Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

dimanche 27 octobre 2019

LA VALEUR DU TEXTE

On peut lui ajouter ce niveau de complexité en mesurant la question aux controverses contemporaines sur le post-dramatique. Ce rappel au paradigme dramaturgique gouverne néanmoins un primat du récit (pourtant souvent mis à mal dans les pièces), du texte et de la langue. « Je viens du livre. Je viens de l’analyse du texte, de la virgule et de la ponctuation. Fréquemment, en cours de répétitions, les acteurs me demandent, lorsque je leur parle de leur personnage : « Où vas-tu chercher tout ça ? » (Tout ce que je leur raconte). Mon propos n’est pas fait d’eau tiède. J’ai étudié la sémiologie, la linguistique, la philosophie. Je viens de la valeur du texte. Je m’intéresse à la signification du signe et du code. » (p. 22). De la signification à la valeur, du livre à ses détails les plus matériels et infimes, c’est à la poétique concrète des œuvres que s’adresse le travail de direction.

LE SPECTACULAIRE, LE DRAMATURGIQUE

Un contrepoint capital dans la discussion autour du metteur en scène comme « meilleur agent du pouvoir », et « réinsertion de l’art dans le fonctionnariat » (p. 150) est ce que la sujétion étatique et la pression économique mettent au jour : le théâtre aussi bien que l’administrateur-créateur est « isolé », et sans pouvoir atteindre un public qui le ferait vivre ; et bien souvent « la première victime du prix du “spectaculaire” qui remplace un discours dramaturgique spécifique très souvent absent » (p. 151). Cette analyse doit être évidemment coordonnée par ailleurs à l’entretien avec Jean-Michel Potiron (1994) qui ouvre Mes projets de mises en scène, même s’il ne s’agit pas du même niveau de débat. Il reste que l’accent est mis sur la dramaturgie, à l’œuvre selon Lagarce dans la génération précédente (Planchon, Sobel, Chéreau), plus que sur un théâtre de l’image (décliné pour partie chez Lavaudant). Ce que cela implique : la relation entre le spectaculaire et l’image. Ce qu’inversement la proposition selon laquelle « l’image vient du texte » (p. 20) dit des notions de spectacle et de spectaculaire, en les dissociant.

L'OPPOSITION DISCIPLINÉE

Il me semble que cette injonction éthique du créateur – écrivain, dramaturge, metteur en scène, acteur dans le cas de Lagarce – sorte d’artiste complet et variable en quelque sorte – déplace les termes mêmes de la conclusion du parcours par ailleurs intéressant de Théâtre et pouvoir en Occident (Les Solitaires intempestifs, 2000). Lagarce perçoit bien sur la période immédiatement contemporaine la « mise en institution de la subversion », le travail post-68 de « récupération » (p. 157). Il pointe déjà le phénomène avec lequel il sera aux prises dans les années 80, l’élan de « la décentralisation française » et ses effets d’« opposition disciplinée » (p. 158). Il s’y énonce au moins cette lucidité, que les formes du pouvoir qui s’exercent sur le théâtre et de l’intérieur du théâtre, à commencer par la figure du metteur en scène, créateur mais aussi administrateur (en dépendance de la logique économiste des subventions), est loin d’avoir disparu. Lagarce parle de conscience de cet effet d’institution et de peser sur le « maximum de possibilités de décalage existant entre le discours institutionnalisé et un discours de subversion, pris dans ces mêmes structures » (id.) C’est à cette idéologie – circulaire et datée– de la subversion, ou du rapport subversion-institution, que se soustrait l’injonction éthique et critique de l’incertitude et de l’inconnaissance : aller son chemin.

