Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

« PAR CES TEMPS TOUFFUS ET IRRESPIRABLES » (MBEMBE)

Délice à suivre l’interview1 d’Achille Mbembe, jusque dans ses excès et ses improvisations, comme une gifle à la bêtise française. Je ne détaille pas l’ensemble de la critique, j’en décline quelques motifs éloquents. Le premier geste, celui de déraciner les fixations identitaires sous l’espèce d’un verdict désagréable : que la France sur ce point « peine à entrer de plain-pied dans le monde qui vient » et, c’est comparativement à d’autres situations nationales un euphémisme on ne peut plus généreux, car elle y va plutôt à rebours ; que l’Europe « n’arrête plus de ronfler » dans ses certitudes et risque sur ce mode de devenir même « une menace pour le reste de l’humanité ». Ce qui évoque cette réflexion plus ancienne du romancier Jean-Marie-Gustave Le Clézio dans un entretien accordé en mai 1997 à Jacqueline Dutton, l’histoire négative de la construction européenne, l’altérité à ses principes y étant posée par principe comme extériorité, le contraire d’une utopie2. Il s’agit en premier lieu de sortir un continent de ses légendes civilisationnelles et d’obliger un pays en particulier à « faire face à son déclassement international ». Le deuxième geste fait apparaître la conséquence, apprendre à « redéfinir » dans un monde multipolarisé « les paramètres non plus de l’universel, mais de ce qui nous est commun en cet âge planétaire ». Cette mise en cause de l’universalisme comme particularisme (quand il « se fait ethnique », dit Mbembe) n’est pourtant pas nouvelle ; mais le débat français s’est enlisé au cours des trente dernières années dans une série de batailles intellectuelles visant à le restaurer et à le perpétuer. Il est notamment inséparable des essais de liquidation des pensées du soupçon des années soixante et soixante-dix, sur lesquelles inversement ont pris appui quelques-unes des critiques postcoloniales (le modèle foucaldien entre autres). Point remarquable : la mise en crise de l’universalisme passe par l’argument de la langue et de sa diversité empirique : « À un moment historique donné, la langue française a cessé d’être une langue ethnique. L’Afrique a permis à la langue française d’échapper à son destin ethnique. » Dénationalisation paradoxale au profit des peuples et des sociétés assimilés qui se sont appropriés l’idiome dominant, ce qui n’annule évidemment en rien les difficultés ou les conflits propres à la coexistence et à la concurrence entre le français, son statut officiel reconnu ou non, et les langues et/ou dialectes en usage dans les pays issus des anciennes colonies. En substituant à l’universalisme « l’en-commun » (décliné sous la forme de « ce qui nous est commun », « l’humanité a désormais en commun », « la réalité d’une communauté objective de destin », « un futur en commun », « de possible vie commune »), on déjoue peut-être l’idéologie du « communautarisme », cet autre épouvantail à moineaux qui suppose une « différence […] inéradicable » en lui adressant d’autant mieux ce « reproche de ne point vouloir s’intégrer ». Certains enjeux n’en restent pas moins sans réponse. L’universalisme est une version – historiquement et culturellement située – de l’universel ; est-ce à dire que la critique de l’un entraîne nécessairement l’éviction de l’autre ? L’universel suppose en outre d’être mesuré au « global » [angl.] ou au « mondial », aucun de ces termes n’étant équivalent. Par ailleurs, indépendamment de la conceptualisation à laquelle le soumet Mbembe, il convient de souligner combien dans le champ de l’anthropologie, des études postcoloniales, de la sociologie, de la philosophie ou même des littératures, le commun est devenu un concept commun pour rendre compte de faits sociaux, politiques ou culturels. Tandis qu’il est ici disposé à l’échelle transnationale, dans une histoire fondée sur « la circulation des mondes » (mais qu’appelle-t-on un « monde » ? à quoi le reconnaît-on ? comment le délimite-t-on ?), sur les « parcours », « chemin » ou « rencontres », ce qui inclut sous la figure du « passant », les migrations, diasporas et autres exodes, notamment des plus faibles, pour des raisons d’économie ou de survie, il n’est pas certain en retour que l’idée de nation soit en regard si aisément réductible à une « mythologie » ou que cette mythologie soit « vide ». Du moins en sa transnationalité et sa postcolonialité la théorie du commun ne saurait-elle passer par-dessus