Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

vendredi 22 octobre 2021

ENTRETIEN MEDIAPART

      Entretien (21.10.2021) d’Isabelle Arseneau et Arnaud Bernadet sur Mediapart (partie I), avec Pascal Maillard, « Liberté académique et justice sociale ». La deuxième partie sortira vendredi prochain. L’occasion de répondre aujourd’hui aux deux ministres Blanquer et Roberge et à la tribune qu’ils ont fait paraître hier dans Le Devoir. Au-delà des jeux politiques, l’aporie du débat : décolonialisme vs universalisme.

vendredi 8 octobre 2021

DÉBAT SUR LE TERME

     Entretien France-Culture : Laurent Dubreuil et Mame Fatou-Niang (01.10.2021). Woke again sur toutes les lèvres. Historiques et reprécisions, face à sa réception négative-péjorative, notamment en France.

jeudi 7 octobre 2021

BUSINESS AS USUAL

     Contribution lumineuse de Jason Sider (professeur de littérature anglaise à l’Université d’Oklahoma) dans un article récent de The Chronicle of Higher Education (03.10.2021) : « In Defense of Desinterested Knowledge ». Il lève pour moi l’angle mort repéré dans The Equity Myth. L’auteur montre fort bien que les préoccupations en matière de justice sociale sont en train de changer la nature même des enseignements. Loin de la vision désintéressée des savoirs, ceux-ci serviraient dorénavant les étudiants à leur entrée dans la vie active : changer l’ordre des choses et combattre les inégalités, etc. C’est une réponse à la conception utilitariste de l’université, imposée depuis plusieurs décennies par le modèle néolibéral. Mais cette réponse en est aussi une variante. Et c’est ce qu’ont fort bien compris certains administrateurs qui aimeraient donc vendre à leurs “clients” des programmes ou de nouveaux curricula portant sur la justice sociale. Ainsi s’explique que les cours, écoles ou instituts dans ce domaine se soient multipliés dans les dernières aux États-Unis et au Canada.

BONFIRE

     Thomas S. Kidd, au début de sa brève histoire de The Great Awakening (Bedford / St-Martins, Boston-New York, 2008), ce détail de la lecture qui me fige : « On March 7, 1743, James Davenport, one of the most influential leaders of the Great Awakening, removed his pants and cast them into a bonfire. He called on his followers, gathered on a wharf in New London, Connecticut, to do the same to all their fancy clothes. He believed their apparel had become barriers blocking their full commitment to God. The day before, the crowd had burned a pile of books by a variety of Christian authors, and on this day, some in the audience complied with Davenport’s exhortation to burn their clothes.  » (p. 1). Troublant. Il reste à déterminer si cette question des livres était ponctuelle ou si elle s’est repétée au point d’être une pratique significative.

PAROLE DE COLÈRE

       Ce matin, dans La Presse, caricature délicieuse de Serge Chapleau, représentant le premier ministre du Québec, un dictionnaire des synonymes sous le bras, et répliquant, mi-pincé mi-goguenard : « Vous n’aimez pas ma définition ? Je peux vous en trouver d’autres ! » Il faut dire que le débat public fait rage autour de cette expression de « racisme systémique » dont les emplois répétés ne tendent qu’à fabriquer une évidence ou à imposer un dogme. Le retour à certains sources s’imposent, mêlé de prudence et de méthode minimales, à commencer par la parole des militants. Black Power. The Politics of Liberation, souvent cité et présenté comme point d’origine. L’éditeur (Vintage Books, NY, 1992) inscrit sur sa 4e de couverture que « Stokely Carmichael and Charles V. Hamilton exposed the depths of systemic racism in this country »… À en croire l’index d’abord, le terme n’est pas répertorié alors que « racism » y représente une entrée avec une série de sous-items. En vérité, c’est sur un mode dualiste (overt/covert racism) que s’articule ensuite l’opposition (au demeurant peut-être plus claire et efficace) entre « institutional racism » et « individual racism » dans le but d’en penser la dimension collective. Seuil de complexité supplémentaire : colonialism est posé dans le texte comme équivalent de institutional racism. Point de traces de systemic racism en l’état actuel de ma lecture. Par contre, des occurrences répétées de « racist system », ce qui est sensiblement différent. Mais on voit comment on est passé de l’un à l’autre : inversion et extension à peu près complètes d’une catégorie dont l’historicité n’est pas comparable évidemment. En 1967, c’est une parole de colère, inséparable des Civil Rights, et des obstacles et inégalités continus en dépit des mesures votées. Dans tous les cas, ces termes se rapportent à une rhétorique de combat, pas à un champ ou à un exercice de conceptualisation.