LE LIEU DE L'INCONNAISSANCE

Dans l’écriture même des éditoriaux – ceux du Théâtre Granit en particulier – là où se déploie par syncopes le double mode de l’énumération et de l’injonction à soi-même, aux autres – le même objectif : « aller son chemin » (p. 7), leitmotiv – même si ce chemin on ignore comment il est balisé, à quel événement il est destiné, par quels détours, épreuves ou obstacles nécessaires on le traverse. Ce mouvement dynamique exposé à l’inconnu se trace comme régime négatif et privatif : « Se méfier de toutes les certitudes. Continuer à avoir peur, être inquiet, ne jamais être sûr de rien. » (id.) Moins ascèse qu’un état de dépossession, et en premier lieu de dépossession d’un savoir sur l’art, sur la société, sur la vie, ce qui devient la condition de résistance et de critique voire de désobéissance aux discours qui habitent et pensent les sujets, chacun, tous, côte à côte. L’invention ou la réinvention est à ce prix-là : « Éviter toujours ces mots-là, « le consensus », « la conjoncture », « les synergies », on a beau avoir fait des études, ces mots-là, on ne les comprend pas, on les laisse. » (p. 8). D’où la vitalité pour ce faire du rire et de l’ironie. Le théâtre conçu comme lieu de l’incertitude est ce qui met en état d’inconnaissance – c’est à ce titre qu’on peut aller son chemin. 

lundi 21 octobre 2019

ALLER SON CHEMIN

Au départ, le travail obsessionnel sur soi (sur ses origines aussi probablement), de ce que JLL appelle le « luxe » – ce surplus de privilège tourné vers « l’insouciance » (p. 44) – le beau et l’inutile alors que vont les horreurs du monde – l’ordre de la mauvaise conscience du créateur ; ce qui repense ensuite les lieux communs de l’engagement – ses variantes post-sartriennes, désorbitées de leur économie théorique première, et souvent rebattues dans ces années 80-90, mais adressés particulièrement au théâtre aux prises immédiates avec la société. Ce qui leur est opposé – la résistance éthique : « aller son chemin » (p. 45). Et dans le cours du monde, la difficulté majeure est de savoir « comment » (id.). L’expression est plusieurs fois invoquée par l’écrivain. Aller son chemin n’est possible que pour qui tient l’art au rang de « questionnement » et non de « réponse », de ce qui fait et défait « la maison commune de notre citoyenneté » (id.)

SCÈNE DE VIVRE

Ce sont ces intensités partageables qui font que « dire aux autres » ou « redire aux autres » ne ressortissent pas uniquement à une parole destinée ou adressée, que la scène du dire est scène de vivre – c'est-à-dire instauratrice d’un ensemble qui fait le théâtre « être dans la Cité » (p. 40).

LES INTENSITÉS PARTAGEABLES

Et puis la nudité et le dépouillement de l’acte dramatique, cette parole adressée – « dire aux autres » (id.) – acteurs, spectateurs, lecteurs, selon la polyphonie constitutive du théâtre, l’étendue des destinataires, ce qui justifie le jeu– la parole-corps en vertu d’un répertoire de situations, d’émotions et d’expériences dans ce qu’elles révèlent de plus fragile, de plus précaire ; ce qui justifie corrélativement la pulsion d’écriture : « s’avancer dans la lumière et redire aux autres, une fois encore, la grâce suspendue de la rencontre, l’arrêt entre deux êtres, l’instant exact de l’amour, la douceur infinie de l’apaisement, tenter de dire à voix basse la pureté parfaite de la Mort à l’œuvre, le refus de la peur, et le hurlement pourtant, soudain, de la haine, le cri, notre panique et notre détresse d’enfant, et se cacher la tête entre les mains, et la lassitude des corps après le désir, la fatigue après la souffrance et l’épuisement après la terreur. » (id.) Tout ce qui devient – fabrique une physique du plateau, centrée décentrée par le corps-parole, capable de créer des intensités partageables. 

