Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

dimanche 30 octobre 2022

BRUNO CLAISSE "IN MEMORIAM"

   Silence et dette ce matin. Celui sans lequel on ne serait pas soi-même. Une rencontre qui imprime la trajectoire d’une vie.

    « Adieu », comme disait Rimbaud. 

    Après Yann. Mais qu’est-ce qui arrive ?

CRITIQUE ET TACTIQUE

     

Allocution passionnante de Stéphanie Roza, à l’occasion de la parution de son dernier livre, Lumières de la gauche, Éditions de la Sorbonne, 2022, dans une librairie du Plateau. L’autre versant de La Gauche contre les Lumières ?, plus historique cette fois. Échanges collectifs sur l’actualité, le délitement intellectuel du camp du progrès. La distance requise aussi par rapport au couple Horkheimer-Adorno et une tradition de pensée à laquelle j’ai été longtemps nourri. Retour sur les ambiguïtés de Foucault, notamment certains liens aux pensées contre-révolutionnaires, la proximité avec le camp des Nouveaux Philosophes, le pessimisme qui porte l’analyse des quadrillages, micro-pouvoirs, techniques de disciplinarisation. Il me semble qu’à l’époque Michel de Certeau est celui qui traque le plus lucidement cette faille : il admet la prémisse foucaldienne selon laquelle il y a des quadrillages, des pouvoirs, des assujettissements mais le contrepoids c’est le champ des tactiques, des procédures, l’ouvrier et la perruque : la politique des réémplois – la prise de parole – disjoindre les normes et valeurs des « langages » (économie, médias, savoirs, État, etc.). Il n’y pas de messianisme révolutionnaire à l’horizon, ce modèle déjoue et la dialectique marxiste et le nietzschéisme foucaldien ; quoique : la question sud-américaine prégnante chez Michel de Certeau. Dans tous les cas comment créer un monde commun autre, un monde commun sans être « un » mais multiple (les cultures minoritaires, les oubliés de l’histoire, des mystiques aux Indiens d’Amérique, etc.) Probablement la pensée, prise à la jonction du langage, de la culture, du politique, qui ma le plus marqué ces vingt dernières années.

vendredi 28 octobre 2022

L'AMBIVALENCE DU MULTIPLE

      Dans tous les cas, l’investigation philologique empêche de voir seulement dans la cancel culture une série de réactions cathartiques, l’expression d’un ressentiment ou d’une colère populaire. La traduction politique de ce problème tient dans l’accusation récurrente du côté des médias (surtout conservateurs, mais pas exclusivement), et parmi les dirigeants eux-mêmes, de « maccarthysme de gauche » avec sa chasse aux sorcières. En vertu de son caractère à la fois analogique et anachronique, une telle étiquette ne peut que manquer la singularité du phénomène. À cette perception s’attache enfin le lieu commun de la foule ou de la meute, notamment sous l’espèce de la woke mob ou online mob, désignant une entité collective désorganisée ou spontanée. Variante de la peur du peuple. De ses origines communautaires aux manœuvres d’ostracisme, la cancel culture apparaît donc comme multiple et ambivalente.

CALL-OUT, OUTRAGE, CANCEL, ETC.

    Ce rappel oblige à distinguer la cancel culture de la call-out culture avec laquelle on l’amalgame trop souvent, tout ce qui relève des mécanismes de dénonciation ou de calomnie (public shaming) voire d’intimidation et de harcèlement. Alors que la cancel culture se rattache initialement à une politique d’empowerment des minorités noires, les appels aux expéditions punitives contre les puissants s’inscriraient dans un autre récit, et constitueraient une variante de ce qui est parfois désigné sous le terme de culture de l’indignation ou outrage culture (voir de nouveau Aja Romano). Dans les faits, les cadres sont beaucoup plus poreux qu’il n’y paraît. Ce qui est certain, c’est que la valeur d’abord circonscrite de cancel culture s’est progressivement diluée, exactement comme pour woke qui, pourtant issu du dialecte afro-américain, en est venu à désigner un courant de justice sociale très largement dominé par des populations blanches, diplômées, au mode de vie citadin et aux convictions progressistes (voir Olivier Moos).