samedi 2 octobre 2021

TRACY

      Ce matin, dans ma boîte aux lettres, The Great Awakening. A History of the Revival of Religion in the Time of Edwards and Whitefield (1842) de Joseph Tracy. Pasteur né dans le Vermont, et diplômé de Darmouth College, pur produit de la Nouvelle-Angleterre, c’est à lui qu’on attribue la catégorie historiographique d’awakening et le récit fondateur de ce curieux mouvement venu de Grande-Bretagne jusqu’aux treize colonies un siècle plus tôt.

CANON MUSICAL

      Le décolonialisme musical de l’Université d’Oxford : Le Devoir (02.10.2021). Édifiant.

LE MODE CRITIQUE

     En cette Journée nationale de la vérité et de la réconciliation (chaque 30 septembre), votée par le gouvernement pour s’assurer que la tragédie des pensionnats autochtones ne tombe pas dans l’oubli, la rhétorique des directions universitaires se distingue non seulement par son conformisme idéologique mais surtout par sa logique de célébration. On ne saurait mieux exposer le malentendu : les institutions d’enseignement et de recherche n’ont pas vocation à célébrer l’autre, les autres, mais plutôt à penser l’autre et les autres, outiller les générations avec des modèles souvent concurrents, parfois contradictoires, issues d’approches disciplinaires plurielles voire divergentes, et les outiller sur le mode critique.

CONVERSION

      Le point historique qu’il serait utile de retracer, dans la mesure où il recroise les préoccupations philologiques, c’est la conversion des Noirs au christianisme au moment du Great Awakening dans les années 1730-1740.

AUTOCENSURE

     Un des lieux de rejet presque abréactif du sondage est la question sur l’autocensure, qui confronte au retour du refoulé : d’aucuns s’en défendront en disant que s’interdire certains mots pour ne pas heurter la sensibilité ne relève pas de l’autocensure. De nouveau le paradigme du ressenti sur lequel on rabat les discours. Il a néanmoins pour fonction de dissimiler des mécanismes mis en place de longue date, souvent naturalisés, l’autocensure qui ne dit plus son nom, inavouable et inacceptable, étant l’outil adéquat pour négocier les contradictions entre les exigences du métier fondées sur l’exercice de la liberté et les pressions idéologiques venues du dehors.

L'ANGLE MORT

      L’angle mort des médias sociaux – encore : la rhétorique de la mauvaise foi et la culture du déni, à commencer par le milieu professoral lui-même, contre les résultats du sondage ministériel. Discussion avec IA à ce sujet, la comparaison qui lui vient avec les discours « antivax » – et les modes opératoires sont effectivement assez similaires : expression en cercles concentriques ; registre de l’opinion et de la conviction ; résistance aux faits et à la rationalité. Non qu’un sondage ne puisse s’exposer à des critiques méthodologiques, et les mesures doivent être prises avec précaution, mais le segment (sample) se révèle en l’occurrence suffisant pour être représentatif. Ce qui depuis le début distingue cette rhétorique, et qui me semble le marqueur le plus inquiétant, c’est l’irrationalisme comme discours de l’élite savante. Inquiétant parce que cela nous ramène à certaines pages sombres de l’histoire. En tous cas, on bute avec ce sondage sur un cas symptôme.

COMMENTAIRE RADIOPHONIQUE

    Commentaire d’Isabelle Arseneau sur Radio-Canada, 29.09.2021 : (Émission Alec Castonguay, à 12h19)Focus pertinent sur la question de la transmission et de l’enseignement, c’est peut-être ce que montre le plus le sondage dans son contraste même : la censure voire autocensure massive (et la voix des chargés de cours, plus précaires, compte pour beaucoup ici) et la nécessité de défendre la liberté académique.