des catégories, certes lestées par l’histoire, peut-être même suspectes, mais dont les valeurs épistémologiques à confronter ont su ou pu rendre compte dans un cadre variablement mondialisé des fabrications des collectifs : sociétés, nations, peuples, pour n’en prendre que quelques-unes, des plus massives, ne peuvent être inversement subsumés sous une logique uniment universaliste ou identitaire. Le troisième geste, en guise de corrélat obligé, met au jour cette propriété de l’universalisme à présenter la culture « sous les traits d’une essence immuable ». L’inférence qui suit se révèle néanmoins plus problématique : « En vérité, ce que l’on appelle l’identité n’est pas essentiel ». Elle fait sens s’il s’agit de souligner l'impermanence ou la précarité de l'identité et de la penser par « l’autre » ou le « lointain » (dont il existe au demeurant de non moins nombreuses formulations essentialisées…) La déclaration a ceci de curieux qu’elle balaie rapidement l’héritage des nationalités et des nationalismes en Europe à l’issue des XVIIIe et XIXe siècles, leurs continuations dans les impérialismes coloniaux, exportant des modèles culturels au même titre que la domination militaire, économique, technique, "raciale", double confrontation entre le Nord et le Sud pour reprendre un axe stéréotypé, entre les puissances européennes elles-mêmes. Et la question des identités n’est pas moins en jeu dans les conflits religieux et ethniques dont les espaces « tiers-mondisés » ont été ou sont encore le théâtre. Ce que les mondialisations (distinctes de la mondialisation dans l’acception étroitement économiste du terme) laissent entrevoir ce n’est pas le caractère inessentiel – que démentent les zones, les modalités, les acteurs des résistances à ces processus – mais l’historicité radicale et mouvante des identités culturelles. Ce qui « étale partout ses limites », ce serait plutôt le passé d’une définition, une ontologie qui oblige inversement à réviser les cadres épistémologiques qui en ont garanti jusque-là les théories, ces cadres ayant une incidence immédiatement collective et politique. Le dernier geste est ce qui sépare dans le propos de Mbembe la guerre de la lutte. D’un côté : « Plus elles perdent de leur signification à l’intérieur, plus les démocraties atlantiques ont besoin de conduire des guerres interminables au loin. Tout cela exige l’invention permanente du “bon ennemi”, celui-là qui nous permet de décharger à l’extérieur le surplus de violence qu’on aurait sinon à exercer à l’intérieur, au risque de déclencher une guerre civile. La guerre externe permet à la démocratie de faire reculer le spectre de la guerre civile. Auparavant, ce sont les colonies qui servaient d’exutoire à ce surplus de violence. Elles servaient de champ d’expérimentation de toutes sortes de guerres hors-la-loi et de toutes sortes d’atrocités. Aujourd’hui il faut externaliser cette violence d’une autre façon. Il faut par ailleurs comprendre que la guerre est devenue un rouage essentiel de la vie économique et technologique des démocraties. » Et l’adjectif « atlantiques » – au lieu de l’attendu « occidentales » par exemple – pointe spécialement le paradigme états-unien. Aussi démystificatrice que séduisante, l’explication ne cesse pas toutefois d’être simpliste. Sur quels critères se partagent donc l’intérieur et l’extérieur (et il faudrait en sus raccorder malignement dans l’entretien les valeurs éthiques distinctes et spécifiques à « au loin » et à « le lointain ») ? À quelles causes se rattache ce « surplus de violence » ? À quelle nécessité même répond pour de telles sociétés cette économie de la violence en sa forme spécialement démocratique ? De l’autre côté, s’énonce contre « l’époque » le besoin de l’en-commun comme utopie (« rêve » ou « poésie ») – alternative tendue vers un futur qu’il faudra « construire consciemment » et « par la lutte ». L’expression de cette autre nécessité, établie à une « échelle véritablement planétaire », est classiquement traduite dans les termes dialectiques des « vaincus » et des « dominants ». Elle laisse pendantes deux questions : comment s’exhausse-t-on des peuples et des nations à un commun planétaire ? qu’est-ce qui prévient ces « nouvelles formes de la lutte » de ne pas se transformer à leur tour en guerres puisque leur dimension serait devenue désormais planétaire ?

(2) Dans Jacqueline Dutton, Le Chercheur d’or et d’ailleursL’utopie de J.-M.-G. Le Clézio, Paris, L’Harmattan, 2003.