DES BUS AUX RÉSEAUX SOCIAUX

   La nouvelle acception, attestée par la plupart des dictionnaires de langue anglaise, est classée comme argotique (slang) par le Collins, ce qui permet de rappeler qu’elle s’enracine d’abord dans la culture populaire. La source en serait notamment en 1991 le film New Jack City dans lequel un gangster nommé Nino Brown (Wesley Snipes) se débarrasse brutalement de sa petite amie : « Cancel that bitch. I’ll buy another one ». Cette marque de la langue vernaculaire n’est sans doute pas étrangère au scénariste Barry Michael Cooper d’origine afro-américaine. Si le terme s’est propagé par la suite, notamment dans l’univers musical du rap, il est inséparable dans la dernière décennie de luttes qui ont vu naître les mouvements Black Lives Matter et #MeToo. Un de ses points d’émergence autour de 2012 est le Black Twitter qui, sur des bases communautaires, œuvre à une forme de militantisme (là-dessus, voir la synthèse de Meredith Clark, « Black Twitter: Building Connection through Cultural Conversation », Hashtag publics: The Power and Politics of Discursive Networks, Peter Lang, 2015, p. 205-217.). Tandis qu’elle traque et contre les expressions publiques du racisme et/ou du sexisme, la technologie numérique est conçue comme un nouvel outil de justice sociale. Dans ce qui est appelé désormais digital (ou hashtag) activism, la linguiste Anne Charity Hudley perçoit ainsi la survivance d’une culture ancienne, propre aux communautés noires, celle des boycotts dans le Sud des États-Unis, à commencer par celui des bus de Montgomery (1955-1956). Elle l’inscrit par conséquent dans la continuité des Civil Rights et de leurs tactiques de contestation (voir Aja Romano, « Why We Can’t Stop Fighting about Cancel Culture », Vox, 25 août 2020).

CHANCELER OU CANCELLER ?

     Il y a probablement d’autres explications à la résistance de l’emprunt anglais. Ce qui est drôle, comme toujours, c’est la circulation et le métissage des langues. Le miroir français-anglais. À la base, le couple « annuler » et « annulation » qui consiste à « rendre nul », une valeur courante dans le domaine juridique (annuler un contrat), s’applique mal en revanche à un être animé ou humain (annuler une vedette de cinéma). Les locuteurs québécois proposent une version hybride, sous la forme apparente d’un anglicisme : canceller entrerait ainsi dans le paradigme des verbes checkerjammer, kicker, shifter, focuser. Le verbe anglais combiné à la désinence du premier groupe de conjugaison du français, comme cela se produit fréquemment ici. À titre prescriptif, l’Office québécois de la langue française peut donc déclarer : « En langue courante, les mots canceller et cancellation viennent des formes anglaises to cancel et cancellation. Ils sont utilisés principalement à l’oral et devraient être remplacés par annuler et annulation. » (https://bdl.oqlf.gouv.qc.ca/bdl/gabarit_bdl.asp?id=990). Sauf qu’au sens strict, c’est erroné. Car avant que cancel culture ne s’exporte, to cancel a ses origines en langue romane (le verbe français canceller) de sorte qu’il est possible que la forme québécoise tienne autant sinon plus à l’ancienne morphologie du français (du moins l’item est attesté dans le système) qu’à l’influence de l’anglais. De ce côté, synonyme de revoke, annul, delete ou eliminate, mais aussi, c’est capital pour comprendre le phénomène social, neutralize or balance in force or influence, le champ primitif du mot est le droit : l’acte par lequel on met fin à la légalité d’un document. Il n’est pas inintéressant de comparer ce trait sémantique à l’emploi contemporain (annuler quelqu’un), l’objectif étant alors de soustraire à titre public toute espèce d’autorité et de légitimité à la personne visée. Au reste, le mot est issu au XIIIe siècle de chanceler (bas latin : cancellare – et chanceler n’est pas étranger au sens de neutraliser ou rééquilibrer dans l’ordre de la force ou de l’influence, on est sur ce champ-là). S’il consiste à « annuler un acte à traits de plume parallèles ou croisés », canceller conserve cette définition technique jusqu’aux XIXe et XXe siècles. Dans les deux langues, il renvoie au fait de biffer ou rayer par des croix (markcross out), et ce qui vaut pour un timbre postal ou un chèque bancaire s’étend à la révision ou à la correction d’un texte. En ce sens, le geste graphique de rature au même titre que l’omission matérielle de mots contient potentiellement une interprétation en termes de censure. Scholie : à noter côté anglais, les petites subtilités et sensibilités orthographiques –canceled (USA) vs cancelled (UK) mais cancelation est rare.