SONDAGE

     En date du 29 septembre, les premiers résultats du sondage, lancé en juin 2021 auprès des communautés universitaires, par la Commission sur la liberté académique, un segment de 1 079 personnes du côté des professeurs, 992 du côté des étudiants, ce qui est plus faible, mais dans les deux cas suffisamment significatif selon les autorités. Au cours des cinq dernières années : 60 % des personnes répondantes affirment s’être censurées en évitant d’utiliser certains mots (19 % l’ont fait rarement, 25 %, parfois, et 16 %, régulièrement) ; 35 % des personnes répondantes affirment s’être censurées en évitant d’enseigner un sujet en particulier (12 % l’ont fait rarement, 16 %, parfois, et 7 %, régulièrement) ; 21 % des personnes répondantes affirment s’être censurées en évitant de publier sur un sujet en particulier (8 % l’ont fait rarement, 9 %, parfois, et 4 %, régulièrement) ; 19 % des personnes répondantes affirment s’être censurées en évitant de faire de la recherche sur un sujet particulier (7 % l’ont fait rarement, 8 %, parfois, et 4 %, régulièrement). Concernant les opinions à propos de la liberté universitaire : 82 % des personnes répondantes considèrent que les membres du corps professoral devraient pouvoir utiliser tous les mots qu’ils jugent utiles à des fins universitaires. 90 % des personnes répondantes considèrent que les membres du corps professoral devraient pouvoir traiter tous les contenus relevant de leur domaine d’expertise, et ce, peu importe leur genre, leur identité de genre, leur orientation sexuelle, leur ethnicité ou leur religion. Mais les écarts se creusent dans les détails, notamment, et sans surprise entre le corps anglophone et les membres francophones. Sources : Sondage corps professoral (site du ministère de l’enseignement supérieur) ; Sondage communauté étudiante (site du ministère de l’enseignement supérieur). Triste tableau dans tous les cas.

LE CAPITAL DE CONSCIENCE

      Suite à l’awareness. L’éthique personnelle et l’industrie qui prend en charge les techniques de soi en matière de prise de conscience. Il y a un triple problème perceptible : a) quand on passe de cette exigence individuelle à une valeur collective imposée – c’est ce transfert qui est pointé dans un article de journal que je lis au hasard sur la mort de Joyce Echaquan : « Un an plus tard, la mort troublante de la femme atikamekw force toujours une “prise de conscience sociale” » (Le Devoir, 28.02.2021). Le mot central est « force » puisque cela se ferait par-devers soi, malgré qu’on en ait. C’est la même rhétorique qui agit lorsqu’un drame de ce genre advient : la société civile, les représentants de l’État, les politiques doivent reconnaître le racisme systémique – au sens où il serait révélé par les événements et les faits, alors qu’il convient de le démontrer ; b) cette éthique peut parfaitement s’allier à une forme de conservatisme sous l’espèce de l’émotion – l’empathie, la sensibilité – l’awareness ne vous coûtera que quelques tristes sanglots bruyants et théâtraux – au lieu du travail d’élucidation critique ; c) par-delà les racines religieuses, l’awareness semble étroitement coordonnée à la sociologie élitaire du wokism. Car n’est pas éveillé qui veut ; le sens de la justice sociale est encore moins inné. Même si cela doit heurter nos convictions démocratiques élémentaires. Voir Bourdieu et Questions de sociologie. La justice se pratique sur la base d’un capital de conscience. Elle présuppose un capital culturel et scolaire qui peut être ensuite converti en plus-value politique à proportion des engagements, des compromis et des actions de chacun.

INGÉRENCE

  La question des bureaucraties EDI, c’est outre la version codifiée et institutionnalisée de la justice sociale qu’elles représentent, départager entre ce qui revient à la tradition étatiste, donc la politique publique d’intervention et ce qui ressortit sous ces traits même à de l’ingérence qui avance sans crier gare. De ce point de vue, il s’agit là d’une étape supplémentaire, et probablement d’un tournant, depuis la création du programme des chaires de recherche du Canada. Voir l’analyse proposée à l’époque par Yves Gingras : « Les chaires de recherche du Canada – plus d’argent mais moins d’autonomie pour les universités » (Le Devoir, 22.10.2002). 

