Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

dimanche 18 octobre 2020

PASSATION

   Devant l’écran : Big Fish (2003) de Tim Burton que je n’avais pas revu depuis sa sortie en salle, ce conte drolatique du père et du fils – la séquence exceptionnelle de la baignoire et la larme d’amour (réplique de lépouse : « I don’t think I’ll ever dry out ») – l’un des points intenses de la métaphore filée tout au long du film (le devenir-poisson), qui se clôt dans la scène de la rivière, dont le fils est désormais le narrateur (« it’s unbelievable » – « the story of my life » répond le père), puisque pour cette fois – la dernière – c’est son tour de raconter au mourant son départ de ce monde (« how I go ») – quand enfin se rassemblent tous les personnages (« Everybody is already there, and I mean everyone […] and the strange thing is that there’s no sad face to be found ») et les objets (la fameuse alliance en or jaune qui avait servi à pêcher le poisson fantastique, restituée à l’épouse qui l’attend, en robe, dans l’eau : « My girl in the river ») jusqu’à la mue finale en animal. L’élément crucial qui vient inverser les histoires rituelles et incroyables, celles des couchers de l’enfance, reste bien entendu la passation onirique du rôle du conteur et de ses pouvoirs enchanteurs, transmission au fils qui sy refusait jusque-là, qui porte son père dans la fable, non comme Énée Anchise sur son dos, mais à bout de bras avant d’atteindre la rivière, laccompagnant ainsi dans son ultime voyage.

vendredi 16 octobre 2020

CE MOMENT QUI NOUS TIENT IMMOBILES

  La rhétorique institutionnelle a ceci de précieux qu’elle est révélatrice des représentations stéréotypées et des idéologies qui les accompagnent. Et dans le cas des universités, particulièrement la version nord-américaine qui agit sur le marché des savoirs, il est piquant d’observer la politique de communication. Par exemple, cet exercice de sagesse et de philosophie en période de désarroi collectif, dans la bouche d’une vénérable vice-chancelière : “I am reminded of one of our Spring Convocation ceremonies in 2018. That day, the wonderful Haitian-Canadian author Dany Laferrière was set to receive an honorary doctorate. Just before the celebration began, a storm knocked out the electricity. All we could do was wait. When the power returned, Mr. Laferrière posed a question: “Que faire lorsqu’on ne peut pas faire ce qu’on a envie de faire?” What do we do when we cannot do what we want to do? He went on to praise “ce moment qui nous tient immobiles,” the unexpected pause, because it forces a moment of calm and quiet on our otherwise hectic, noisy lives.” (13.10.2020, https://www.mcgill.ca/principal/communications/statements/pausing-reflection). L’analogie est significative parce que s’il est un temps qui exclut l’immobilisme c’est bien celui-là qui ne se vit pas autrement que dans l’impératif du télétravail – à marche forcée – dans l’ajustement et l’épuisement, le vide et l’angoisse, les ratés et des dysfonctionnements nombreux. La comparaison est doublement (et involontairement) pertinente en ce qu’une panne de courant, aussi simple et ordinaire en effet qu’inattendue, suspendrait non moins banalement cette économie improvisée à la hâte, économie du pis-aller et du bricolage qui nous est présentée sous les beaux atours et atouts de la technologie par les médias, les employeurs, les gouvernements. Mais le plus intéressant est encore ailleurs : dans le lieu commun qui associe la littérature – sous l’espèce de Danny Laferrière – à l’état de réflexivité. Comme si la littérature – les littératures – de celles et ceux qui la font à celles et ceux qui l’étudient et en transmettent le goût, l’analyse et la connaissance, si peu soutenues ou valorisées (et non seulement au plan financier) entre la sphère académique elle-même et la sphère politique – comme si la littérature donc était le lieu privilégié de la distance et de la construction critiques. À croire que les autres pratiques et disciplines du sens ne permettent pas l’acuité d’un tel regard – la capacité à regarder nos existences. Au demeurant, l’image est juste, et dit quelque chose d’un nécessaire réapprentissage, d’une éthique. Au demeurant, l’univers scolastique est tout sauf excepté ou indemne des pressions du temps, du marché, des résultats, des performances, tout ce qui conduit à nos « otherwise hectic, noisy lives » – et qui n’est pas fondamentalement questionné ici. Traduction malicieuse que m’en donne cet autre auteur québécois, Alain Farah : « Oui, pas de panique, l’électricité va revenir ». Entre nous. Nous tous. Comme de normal…