XÉNISME

     Philologie, donc. Le premier point à faire valoir est que la controverse qui l’entoure est inséparable du mot lui-même. la collocation cancel culture relève d’un cas typique de xénisme, c’est-à-dire de l’emprunt lexical d’un terme étranger dans sa forme originelle, comme si le signe était ici non seulement extérieur aux usages de la langue mais également aux usages de la société. Les traductions qui se sont répandues dans le monde francophone, littérales comme « culture de l’annulation », moins neutres ou plus orientées à l’image de « culture du bannissement » ou de « culture de l’effacement », ne sont pas parvenues à supplanter tout à fait cancel culture et coexistent avec elle, même si elles tendent à la concurrencer. Ce premier constat indique en tous cas que le processus d’assimilation de l’item est à ce stade incomplet.

DES SUJETS ET DES TACTIQUES

      En même temps, si elle renvoie à une catégorie plus normative que descriptive, et laisse pour cette raison entrevoir des limites, cancel culture apparaît malgré tout nécessaire et même incontournable dans la mesure où elle est revendiquée par des acteurs qui s’y reconnaissent, ou au contraire rejetée par d’autres, les uns et les autres s’affrontant autour de ce que Michel de Certeau appellerait le champ des « procédures » ou des « tactiques » (L’invention du quotidien) – boycott, vandalisme, dénonciation. C’est dans cette perspective, celle des sujets et celle des tactiques, qu’il convient de l’interpeller – à mon avis.

L'OBJET INCONNU

     Travail minutieux depuis plusieurs jours sur cancel culture. D’abord le réflexe philologique. Parce que cela n’est à n’y rien comprendre. Il y a deux écueils devant cet objet. D’une part, ce n’est pas un concept ; le terme n’est pas sans pouvoir heuristique, mais depuis l’allocution du Mont Rushmore en 2020 qui l’associe au fascisme d’extrême-gauche c’est devenu plus une catégorie polémique du discours social. D’autre part, la diversité des phénomènes qu’il est supposé décrire : les sit-ins et boycotts, le vandalisme, les dénonciations sur les réseaux sociaux à l’encontre de personnalités publiques, le limogeage d’employés, les interdits symboliques associés au « politiquement correct », la censure des œuvres littéraires ou artistiques et, pour finir, l’activisme woke ou le courant de justice sociale apparu dans la dernière décennie. Ce sont beaucoup de faits pour un seul concept, et autant de matériaux hétérogènes entre lesquels l’observateur est contraint d’opérer des choix, avec les conséquences que cette opération entraîne au plan de la démonstration ou de ses conclusions.