AWARENESS ET AWAKENESS

    Par-delà les contorsions rhétoriques que l’on perçoit dans la sphère publique, les spéculations autour du mot « woke » dans les médias, ici mais également en France, tout cela indique d’une part que la philologie en est le plus souvent ignorée, non seulement le vernaculaire afro-américain, son point de départ, mais ce qu’il annexe des racines religieuses de la société états-unienne plus largement, The Great Awakening des années 1730-1740 ; d’autre part que le signifiant entretient aussi la perception tronquée du phénomène social, cas typique de ce que Nietzsche appelait l’illusion grammaticale. Il empêche de voir. Cette approche partielle est souvent intéressée, particulièrement à gauche, où l’on aimerait n’y voir qu’un phénomène militant, aux radicalités et aux excès de temps à autre condamnables. Alors qu’il s’agit d’une attitude répandue, dont j’ai dit et redit la sociologie, une attitude qui prend la forme d’une éthique personnelle. Mêlée d’intransigeance puritaine, cette éthique conjugue les traits de l’awakeness, l’état de vigilance à l’égard des injustices sociales et spécialement raciales, et de l’awareness, la prise de conscience, exercice tourné d’abord vers soi (et c’est probablement à ce niveau que travaille la matrice protestante), mais également vers les autres : faire prendre conscience. Impossible enfin de ne pas relier la wokeness aux prédications du XVIIIsiècle (Edwards, Whitefield), adressées aussi bien aux colons qu’aux esclaves et aux populations autochtones, sur l’économie du péché principalement. Car les blancs pécheurs d’Amérique doivent rédemption – et racheter aujourd’hui les erreurs de l’histoire. Robin diAngelo l’a bien compris : de même qu’on ne peut pas ne pas être pécheur, on ne peut pas ne pas être raciste. L’important est de le reconnaître – to be aware of it. Ce qui peut vous y aider, c’est l’industrie moderne de la conscience, qui a pris les relais des techniques de soi comme dirait Foucault, mais également du temple ou de l’église : les ateliers de formation diversitaire, les logiciels de rééducation antiraciste, mis au point dans les entreprises et exportés vers les organismes d’État, le monde de la culture, les écoles et les universités. Comme quoi, capitalisme et protestantisme sont décidément liés…

MARRONNAGES

     L’inventivité disciplinaire à la française (ça décoiffe, accrochez-vous) ou la pensée mise à la mode : la revue Marrronnages. Les questions raciales au crible des sciences sociales

DÉMOCRATIE ILLÉBÉRALE ?

    Cancel culture et démocratie illibérale : lecture-conférence de Laure Murat :  De quoi hier sera-t-il fait  ? (Réflexions sur la Cancel Culture, 13.08.2021 – Banquet du livre d’été). Non sans ambiguïtés, je trouve. La même erreur de perspective sur « woke » : illusion philologique – linguistique qui entretient le mot dans l’image activiste. Ce qui est vrai. Ce qui l’est non moins c’est la citation de l’actrice Jodie Foster, typique par son double trait – awareness et awakeness – de la wokeness dans les milieux blancs, progressistes, etc. Murat ne semble pas même relever ce problème.

PRÉJUGÉS

    Si l’on remet en perspective, cette hypothèse entraîne plusieurs lectures. D’un côté, le primat de la bureaucratie égalitariste adossée à la dynamique de la mouvance « woke » a fortement perturbé le bon usage des libertés publiques dans l’espace démocratique, et spécialement de la liberté académique en contexte universitaire. De l’autre, il y a lieu de penser que cette bureaucratisation de la lutte pour la diversité et l’équité risque d’aggraver sur le long terme les inégalités, et notoirement les inégalités socio-écononiques. W. B. Michaels fait cette remarque juste que le discours anti-discriminatoire des nouvelles gauches ne met pas tant l’accent sur les disparités, notamment la question de la richesse et de sa distribution, que sur les préjugés. La thématique des privilèges blancs a pour fonction essentielle de mettre en oubli les privilèges sociaux. Or il me semble que la montée en puissance de l’idéologie actuelle est en train de mettre le couvercle sur une marmite très puissante, ce qu’avaient révélé les mouvements sociaux de 2012 autour du Printemps Érable. La surenchère – souvent émotionnelle (parce que dans les faits il y a du travail sur ces points concrets) – sur les Noirs et les populations minoritaires, les LGBTQ+ ou les intersectionnels, tout cela vise à dissimuler du même geste un profond conservatisme socio-économique. Or cette approche pose de vraies questions quant aux rapports universités – sociétés. Dans ce contexte, on n’oubliera pas deux choses : a) que le wokism ne s’est pas inventé dans la rue, mais qu’il est issu socialement de milieux éduqués, progressistes, etc. C’est moins un phénomène associatif qu’une approche élitaire. On assiste actuellement à une take over des élites ; la version de la justice sociale d’après les dominants qui nous parlent tellement, la larme à l’œil, des dominés. b) la bureaucratie « égalitariste », déclinée en vérité sur un modèle dogmatique, imposée par ce biais par Ottawa à l’ensemble des universités canadiennes est-elle adaptée aux besoins, difficultés, enjeux et des universités et de la société québécoises dans leur ensemble ?

