nuance, Peter Handke, la relance du chantier s’énonce comme « histoire sociale de cet inconscient épistémique » (p. 229) qui gouverne les disciplines, les savoirs et les œuvres, accompagnée d’un nécessaire « travail d’anamnèse » (p. 230). Des objections sans doute relatives à la théorie du langage plus impliquée qu’exprimée (et singulièrement pauvre comme elle l’est déjà chez Bourdieu, au demeurant) ou le cadrage théorique des trois premiers chapitres, spécialement autour du nom propre (et le modèle logique de Kripke). Cette position néanmoins, relevant du strict bon sens (qui demande toujours, comme on sait, à être partagé…), que je mettrais volontiers en perspective des tentatives de sanction morale exercées ici sur les œuvres (indexations qui peuvent jouer d’autant le rôle de supplément critique au plan du capital symbolique des néo-censeurs) : « Plutôt que de censurer ou “supprimer” les œuvres, ce qui équivaudrait à les refouler, il est nécessaire de procéder à une analyse à la fois interne et externe, comme y invitait Bourdieu, en raison précisément de leurs relative autonomie, qui fait que l’intérêt expressif y est plus ou moins masqué et donc méconnaissable » (p. 230-231).

mardi 5 janvier 2021

MODE (MULTIPLE)

      Pessoa. « Pour un “Cancioneiro” » (« Je laisse à l’aveugle… ») : « Ainsi je vais m’accommodant / De tout ce que Dieu a créé, / Dieu connaît un mode multiple, / Modes multiples moi je suis » (Œuvres poétiques, p. 714). Évidemment inséparable des configurations plurielles du sujet (dont les jeux hétéronymiques ne sont eux-mêmes que des variantes), c’est la notion de « mode » qui retient l’attention du lecteur ; point philologique à vérifier dans l’original portugais. Forme du texte source ou recherche de la traduction ? Travail de l’écho, travail de l’écoute s’il est vrai que « mode multiple » se trame dans le pronom personnel « moi » et la périphrase verbale « vais m’accommodant » par le réseau consonantique. À poursuivre.

lundi 4 janvier 2021

JABLONKA TOUT CONTRE MOI

    En camping-car d’Ivan Jablonka (2018). Cadeau familial d’abord. Lecture à émotions ensuite, violentes pour certaines, de celles qu’on éprouve trop rarement. Il est difficile de ne pas s’y « projeter » tant les similitudes de l’existence, les convergences de dates, les parallèles de tous ordres y abondent. Entre l’essai, le récit, l’autobiographie, et ce double régime de rétrospection et d’introspection qui favorise une autre démarche historiographique, sous forme expérimentale : une histoire du contre-moi et une socio-histoire de l’enfance, comme le pose l’auteur. Beaucoup à dire sur ce camping-car, le Volkswagen instrument de liberté, de vagabondage, de nomadisme, moyen d’explorer les cultures et les passés des sociétés, occasion de réfléchir à ce que veut dire aussi être Européen et être du monde aujourd’hui. Au fil des pages, le retour brutal, affectivement chargé, de la mémoire, des souvenirs, de soi comme cet autre irréversiblement perdu. Dans ce dialogue avec son propre passé, la filiation obsédante du père et du fils, et l’hymne d’amour au père ; quelque chose aussi qui a trait aux mutations de l’enfance puis de l’adolescence ; à ce que signifie finalement le fait de devenir à son tour un homme – et comment. Page conclusive splendide, dans le rituel de passage et de transmission à ses propres filles : « Et quand pour moi l’heure sera venue, j’aimerais reposer sur la banquette du camping-car lancé à pleine vitesse sur l’autoroute, et la mort sera une longue veillée à admirer les lumières d’une banlieue d’Europe – ces coulées d’or en fusion, visibles de l’espace, où nos vies s’égalisent. » (Seuil, coll. « Points », p. 166-167). Ce que dans le jargon de la poétique on nommerait l’évidence artistique. À prendre un léger recul, on se dit enfin que c’est là le genre de livre qu’on ne peut écrire ni lire lorsqu’on a 20 ans. Il nous échapperait. Il ne peut se dire que dans ce temps incertain et complexe qui n’est plus celui de la jeunesse, qui n’est pas encore celui de la vieillesse, le temps de qui a vécu sans avoir vraiment le début d’une sagesse, de qui a vécu assez pour faire confiance à la distance, à l’incertitude, à la patience. Beauté.

FLEURS DE RHÉTORIQUE

  On me dit que les fleuristes sont classés « commerce essentiel » selon la rhétorique en vigueur. Et rien de plus éphémère, de plus périssable sans doute que ces biens-là, qui attendent derrière les vitrines avant de brûler ou de faner. Cette phraséologie du politique (essentiel / non-essentiel) a été dans les derniers mois une cible satirique de choix, on le sait. Les salles de concert, les théâtres et les cinémas n’en demeurent pas moins à l’abandon – comme leurs acteurs laissés pour compte. Face à la logique des pertes et des profits, ce n’est pas uniquement le désastre humain et social qu’on mesure. Ce dernier est dans l’ordre de la pratique le résultat d’un discours et de représentations – un consensus devenu naturel – un ordre des choses qui n’est que rarement questionné. Ce qu’on appelle, vous savez, la « culture » – rubrique qui dans les journaux apparaît avant « Sport », « Maison » ou « Loisirs » mais après « International », « National », « Politique », et bien sûr « Économie », la grande religion de notre temps, et « Société ». La culture, c’est-à-dire le nom même du périphérique. Le luxe qui peut attendre dans une époque de crise…

SUMMERTIME

    De retour de l’hôpital : quiétude. Ella Fitzgerald & Louis Amstrong. Porgy and Bess. Cuivres, trompette et ce duo de voix absolument incroyables : « Summertime, and the livin’ is easy / Fish are jumpin’ and the cotton is high… » Au milieu de l’hiver et des premières neiges. Anthologie personnelle du bonheur.

ACTE DE LANGAGE

     De loin il y avait quelque chose qui depuis le début allait de travers, et occupait un lieu de mon esprit sans que je prenne vraiment la peine de le dénouer. C’est l’interprétation extensive depuis la controverse d’Ottawa sur « nègre » ; pas simplement la non-reconnaissance, pourtant élémentaire au plan méthodologique, entre signe en usage et signe en mention, non-reconnaissance dont les effets sont catastrophiques, on l’a assez répété ; mais la qualification d’un mot chargé par la haine raciale, le colonialisme, l’histoire de l’esclavage, etc. au rang immédiat de « racial slur ». Et dans les circonstances mises précisément en cause au cours de la polémique, cette caractérisation est absolument fausse. Mais voir dans « nègre » une insulte raciale, cela revient à l’interpréter a priori, sans égard pour le paradigme de ses valeurs et contre-valeurs. Dans les termes mêmes de la pragmatique, c’est encore lui donner le statut d’un acte de langage, ce qu’à lui seul le mot comme signe ne saurait être, sinon dans un cadre particulier. Acte de langage, cela suppose surtout que le mot est indexé sur une énonciation – non seulement un contexte social (il y a là un saut souvent commis qui fait l’impasse sur le langage et les langues) mais avant tout un contexte discursif – un locuteur, des interlocuteurs, etc. – bref, l’insulte pour être active doit être adressée. De nouveau, on a pris un emploi pour une essence.