mercredi 14 octobre 2020

AUTOTHÉORIE

  De nouveau autour de la table le débat sur l’émergence depuis dix ans environ de l’autothéorie – de Chris Kraus et I Love Dick (1996) à Maggie Nelson surtout, The Art of Cruelty: a Reckoning (2011) et The Argonauts (2015). Décidément. À ces convergences et ces insistances, survenues dans la trame ordinaire des conversations, des courriers, des rencontres ou des lectures, répond (avec souvent une irritabilité réflexe, celle du soupçon) la disqualification immédiate du concept à l’état de buzz word. À voir – et à mesurer très certainement à sa longévité, à sa consistance et surtout à sa productivité heuristique. Sauf que celui-ci a cette particularité de se tenir dans une double démarcation, vis-à-vis du genre narratif de l’autofiction d’un côté, de l’autre des effets de la théorie avec un grand T – celle qui a nourri des générations depuis 40 ans sur les campus ; et de ce point de vue, il serait finalement inséparable du temps de la post-théorie comme récente construction/périodisation historiographique. Quoi qu’il en soit, il apparaît d’abord comme mot d’écrivain, et c’est peut-être là le plus important, – sinon résistant du moins distinct du statut de la Theory dans sa version strictement académique. À ce titre, il appelle diverses origines et filiations. L’histoire de l’emprunt racontée notamment par Maggie Nelson: « I flat out stole this term from Paul Preciado’s amazing Testo Junkie. I don’t know of another place where it’s been used. I’m always looking for terms that are not “memoir” to describe autobiographical writing that exceeds the boundaries of the “personal,” and since this book has more theory in it than other books of mine, it seemed an apt description, even if its form, or its particular investment in theory, is quite distinct from Preciado’s experiment. I was moved and felt a tremendous kinship with the opening lines of Testo Junkie, which read: “This book is not a memoir. This book is a testosterone-based, voluntary intoxication protocol, which concerns the body and affects of BP. A body-essay. […] If things must be pushed to the extreme, this is a somato-political fiction, a theory of the self, a self-theory.” I felt The Argonauts to be a similar project, not in terms of its being a T-based protocol, but vis-à-vis its charting the vectors and vicissitudes of my own body: its angling in the direction of my beloved Harry, its experience of bearing and caring for a child, and so on. » (https://lareviewofbooks.org/article/riding-the-blinds/). La dernière composante s’inscrit évidemment dans l’expérimentation corporelle. Mais le phénomène capital dans l’acte de réappropriation, c’est le glissement de « theory of the self » à « self-theory » et enfin « autotheory »… Voir également Ralph Clare : « Becoming Autotheory » (Arizona Quarterly: A Journal of American Literature, Culture, and Theory, John Hopkins University Press, vol. 76, n. 1, Spring 2020, p. 85-107). À suivre donc.

mardi 13 octobre 2020

ACCESSOIRE

     Sur le trottoir opposé, parce que quelque voisin aura mis brutalement à la porte sa harpie, devenue au fil des jours décidément envahissante, celle qui lui cassait les oreilles jusqu’à l’intolérable, il y a une infinie et bien involontaire drôlerie à voir la police débarquer tout à coup, elle aussi masquée – portant l’accessoire du petit et moyen banditisme, passé au rang de stéréotype de la bande dessinée au cinéma hollywoodien ou aux westerns de Sergio Leone. Sil fallait une preuve que le monde est à lenvers... Après le départ des deux officiers, et la querelle entre amants vidée, le quartier petit-bourgeois retourne à la paix presque luxueuse qui est la sienne d’habitude. C’est au tour des ratons-laveurs de la déranger, en s’attaquant aux poubelles et aux jardins, le visage grimé et le corps rayé, comme fraîchement sortis dun pénitencier. 