CAPITALISME DIVERSITAIRE

   Ce qui est implanté au cœur des organismes publics, du monde de la culture, de l’enseignement et de la recherche, ce ne sont pas des plans de justice sociale mais des plans managériaux qui convoquent les notions familières et reconnues de la justice sociale. On n’y voit que du feu, puisque sous le label « équité », on croirait aisément à des mécanismes sociaux de correction dans la tradition du Welfare State. Cette offensive néolibérale laisse au contraire penser qu’il existe une corrélation étroite depuis le début entre le capitalisme diversitaire et la culture comme nouvelle idéologie politique – ou outil de gouvernementalité.

L'OFFENSIVE NÉO-LIBÉRALE

     Dans l’ensemble, ce à quoi on assiste c’est à une offensive nouvelle de néo-libéralisme, au nom des valeurs de la justice sociale converties en valeurs managériales. L’idéologie de la diversité qui a supplanté au cours des années 90 le discours et les pratiques de l’affirmative action et de l’équité a été amplement acclimatée dans et par les milieux entrepreneuriaux. La bureaucratie égalitaire, mise en place par l’État et qui semble porter la marque de l’interventionnisme, n’est qu’une variante de cette privatisation des valeurs. Voir Carol Agocs et Catherine Burr, « Employpment Equity, Affirmative Action and Managing Diversity : Assessing the Differences  » (International Journal of Manpower, 17, 4/5, 1996, p. 30-45). Il existe dans le milieu une littérature exponentielle à ce sujet. Pour une mise au point, Cliff Oswick et Mike Noon, « Discourses of Diversity, Equality and Inclusion: Trenchant Formulations or Transient Fashions? » (British Journal of Management, 25-1, 2014, p. 23-39). La diversité est souvent envisagée comme moyen d’améliorer les relations entre les individus ou les groupes de travail. Outil de gouvernance, elle sert à faire progresser la culture de l’entreprise. Le catéchisme en est également disponible en langue française, par exemple chez une Isabelle Barth : Manager la diversité. De la lutte contre les discriminations au leadership inclusif (Paris, Dunod, 2017) : « Qu’est-ce que la diversité en entreprise ? Comment mettre en place une stratégie d'inclusion et en faire un pilier de la performance ? Avec quels outils la déployer ? Dans un monde globalisé, les entreprises ont compris la nécessité d'adopter un management plus respectueux des différences. Elles sont de plus en plus nombreuses à conduire le changement vers l'inclusion et à en percevoir les bénéfices stratégiques et innovants : image plus positive, bien-être au travail, équipes plus collaboratives, intégration des talents... Cet ouvrage opérationnel propose des plans d'action et des conseils, des cas d'entreprise et des témoignages pour impliquer toutes les parties prenantes (direction, managers, salariés, clients, fournisseurs, instances représentatives...). Par une approche de la diversité à la fois juridique, managériale et psychologique, il répond aux défis suivants : Comprendre les mécanismes discriminatoires. Dresser un état des lieux des bonnes pratiques. Conduire une politique de diversité gagnante. Mettre en œuvre un management inclusif innovant » De vrais gauchistes nos patrons d’entreprises.

