Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

vendredi 30 juin 2017

HUMEUR DU RÉCIT

L’enchaînement narratif à la manière de Irving, cet art constamment décalé, attendu et impromptu à la fois, de l’humour (on se demande toujours ce qui va suivre) – la scène du réveillon à Bohol, Philippines, conversation entre Clark French et Miriam autour de la table :
« […] “After dinner, we take a sightseeing boat up the river.”
“In the dark,” Miriam said flatly. “What’s there to see in the dark?”
“Fireflies—there must be thousands. The fireflies are spectacular,” Clark said.
“What do the fireflies do—besides blink?” Miriam asked.
“The fireflies blink spectacularly,” Clark insisted.
Miriam shrugged. “Blinking is what those beetles do for courtship,” Miriam said. “Imagine if the only way we could come on to one another was to blink!” Whereupon she started blinking at Juan Diego, who blinked back at her; they both began to laugh.
Dr. Josefa Quintana also laughed; she blinked across the dinner table at her husband, but Clark French was not in a blinking mood. “The fireflies are spectacular,” he repeated, in the manner of a schoolteacher who has lost control of the class.
The way Miriam was blinking her eyes at Juan Diego gave him a hard-on. […] » (Avenue of Mysteries, Knopf, 2015, p. 239-240).

mardi 27 juin 2017

MISE AU CLAIR

À bien des égards, l’histoire du phrasé se révèle fragmentaire. Difficile de la mettre absolument à plat. Il y a des débuts, des intuitions, des continuations, des mises en oubli. Il est certes lié épistémologiquement à la phrase, comme il est inséparable de ses emplois dans les théories musicales. Mais il regarde plus fondamentalement vers le poème ; ou plus précisément il rend coextensible la phrase au poème, ce qui est inintelligible pour les sciences du langage. Significatifs de son état, ses emplois chez Henri Meschonnic : il y répond à une nécessité, il y conserve un statut résolument lacunaire. Mise au clair : à titre général, on le sait, l’auteur soustrait la théorie du rythme au champ métrique et pose le poème comme premier. Aux réalisations indéfiniment variables, que ce soit au plan culturel, historique ou formel, celui-ci traduit le primat du discours. Pour autant, le poème n’est pas un synonyme arrangé de texte, qui basculerait du linguistique au littéraire, même s’il arrive que les deux catégories se croisent très souvent. Il décrit plutôt l’activité d’un sujet articulant sous l’espèce d’un système discursif le champ de l’identité à l’événement de la valeur. À ce titre, il n’obéit pas à des prérequis formels ou génériques. Le poème a lieu en vers comme en prose. Il désigne potentiellement aussi bien Le Rivage des Syrtes que Pelléas et Mélisande. Ce qui ne revient nullement à ignorer les propriétés narratives ou dialogiques de ces œuvres, mais tout au contraire à lire le récit ou le drame du point de vue de leur phrasé. Alors qu’il est précocement convoqué, et figure dans le glossaire disposé en clôture du premier volume du cycle Pour la poétique, le concept occupe par la suite un statut paradoxal dans l’économie générale de la démonstration[1]. Il répond non à une intuition mais à un besoin théorique réel, qui découle immédiatement du principe selon lequel le rythme « est de tout le discours, et de tout discours, comme le sens » et inclut par conséquent « les unités variables du discours », y compris « celle de la phrase[2] ». En dépit d’emplois constants mais ponctuels, il demeure en retrait, comme sous-exploité. D’abord localisé au cœur du débat avec la musique, source d’amalgames pluriséculaires qui empêchent l’émergence d’une pensée spécifique du rythme dans le poème, – « Il sera clair que la phrase n’a pas le même sens en grammaire et en musique. […] Ce n’est plus clair pour phrasé, qui suit un trajet inverse, de l’opéra au discours[3] », – son examen est finalement différé : « À préciser plus loin. Toute théorie se cherche, et se trouve, autant sinon plus dans des ailleurs pas plus définis que son propre terrain, si celui-ci ne fait que se constituer[4]. » Le phrasé est en quelque sorte débutant, une construction en devenir.
Comme ailleurs de la poétique, il ouvre néanmoins un ensemble de questions que, selon toute hypothèse, bloque la critique de la phrase. Dans une première version, plus datée dans sa terminologie, Meschonnic pose l’écriture comme « système de signifiance » et précise que « l’unité des systèmes d’écriture est le texte » par opposition au « signe », pour marquer finalement « la différence avec le discours » chez Benveniste « où la phrase est l’unité » et « fait une part de la spécificité de l’écriture[5]. » N’étant plus qu’une sous-composante, la phrase se trouve donc la cible de critiques répétées qui l’associent au mot : chez Saint-John Perse, « la prégnance de la métrique est contextuelle, hiérarchiquement supérieure à l’unité du mot, et de la phrase.