LES NOUVELLES CROIX DE BOIS

 

© Mauro Pimentel. Rio de Janeiro – 8 août 2020.


Drapeaux sur les plages de Valence. Croix noires à Copacabana, etc. – comme les cimetières anonymes de 14-18.

vendredi 9 octobre 2020

EXPROPRIATION

     Le court paragraphe, détaché au début, avec son ironie propre – pour partie déjà cité, j’y reviens toutefois, – se trame en métaphores tout au long du récit qui, s’il se clôt de nouveau par la tour de contrôle de Mirabel (de l’intérieur cette fois), aboutit à l’entrevue sanglante avec Bourgeois, caricaturalement porteur de son nom, et de biais la figure du père – concessionnaire matérialisant l’un des rêves américains par opposition à la mère lectrice de Kerouac (généalogie qui contient aussi deux parts ambiguës : aussi nomade qu’en soit le mouvement, On the Road se fait en voiture jusqu’à l’Ouest par exemple) : « Malcolm Lowry laissait entendre que le véritable péché originel pourrait bien avoir été la propriété foncière du paradis. J’ai tendance à partager cet avis. Quand on a les mains vides, elles sont d’autant plus faciles à débarrasser de la fameuse tache première. Dieu a peut-être été logique lorsqu’il a mis en branle la plus vieille expropriation du monde. » (Hamelin, op. cit., p. 13). 

PHRASE

 

Gilles Siouffi (dir.), Une histoire de la phrase française : des Serments de Strasbourg aux écritures numériques, avec la collaboration de Bernard Combettes, Antoine Gautier, Christiane Marchello-Nizia, Jacques Dürrenmatt, Marie-Albane Wattine, Paris, Actes Sud, octobre 2020, 376 p.


jeudi 8 octobre 2020

PRÉCARITÉ

    Ce matin encore, sous le flot des promesses, car tout-à-coup les idéologies de l’austérité (c’est-à-dire : de l’inégalité) se dissipent miraculeusement comme la brume épaisse par temps hiémal (sans qu’on n’y voie plus clair d’ailleurs), et les billets – à quelle fontaine magique puisés ?– abondent en vertu d’un réflexe acquis depuis plus d’un siècle, celui des États providences, suivis pour faire bonne mesure des sévères contre-ordres des économistes, péroraisons de péroraisons diffusées sur les médias les plus sonores tandis qu’à quelques mètres de là les rideaux de fer se baissent, les rues se vident, de temps à autre des bus y arrêtent trois ou quatre personnes, indifférentes, silencieuses et masquées. On apprend simultanément et contradictoirement la distance et la solidarité. On se dit surtout que la vraie maladie est celle qui occupe et même assiège quotidiennement les esprits. Non quelque virus imbattable mais la conscience, presque inoculée de force, que nos sociétés – et parmi celles qui se croyaient les plus solides (celles qui se sont bâties impunément sur le dos des autres) – prennent de leur propre précarité.

