C’est sur ce point,
celui de la forme et du continu individuel-collectif qu’elle implique,
qu’apparaissent plusieurs difficultés chez André Markowick. D’abord, la
déclaration générale : « Je respecte la forme », qui ne déroge
pas au principe connu de la fidélité en traduction. Au point de se faire de la
forme une « chose obligatoire ». De manière plus complexe, l’enjeu
tient ensuite au passage interlinguistique/interculturel. L’exemple donné,
celui du pentamètre
ïambique,
de Shakespeare à Pouchkine en passant par la littérature allemande. Mais de
l’anglais à l’allemand et au russe, le propos entretient alors l’illusion d’une
convertibilité et même d’une universalité des systèmes entre eux, illusion due
principalement au modèle des métriques quantitatives (ayant le
« pied » comme unité). L’exception notoire étant la métrique
syllabique. À ceci près qu’il n’existe pas une telle équivalence entre les
phonologies des différentes langues. Dans ce cadre, il est remarquable que ce
soit le cas de la littérature d’expression française qui soit révélatrice de
l’idéologie qui gouverne ici l’activité traductrice. À travers Pouchkine et la
multiplicité des formes en usage dans son œuvre (40 à 50), il est dit notamment
que « la littérature russe est une littérature d’accueil » ; à
l’inverse, l’alexandrin (comme s’il avait été le seul vers ayant cours dans
l’histoire de la poésie française ; que dire du décasyllabe au XVIe
siècle ? ou de l’octosyllabe ?) et la prose (et non spécifiquement le
« poème en prose » ou la « prose poétique ») sont pris
comme témoins : « En France, il n’existe aucun accueil des formes
étrangères dans la littérature française » ou plus radical encore :
« C’est une littérature entièrement fermée aux formes de la littérature
étrangère ». Le traducteur a sans doute en vue l’histoire de la réception
de la littérature russe et de ses formes dans le champ français. Mais à ce
degré de généralité, l’argument est insoutenable. Non seulement aucune
littérature, aucune culture ne parviennent à exister et plus simplement devenir sur le mode de
l’imperméabilité et de l’autarcie, mais une telle appréciation saisie au plan
restreint des formes se heurte aux faits les plus élémentaires : le
dialogue de la poésie française avec les versifications grecques et latines ;
la réflexion romantique autour de Shakespeare et de Schiller au tournant des
XVIIIe et XIXe siècles. De Stendhal à Hugo, la question
centrale se pose de savoir dans quelle forme doit s’écrire le drame moderne.
Mais il n’est que de prendre d’autres traditions, celle du verset au début du XXe
siècle. Ou encore les dialogues que Claudel et Segalen nouent avec la culture
chinoise. Etc. Mais précisément, c’est le canon métrique dont les poétiques
françaises commencent pourtant à se dissocier au cours du XIXe
siècle, en vue d’un rythme spécifique capable de lier accentuation et oralité,
qui constitue le présupposé majeur de Markowick. L’élément le plus significatif
est Mémoire
(1872)
de Rimbaud et son « alexandrin sans césure », affirmation qui ignore
plus d’une vingtaine d’années de recherches, de Jacques Roubaud et Benoît de
Cornulier à Henri Meschonnic. L’implicite – que met au jour l’allusion par la
suite au bolchévisme et à l’homme sans mémoire – est la solidarité qui unit
dans le paradigme de la « crise de vers » révolution formelle et
révolution historique. Cette politique du traducteur est fondamentalement passéiste
et réactionnaire : d’un côté, la récursivité et la prédictibilité
métriques désignent ce que « tout le monde reconnaît » ; de l’autre,
la métrique « classique », c’est « le lien social de la poésie,
le lien qui unit le poète à son lecteur » – la condition d’une organicité du discours.
D’où : « un alexandrin sans césure » – qui relève en
l’occurrence d’une stricte projection – « c’est la mort du rapport entre
la société et la poésie ». La perte de la forme consacre la disparition
d’un ordre et de sa cohésion. Et les événements qui entourent 1917 sont glosés
– avec beaucoup de modération – comme « meurtre de la société » ou
« meurtre de la culture ». Évidemment, une telle déclaration ne mange
pas de pain, un siècle après… Sans peine, sans risque. L’intuition est plus
juste qui considère que chaque poète « réinvente sa mémoire » même si
cette réinvention de nature critique est mesurée à l’aune d’un
« vide ». Bien qu’elle découle du titre même du texte de Rimbaud, la
notion de mémoire laisse également
résonner une préoccupation du présent. Elle ne dit rien quant à la manière dont
un poète instaurant contre les formes reconnaissables du métrique une rythmique
personnelle parvient à la convertir en forme collective. Ce que soulignera plus
tard Apollinaire parlant du vers libre comme d’une conquête morale.