SOUS-TEXTE NATIONALISTE

     Il reste que la valeur des mots opère ici en plein champ politique. Traiter de woke le leader de Québec Solidaire est évidemment très injuste. Le parti d’extrême-gauche contient assurément une mouvance décolonialiste qu’il a lui-même cherché à mater, au prix de la division, et qui, malgré tout, demeure minoritaire. Au-delà du conservatisme duplessien et de la « Grande Noirceur », le recours insultant à woke qui lui fait face est caractéristique de l’évolution du mot dans la rhétorique de droite. Ce changement est perceptible ailleurs, par exemple dans certains think tanks libéraux en Europe, voir par exemple Pierre Valentin, aux publications de la Fondation pour l’innovation politique, que me signale Pascal Maillard : L’idéologie woke. Anatomie du wokisme (1) et L’idéologie woke. Face au wokisme (2), juillet 2021). Ce changement va probablement alimenter d’un côté le discours de l’instrumentalisation, de l’autre celui de la victimisation. Il ferait presque oublier que les marquages négatifs, ironiques ou polémiques sont aussi imputables aux gauches, marxiste, libertaire, sociale-démocrate. Ceux-ci observent d’un œil inquiet cette concurrence idéologique et craignent pour leur propre déclassement, selon une dynamique reconnue de longue date par les sociologues. Mais l’emploi du terme par Legault ne vise pas uniquement à porter le stigmate vers l’adversaire en le diabolisant. Il contient un sous-texte nationaliste et identitaire inséparable des tensions culturelles entre anglophones et francophones. Est woke ce qui est contraire aux valeurs de la province, ou consiste à refuser de s’aligner sur elles, de s’y conformer ou plus simplement de les défendre. Est woke ce qui émane du Canada anglais, dans une plus large mesure des terres états-uniennes ; est woke toute forme d’inféodation à l’idéologie officielle qui domine dans l’espace anglophone ; est woke finalement une variante des discours et des attitudes néocoloniaux. Bref, woke serait anti-québécois. Sans doute ce champ de connotations est-il loin des valeurs primitives du mot, attaché à « l’éveil » en matière de justice dite raciale et sociale. Mais il est à même d’interpeller efficacement une partie de l’électorat. Au-delà de l’antinomie progressisme vs conservatisme, cet emploi fait valoir deux points : a) une compréhension que le phénomène auquel s’oppose Legault n’est nullement minoritaire mais plus répandu qu’il n’y paraît, et c’est probablement le point le moins contestable de la controverse, celui qui se vérifie ; b) une réappropriation et une réinterprétation de woke selon les termes et les courants de pensée qui traversent le débat politique québécois.

LE WOKE ET LE MONARQUE

     À l’assemblée nationale, à Québec, l’échange d’invectives – ce qui n’a jamais beaucoup élevé le débat politique – entre Gabriel Nadeau-Dubois (QS) et François Legault (CAQ) : « Depuis quelques jours, le premier ministre a succombé à l’un de ses pires défauts. Il s’est mis à faire sa meilleure imitation de Maurice Duplessis. Il s’est autoproclamé chef de la nation québécoise. Je suis désolé de péter sa balloune. » Etc. À quoi l’intéressé, piqué au vif, a rétorqué : « Le chef de Québec solidaire nous parle de Maurice Duplessis. Il avait beaucoup de défauts, mais il défendait sa nation. Il n’était pas un woke comme le chef de Québec solidaire » (Le woke et le monarque s’affrontent au Salon bleuLa Presse, 15.09.2021). Certes, l’eau bout en temps d’élections (fédérales), un an avant celles de la province. Depuis, on aura entendu certaines voix du Canada anglais, on ne peut plus condescendantes à l’égard de dirigeants francophones, ces derniers méritant en particulier d’être rééduqués en matière de racisme systémique – ce dogme national. Car il est bien connu que le peuple québécois est un agrégat de cul-terreux et d’incultes, incapables de reconnaître leur diversité culturelle. On assiste là à léternelle déclinaison – éduquer les Blancs (Black Panthers), éduquer le peuple – qui dénonce d’elle-même le conservatisme social des élites politiques.

DÉFI ET COLLUSION

  On a pu admiré ces dernières semaines dans les médias les contorsions rhétoriques, les ellipses ou les silences de chroniqueurs, journalistes, gens de lettres, dirigeants politiques pour tenter de minimiser le sens et les conséquences du pédagogique autodafé de 2019 en Ontario. Aucun lien bien entendu entre les pratiques de désinvitation, de deplatforming, de censure et l’acte de brûler les livres. Aucun. D’ailleurs, il ne s’est rien passé. Ce n’est pas si grave – après tout, on aura fait au cours de l’histoire mille fois pire aux populations autochtones, asservies ou anéanties – guerre virale, génocides, éradication culturelle, soumission économique, etc. – sans percevoir que les descendants et les représentants de ces mêmes populations sont ceux qui ont pris en premier la parole pour condamner sans équivoque le geste, que l’histoire n’est pas un tribunal dans lequel on émet comparaisons et jugements (« tu es élu », « tu es damné »), que s’il y a bien une chose révélée par cette affaire c’est la collusion immédiate entre un courant idéologique et le pouvoir central.