STATUES

    Aphorisme réussi dans la bouche de Christine, sous l’effet de la colère : «Les hommes d’État ne sont corrects que quand ils sont en statue, et que les pigeons leur chient dessus. Mais même là, même immortalisés, quand les pigeons leur chient dessus et que les pluies acides leur pissent dessus, on se rend compte qu’ils ne sont pas incorruptibles. Même dans l’immortalité. » (L. Hamelin, op. cit., p. 500).

mercredi 7 octobre 2020

COMMUNES

 

     À surveiller : Quentin Deluermoz, Commune(s) 1870-1871. Une traversée des mondes au XIXe siècle, Paris, Éditions du Seuil, coll. « L’Univers historique », 2020 : « Depuis les analyses célèbres de Karl Marx, l'histoire de la Commune de Paris a été placée au centre de notre compréhension de l'événement révolutionnaire. Et l'espérance de “faire commune” fait aujourd'hui retour dans notre imaginaire politique. Cet ouvrage se propose de mener l'archéologie de cette puissance d'actualisation, mais en revenant d'abord sur la force de l'événement lui-même. Le récit prend appui sur une enquête archivistique minutieuse qui permet de reconstituer, par le bas, les stratégies des acteurs, leurs luttes comme l'ouverture des possibles qui marque ces journées. L'événement dépasse dès ses débuts le cadre parisien. De la rue Julien-Lacroix aux concessions de Shanghai en passant par l'insurrection kabyle, la Croix-Rousse à Lyon ou la république des cultivateurs aux Caraïbes, le livre propose une histoire à différentes échelles, du local au global, en décrivant des interconnections multiples. De là un essai vif et original sur l'histoire transnationale des échos entre l'espérance révolutionnaire française et les trajectoires insurrectionnelles mondiales, doublé d'une réflexion renouvelée sur les rapports entre ordre social et révolution. » (https://www.seuil.com/ouvrage/commune-s-1870-1871-quentin-deluermoz/9782021393729).

LA TOUR DE LA LANGUE

     Dans les périples nombreux du personnage autour de l’aéroport de Mirabel – et ce qui fut le geste le plus violent d’expropriation – dénoncé dans le roman comme l’acte des Rouges – drame politique et tragédie sociale – l’ensemble mis en vain sur le marché pour 1 $ symbolique, et à présent pour partie détruit (l’aérogare disparue en 2014), connaît aux dernières nouvelles un regain d’activité – c’est la tour de contrôle qui passe au crible des métaphores, certaines plus convenues (l’analogie sexuelle par exemple) que d’autres (en phase avec le statut même du discours), et porte alors bien son nom : « Pendant que je regardais à gauche, vers le nord où s’étend la vaste tourbière, il contemplait rêveusement la tour de contrôle qui se dressait en l’air à droite de la route, rigide comme la norme de la langue française, et qui paraissait pousser irrésistiblement vers le ciel, comme un polype implacable. » (La Rageop. cit., p. 407)