L'IDIOT UTILE

    C’est à cette version néolibérale progressiste qu’un segment de la gauche est en train de se convertir, par une forme de compromis. Le grand échec des forces progressistes depuis trente ans est l’ordre néolibéral qu’elles ne sont pas parvenues à faire reculer. La version woke mettra au moins l’accent sur les thématiques culturelles, décoloniales et antiracistes, des questions en poussée à la faveur des mondialisations et des théories postcoloniales. Ce faisant, elle commence aussi à donner des signaux de conservatisme sur le plan socio-économique. Ainsi s’explique le mutisme complice ou l’opportunisme d’une partie de la gauche à l’égard des politiques EDI, qui constituent pourtant une industrie, et consacrent un nouveau paradigme du capitalisme. Oui, la gauche woke est aujourd’hui l’idiot utile du capitalisme et de l’ordre néolibéral, elle leur donne les instruments avec lesquels ils peuvent prospérer.

L'APORIE DIFFÉRENTIALISTE

   Cette hypothèse du libéralisme progressiste suppose deux opérations conjuguées. a) Une réappropriation et un détournement des catégories de l’Identity Politics, qui ont-elles-mêmes muté et se sont beaucoup figées, mais qui ont servi d’instruments d’émancipation et de demande de reconnaissance sociale. La version en cours est à l’opposé de Combahee River; il s’agit d’introduire un classement essentialisé des individus along lines of race and gender. b) La mise en concurrence, qui s’enracine dans les divisions de l’Identity Politics et sert de pensée de la société, entre en phase avec la « compétition » victimaire du courant woke, une échelle des groupe dominés dans laquelle opère maximalement l’intersectionnalité. D’où les dilemmes insolubles dans les politiques d’embauche : vaut-il mieux recruter un homme noir qu’une femme blanche ? Etc. Illustration type de l’aporie du différentialisme. 

MONSTRE CONCEPTUEL

  À l’occasion de cette soirée, l’hypothèse que j’ai mise sur la table d’un néolibéralisme progressiste, sorte d’hybride conceptuel ou de monstre intellectuel continue de faire son chemin malgré tout. La thèse classique est que le néolibéralisme interprète la société à l’image du marché, dans lequel les individus sont mis en concurrence. Le rapport politique entre les citoyens se règle sur le modèle de la « gouvernance » entrepreneuriale (voir Alain Deneault). La version dite « progressiste », dans laquelle le capitalisme cherche à se ressourcer, prend la forme de la justice environnementale (ce sont les ODD ou objectifs à développement durable de l’ONU adoptés par les entreprises) ou de la justice sociale (essentiellement sous l’angle culturel de la problématique de la reconnaissance, ce sont les EDI). La composante socio-économique n’est pas affectée et pour cause elle constitue le levier de contestation le plus puissant de cet ordre. La version dite « progressiste » a ceci de pervers et dangereux pour le tissu social qu’il s’agit de mettre en concurrence désormais les individus sur la base d’oppositions identitaires : les races, les genres, les sexes et sexualités, leurs capacités physique et mentales, tout ceci étant dûment contrôlé par les élites, bien entendu.

ARCHIVE

 

Une bonne soixante de participants. Modération exceptionnelle d’Yves Gingras. Des débats critiques passionnants. La perplexité et l’inquiétude palpables du moment aussi. Archive souvenir.

dimanche 2 octobre 2022

LANCEMENT


Lancement du livre, Liberté universitaire et justice sociale, à la Librairie du Square, 1061 Avenue Bernard à Outremont, le 13 octobre 2022, à 18 h 30.

*

Séance animée par Yves Gingras, professeur d’histoire et sociologue des sciences à l’UQAM, ancien membre de la Commission scientifique et technique indépendante sur la reconnaissance de la liberté académique en contexte universitaire.

DANS LE CHAMP

  Dans le champ, de nouveau P.-A. Taguieff (Pourquoi déconstruire? Origines philosophiques et avatars politiques de la French Theory, H & O, novembre 2022). À voir. Mais surtout : Elite Capture: How the Powerful Took Over Identity Politics (and Everything Else) du philosophe nigérien Olufemi O. Taiwo (Haymarket Books, 2022). Campbell/Manning ; C. Liu ; O. O. Taiwo ; IA & AB, etc. : avec des présupposés et des questions différents, cela commence à faire un certain nombre d’analyses convergentes quand même.