LA FORCE EXACTE

Traversées lagarciennes – jusqu’au Pays lointain. De nouveau, dans Du luxe et de l’impuissance, cette très belle page qui ramasse en quelque sorte la démarche d’écriture, l’humilité de l’entreprise littéraire et dramatique – c’est-à-dire l’exercice de la lucidité par l’auteur sur sa propre pratique d’abord : « raconter le Monde, ma part misérable et infime du Monde, la part qui me revient, l’écrire et la mettre en scène » (p. 41). Et cette précision capitale plus loin : « Montrer sur le théâtre la force exacte qui nous saisit parfois, cela, exactement cela, les hommes et les femmes tels qu’ils sont, la beauté et l’horreur de leurs échanges et la mélancolie aussitôt qui les prend lorsque cette beauté et cette horreur se perdent, s’enfuient et cherchent à se détruire elles-mêmes, effrayées de leurs propres démons. » (id.) L’expression centrale tient à cette « force exacte », celle qui habite et fait les sujets. Ce pourrait être aussi la meilleure définition de ce qu’est un personnage de théâtre. Il y a plus : ce que « exact » et « exactement »  marqueurs récurrents de l’œuvre ont en commun avec le je-ne-sais-quoi et l’indicible – cet essentiel évité, contourné, tenté, difficilement circonscrit – qui n’a d’autre nom que « ça » ou « cela » et ce couplage est constant dans les pièces, il en devient un tic d’écriture. Mais il a trait à ce qui indéfiniment suscite cette parole, laquelle s’auto-corrige, se reprend, se détourne et se retourne, en défaut comme en excès d’elle-même, apte à déterminer les uns comme les autres à se taire, à écouter et à échanger.

dimanche 6 octobre 2019

LA PART DE L'AUTRE

Cet oxymore qui soustrait l’acte de création – quel qu’il soit – comme acte de culture – potentiellement – est très précisément ce qui l’invente ; et soustrait la société à la logique passéiste du patrimoine, elle replace le questionnement au présent au nom de ce qui est en cours et en devenir, qu’il faut bien accepter – risque et vérité – ; sans cela il n’y pas d’événement artistique, il ne se passe rien ; si bien sûr : la répétition du même. Demain coordonné à l’énonciation en cours déplace l’idée même de patrimoine, l’accumulation des forces et des valeurs. Cela suffit pour dire que demain ne consiste pas à se détourner d’hier – nullement – ce que les réactionnaires de tous poils, accrochés à l’héritage – peinent à comprendre ; le demain de l’art est la condition pour qu’une société et une culture se fassent. Lagarce appelle cela plus loin « la part de l’inconnu » et « la part de l’autre » (id).

LE PATRIMOINE DE DEMAIN

Nouvelles pérégrinations dans les textes de J.-L. Lagarce. Du luxe et de l’impuissance, 2008 (Les Solitaires intempestifs, 1995), volume d’articles et d’éditoriaux. Très beau texte, incisif, juste sur les lieux de création – en premier lieu du théâtre, mais pas uniquement, en vertu de cette extension à la société, à la culture et même au politique – et l’expression dramatique de nature résolument collective représente la position critique la plus en phase sur de telles questions. Ce que leur fait l’art (à la société, à la culture, etc.) Et par-delà l’acuité de l’analyse et le sens de la trouvaille, une parole tournée vers l’avenir : « Une société, une cité, une civilisation qui renonce à l’Art, qui s’en éloigne, au nom de la lâcheté, de la fainéantise inavouée, le recul sur soi, qui s’endort sur elle-même, qui renonce au patrimoine de demain, au patrimoine en devenir pour se contenter, dans l’autosatisfaction béate, des valeurs qu’elle croit s’être forgées et dont elle se contenta d’hériter, cette société-là renonce au risque, elle s’éloigne de sa seule vérité, elle oublie par avance de se construire un avenir, elle renonce à sa force, à sa parole, elle ne dit plus rien aux autres et à elle-même. » (p. 19)

mardi 1 octobre 2019

HENRI MESCHONNIC : ÉLOGE D'UN "MARGINAL MAJEUR"



Conférence d’ouverture, sous la forme d’une conversation avec Youlia Maritchik-Sioli, à l'occasion du colloque international qu’elle a organisé à Moscou les 26 et 27 septembre 2019 sur le thème Henri Meschonnic et la modernité : quel héritage intellectuel ?