mardi 6 octobre 2020

OEUVRE DE DÉMON

     19 décembre 1884 : la lettre de remerciement et d’éloge de Mallarmé à propos de Jadis et naguère. D’abord, la sensibilité à ce dialogue entre les deux poètes, qui se trame depuis l’année 1866 et l’envoi personnalisé des Poëmes saturniens – et qui m’est toujours apparu autrement plus pertinent que le couplage avec Rimbaud (même en ses enjeux poético-politiques). Ce qui toujours étonne : non pas la complaisance (celle des Sainte-Beuve, Banville ou Hugo dans la distribution des qualités et défauts aux nouveaux venus du champ) mais tout au contraire l’incontestable puissance du plus modeste des commentaires chez Mallarmé, l’exactitude et la rigueur avec lesquelles ce dernier touche chaque fois (à) son objet – même en cas de désaccord discrètement polémique, comme ce fut le cas pour Sagesse par exemple. D’un côté, les complaintes habituelles sur le métier et l’exil : « longues peines » et « aggravation d’esclavage », le lecteur ne lâchant « pas plus le travail qu’un chien son os », et, de rage, près de hurler « quelque tristesse à la lune ». De l’autre, la mesure et la comparaison qui situent l’autre dans l’hyperbole apparente : « le livre est refermé dans mon esprit, inoubliable ». Non sans l’immédiate nuance : « presque toujours un chef-d’œuvre ». Il lui manque presque rien ou je-ne-sais-quoi pour l’être tout à fait et se conformer à ce modèle idéalisé ou perfection. À vrai dire, Jadis et naguère en représente sciemment l’opposé : « œuvre aussi de démon » et le recueil inverse aussitôt la perspective édifiante du volume catholique paru quatre ans plus tôt ; ses « vision », « légende », « chronique », « mystère » – empruntés au Moyen Âge – y déploient Satans et Don Juans, à la fois révoltés et châtiés, et troublent la quête sereine de la foi par l’économie insistante du mal. Mais cette réincarnation maléfique de l’écrivain permet à Mallarmé de décliner différemment le paradigme musicaliste – topos s’il en est dans le cas de Verlaine, puisque au lieu de faire « dans sa plénitude vibrer la corde », l’art « agile et certain de guitariste » consiste ici plutôt à « caresser avec l’ongle (fourchu même pour la griffer doublement) avec une allègre furie. » Au mélange de sensualité et de brutalité, sous l’espèce très inquiétante de la figure diabolique se conjugue l’incise corporelle comme signature : « griffer ». Cette transposition poursuit assurément le régime onirique ou mythique de « Crimen Amoris » à « Amoureuse du diable » ; elle s’accorde avec le « délicieux sacrilège » et « le mariage savant de vos dissonances » – celles qui déjouent de l’intérieur cette forme non moins religieuse de la poésie qu’est alors le vers français. Mais Mallarmé qui y repère le travail en acte de la manière – griffure et griffe – y cerne simultanément la surprise du nouveau : « cela existe ». Ou ce qu’il appelle « la trouvaille poétique récente » fondée sur la « justesse d’ouïe, la mentale et l’autre » qui déroute et confond à chaque fois le lecteur même le plus habile et avisé. Ce qu’il lui est en retour impossible d’ignorer. « Cela existe ». Cet art du juste faux ou du faux juste – qui n’aurait donc jamais été entendu, tout en faisant « connaître à nos rythmes une destinée extraordinaire », s’enracine dans ce paradoxe de n’être cependant qu’un strict effet. Ce pouvoir tient même tout entier dans « l’air ingénu » dont il s’entoure – le ressort complexe d’une simplicité non moins extrême et visible, qui n’est probablement que le résultat d’une longue recherche. Ce pouvoir bluffe à chaque fois son lecteur : « ce n’est que cela après tout ! », il s’impose comme l’évidence même – ce qui, à la réflexion ou par rétroaction, semble à la portée de tous et ne cesse pourtant d’échapper.

lundi 5 octobre 2020

LE MÉDECIN VOLANT

    Il a fermé hermétiquement le sas de la chambre – ce battant ouvert par habitude, en cas de détresse absolue. J’aurais dû me méfier quand, quelques jours plus tôt, il s’était penché avec insistance sur l’ouvrage de Baldwin qui traînait sur ma tablette d’hôpital et qui alors l’intriguait. Les yeux sur le volumineux et pesant essai critique que je serre ce jour-là entre mes cuisses, il m’avoue qu’il partage sa vie professionnelle entre Montréal et Genève où on lui a confié la direction d’un institut spécialisé. Au fond, c’est un médecin volant, me dis-je. Il n’a rien pourtant des bouffons grotesques et masqués de Molière. En l’occurrence, le corps et ses pathologies ne sont pas son unique préoccupation. Il m’apprend qu’en plus d’exercer dans le service d’oncologie il est anthropologue de formation. Et l’ouvrage posé sur moi comme un  dictionnaire rébarbatif d’exciter de manière inattendue la conversation. Lévi-Strauss, Barthes, Foucault, etc. Les Cultural Studies dont il déclare admirer plutôt la version britannique d’origine. À la réduction phénoménale des phénomènes socioculturels à du texte il oppose ironiquement l’exemple de ma propre maladie, sa dimension irréductiblement sensible – sa réalité. Immobile et léthargique, couché sur mon lit, je deviens ainsi, sans débat, une véritable preuve épistémologique.

dimanche 4 octobre 2020

LES RUINES DE L'ÎLE

     Du moins est-ce ainsi que se pasticheraient les proses de Jacques Réda. D’un esprit cependant peut-être moins vagabond, rêveur ou poétique, celles-ci se visitent aussi à pied ou à vélo. Elles n’incitent guère à l’attitude romantique au nom de quelque ancienneté ou monumentalité par exemple. Au point d’articulation insensible de deux territoires administratifs de l’île – Lasalle et Lachine – auxquels ne restent plus – là – que la vague mythologie de la Nouvelle-France – plus des ladreries que des condos, immondice urbain parmi les immondices, jeté au bas du pont Mercier – égal en dignité aux bouteilles crevées, condoms, cartons trempés, nourriture vomie, résidus rouillés de métaux qui en décorent les tabliers : une corde à linge où s’accroche la pollution ; un patio exigu et son parasol délavé et crasseux qui donne l’illusion enchanteresse de l’été ; des façades éternellement grises pour tout dire, cernées par le bruit inlassable des automobiles qui enjambent le fleuve.

RACE MIXING

    I’m not your NegroPeck/Baldwin. De nouveau et peut-être cette fois pour des raisons plus pédagogiques. Ce n’est plus tant le récit héroïsé des trois hommes – Medgar Evers, Malcom X et Martin Luther King – qui me retient, le courage et chaque fois la puissance d’orateur, Baldwin inclus, évidemment ; mais les détails photographiques de scènes vues ou connues. Par exemple, ce protest sign arborant fièrement le slogan tellement progressiste : Race Mixing is Communism. On le retrace selon les données disponibles à Little Rock, Arkansas en 1959. Mais ce qui m’importe : bien sûr ! Il fallait y penser, ces deux peurs et ces deux haines du temps. Je me dis surtout – et c’est encore le plus effrayant – que les raccourcis, les petites phrases, les slogans au pouvoir et du pouvoir actuel en varient peu, n’en dévient pas vraiment.

LA MONTRE

    Parmi les menus objets symboliques ou intimes, sûrement dérisoires, et Dieu sait que je ne prétends guère à ce goût pervers ou malsain qui consiste à conserver religieusement des reliques, et spécialement les reliques familiales : trois vrilles à bois qui me rappellent ses talents en menuiserie et les étagères de pin et de sapin qu’il bâtit et rebâtit à mon intention seule, pour que j’y dispose en planches empoussiérées et finalement recourbées par le poids et le temps ces rangées infinies et indigestes de livres ; un blaireau – ces scènes dominicales au miroir, il ne fallait pas le déranger de peur qu’il ne se coupe, l’esprit mutin qui nous animait alors incitant bien sûr à défier la consigne paternelle, et à le faire enrager ; et pour clore cet inventaire futile : la montre Tissot au bracelet or et argent, version manufacturée devenue soudain inutile, qui a pris place dans le boîtier de mon propre spécimen Caravelle – New York. J’en ai laissé trotter les aiguilles à l’heure européenne, par angoisse (mais de quoi ?), par superstition ? par lâcheté ? par indifférence ou paresse ? Je ne sais pas trop. Je l’ai laissée inexplicablement courir le temps comme si de rien n’était, telle qu’il l’aurait lui-même consultée. Je l’ai laissée en l’état, comme si tout avait continué.

vendredi 2 octobre 2020

TRAITS D'ESPRIT

      Hamelin, toujours. Dans sa musette, ce joueur de flûtes a quelques tours et traits d’esprit : la scène du billard sur le campus McDonald de McGill avec Burné : « C’est réconfortant de constater que le régime universitaire ne comporte que trois cycles, alors que l’enfer de Dante comprend, quoi ? sept cercles ? » (ibid., p. 206). Ou : « – Vois-tu, Burné vient juste de lire Sade, et ça l’a un peu marqué. Il investit beaucoup dans ses lectures de chevet. – C’est rare, de la philosophie qui fait bander, grommelle Burné. » (p. 217)…

LE MONDE DES MOTS

     Louis Hamelin : La Rage (1989 – 2006, Montréal, Boréal/Compact). Les pages trouvailles malgré l’irritation éprouvée à l’abus des périphrases notamment, des bons mots auprès du lecteur au gré des répétitions-reformulations, du maniement quasi-ostentatoire de la langue, qui à certain degré participe de l’emploi de l’humour et de l’ironie, à d’autres moments beaucoup moins. Et cependant, dans sa géographie d’emblée très politique, le squat sur « la terre interdite de Mirabel », le long de la propriété fédérale de l’aéroport, et la violence sociale qui en accompagne l’histoire (voir la remarque presque liminaire à propos de Malcolm Lowry : « que le véritable péché originel pourrait bien avoir été la propriété foncière du paradis », p. 13), les échanges entre personnages qui y mettent toute la distance et la réflexivité requises, comme avec Johnny : « Il eut un sourire perplexe, peut-être un rien méprisant, et il dit doucement : – Ton monde, c’est vraiment les mots, hein ? » (p. 116). Ou avec Christine : « Elle me lança du feu. Puis elle secoua la tête avec commisération : – Tu te penses drôle, peut-être ? On dirait que tu sais jouer avec les mots. C’est tout ce que tu sais faire ? » (p. 125).

CONTRE-MANIÈRE (WERTHER)

    Au détour satirique du portrait de l’ambassadeur, livre II de Werther, les marqueurs discontinus mais significatifs de la manière Sturm und Drang, en passant du rédactionnel au littéraire : « J’aime le travail rondement mené et tel qu’il est je le laisse ; lui, il est homme à me rendre un mémoire en me disant : « C’est bien, mais revoyez-le, on trouve toujours un mot bien meilleur, une particule mieux appropriée. » Je me donnerais alors au diable ! Il ne doit pas manquer un seul « et », une seule conjonction, et de toutes les inversions qui parfois m’échappent, il est l’ennemi mortel ; si on ne lui moud pas ses périodes selon la mélodie traditionnelle, il n’y comprend plus rien. C’est un supplice que d’avoir affaire à pareil être. » (trad. J.-F. Angelloz, Paris, GF, 1968, p. 100). Ironie contre-rhétorique et contre-grammaticale ; grammaire du sujet, nouant l’identité par l’inconscient, la manière à son insu, par l’expression du sentiment et de la passion : « qui parfois m’échappent ».

jeudi 1 octobre 2020

PAROLES

     De certains préliminaires épistémologiques, mis à la marge pour le moment : cet argument qui exige en particulier d’être précisé, l’étroit rapport entre la voix et la parole. À plusieurs reprises, j’y ai touché par la phrase continuée et le phrasé. La différence capitale entre le singulier, parole et le pluriel, paroles. Le régime du singulier et du spécifique – comme porteur d’interrogation de la valeur ; l’usage du côté de l’oral et de l’oralité ; le champ religieux et mystique, l’hypostase de parole en Parole. Voir aussi Péguy. Les emplois pré-linguistiques. Puis aussi : Humboldt – Saussure (cf. Écrits) – la linguistique de la parole – Benveniste : parole – discours – Lacan. Parole et silence. Parole et langage. Verlaine : Romances sans parolesBeckett : Actes sans paroles (Act without Words I & II). Hopkins. Sprung Rhythm. Le mouvement de la parole dans l’écriture. Là où il est uniquement question de « writing as the record of speech ». L’obstination d’Henri Meschonnic dans sa propre théorie du rythme à livrer la référence à Hopkins à partir de la traduction de Du Bouchet (lettre à Robert Bridges, 6 novembre 1887, n.3 de la revue L’Éphémère, 1967). Voir la clarification efficace d’Andrew Eastman à ce sujet (L’Utopie de l’art, Classiques Garnier, 2020, p. 243 sqq).

LE PETIT POINT FRAGILE

   La radio qui éructe de bon matin sur le bord de la table, au milieu des traînées de céréales, des assiettes tachées de confiture, du lait répandu sur la toile cirée. En attendant : Radio-Canada et les inénarrables fautes de français des animateurs de programme qui défilent dans les studios. On les corrige mentalement, par pur réflexe, mais on a de toute manière, et depuis fort longtemps, abandonné la partie : les habitudes syntaxiques de ces locuteurs sont aussi têtues qu’incurables. Une fois le calme et le silence revenus dans la maison, l’illusion sabbatique, peu durable, d’être à soi, à son esprit et à un travail intime que personne n’osera déranger. Autrement dit : celle de vivre une villégiature forcée. D’évoluer dans un point isolé et cerné du monde. Un point d’observation et d’écoute des spéculations épidémiologiques comme des péroraisons et improvisations politiques qui soufflent le chaud et le froid dans nos existences et croient pouvoir ainsi en disposer.

LA SURPRISE OU LE CHAMP DE BLÉ

 Comment enfin décrire la surprise qui naît ou renaît de manière inattendue au détour de certaines pages ? L’expérience à la fois ordinaire et extraordinaire de cette soudaine discontinuité a chaque fois la valeur d’un événement – événement du lire qui se détache dans le continu de la masse narrative ou poétique par une trouvaille – souvent simple, élémentaire, capable d’instaurer (de) l’évidence. Par exemple, Pessoa (Œuvres poétiques, p. 456) et « le grand silence du blé privé de vent ».

DU CONVERSATIONNEL

      Aussi : en parcourant hier de nouveau le chantier Michel de Certeau, parce qu’y insiste peut-être la question pragmatique (son modèle de discours avec la rhétorique), il m’apparaît doublement nécessaire de considérer l’articulation poétique-politique manière/manières autour de la conversation et du dialogue, c’est-à-dire au moins les modèles linguistiques, oraux-culturels, ethnographiques, mais aussi éthico-philosophiques du dialogue – autre aire à côté de la déclinaison anthropologique des manières par les sciences sociales (Durkheim, Lévi-Strauss, Bourdieu, De Certeau, Elias, etc.) qui effacent par la restriction à la modalité l’histoire épistémologique du concept –. En vue : le théâtre. Ce sont des raccords de pensée que je fais ici bien entendu. Mais il m’a toujours semblé bizarre (ou bizarrement significatif et prometteur) que le concept soit en emploi et réemploi chez des dramaturges qu’on peut difficilement suspecter de classicisme (et puis d’abord, qu’est-ce que cela veut dire ?) : Beckett, Koltès, etc. Cela, je crois l’avoir déjà noté ailleurs.

APPÉTIT

     Au petit matin, 7 degrés au-dessus de zéro. La pente lente, refroidie et vaguement hostile de l’automne. Et malgré l’entrée progressive dans le gel des saisons inertes, la sensation intérieure après les maigreurs brusques de l’été d’un corps en excès. Lourd. Clumsy en fin de compte : à la manière ambulatoire des phoques du Saint-Laurent. C’est qu’à force d’entretenir la faim et même l’insatiabilité, l’excroissance de graisses a fini de manière presque invisible par prendre le dessus sur les os et les muscles et les dissimule désormais. La maladie centre l’obsession sur le ventre ; mais elle marque plus heureusement aussi l’appétit pour les lectures, la presque boulimie de mots qui viennent combler le rien. Désirs : reprendre le Journal de Kafka ; La Rage de Louis Hamelin ; laisser reposer Pessoa pour un temps incertain ; revenir à Under the Volcano. L’envie également de retourner à Maldoror. Le chant de la prose avec ses excès potachiques, humour et parodie (voir dans mon souvenir Claude Bouché, Lautréamont : du lieu commun à la parodie, Paris, Larousse, 1974). Il aurait sans nul doute sa place dans la liste des diseurs en prose