[6] » Cette dernière traduit encore une clôture épistémologique, autrement baptisée « la linguistique de la phrase », qu’il s’agit de « dépasse[r] [7] », parce qu’elle favorise une réduction à « l’énoncé[8] » dommageable pour une analytique du poème conçu comme globalité. Ainsi la critique de la phrase représente-t-elle l’un des points centraux de la critique du rythme, distinguant la poétique de Meschonnic par rapport aux structuralismes dont elle est à l’époque l’une des alternatives les plus radicales. Au plan empirique, cette position a une incidence remarquable : l’auteur admet provisoirement la structure phrasématique de l’accent en français par opposition au modèle des langues à accents de mots. Il voit en outre dans la phrase un événement syntaxique-rythmique capital, ayant ses stratégies propres, externes et internes – pauses et divisions ponctuatives, ordre des mots et « sémantique de position[9] », marquages des débuts et des fins, conflits avec le vers ou le récit. Mais cette organisation ne procède jamais que du poème en son intégralité, ce que Meschonnic qualifie comme « rythmique de phrase de discours[10] ». L’expression quelque peu singulière doit s’entendre au moins sur deux plans, et laisse aussi entrevoir une ambiguïté : cette rythmique n’est qu’une configuration locale au sein d’une unité supérieure ; elle ressortit non à la phrase-énoncé mais à un cas frontière.
Cette ambiguïté est la preuve même que la théorie du poème ne peut se dispenser d’une théorie de la phrase. La « phrase de discours » est le contraire de la phrase comme unité sémiotique, saisie à partir de la fonction propositionnelle. C’est déjà la leçon des proverbes, « classe d’opérateurs de glissement à mi-chemin entre langue et discours » alors que Meschonnic oppose l’unité du texte au signe en le démarquant également de la phrase : « Le proverbe est un lieu ambigu. Il réalise cette contradiction pour la phrase, selon Benveniste, d’avoir à la fois un “sens” et un “emploi”[11] ». C’est la démonstration des œuvres surtout, pour lesquelles la phrase comme unité frontière regarde vers le continu. À propos de Zola : « Un texte sort des limites de l’esquisse, n’étant plus rythme de phrase mais rythme de discours. Un discours est autre que la somme de ses phrases. Dans un texte littéraire, la phrase rassemble tout le discours, sa masse, sa manière.[12] » À son niveau, parce qu’elle unit le local et le global, et devient en conséquence un marqueur non pas représentatif ou notoire mais singularisant – « reconnaissable entre tous[13] » – la phrase laisse place logiquement au « phrasé[14] » quand vient le temps d’étudier la clausule de Voyage au bout de la nuit par exemple. Sans doute l’usage du concept est-il alors doublement motivé par la nature très particulière de l’oralité célinienne. Mais s’il voisine avec le rythme, c’est qu’il a pour propriété commune de mettre en œuvre « une signifiance généralisée » intégrant « le champ élargi des homophonies[15] » comme des démarcations typographiques. De même qu’il oriente le récit vers le « récitatif[16] », il y a un phrasé des proses narratives comme des vers lyriques, il se révèle irréductible à l’opposition du bref et du court, et s’obtient aussi bien par les moyens du « lié » que du « coupé[17] » – à chaque fois, spécifiquement. En revanche, et c’est le point le plus important, il désigne bien une opération du rythme, dont il subsume les composantes (intonatives, accentuelles, prosodiques, graphiques), en ce qu’il assure « la tenue de la grande et de la petite unité[18] ». Ainsi le phrasé remplit bien une fonction théorique particulière, celle qui consiste à rendre coextensive la phrase à l’œuvre. En retour, il pose la question « du rapport entre les petites unités et le rythme des grandes, – quel rapport, quel sens, quelle part au sens[19] ». Dans tous les cas, devenant par ses marques une organisation réciproque du sens et du sujet, le phrasé intervient virtuellement à tous les niveaux d’un discours et tend à « neutralise[r] précisément la notion de niveau[20] ». Ce qui ne veut pas dire que ceux-ci disparaissent. Comme pour les unités et les formes avec lesquelles le phrasé interagit – lettre, mot, syntaxe, vers, ponctuation, blanc et espacement, ligne et page, chapitre, section, livre – son illimitation se produit et se mesure aux tensions qui la révèlent.




[1] Henri Meschonnic, Pour la poétique I, Paris, Gallimard, coll. « Le Chemin », 1970, p. 177 : « Déroulement du texte comme rythme et prosodie, en tant qu’ils sont forme-sens, par delà l’unité de la phrase. »
[2] Henri Meschonnic, Critique du rythme. Anthropologie historique du langage, Paris, Verdier, 1982, p. 109.
[3] Ibid., p. 131.
[4] Ibid.
[5] Henri Meschonnic, « Sémiotique et poétique, partant de Benveniste », Pour la poétique II. Épistémologie de l’écriture, poétique de la traduction, Paris, Gallimard, coll. « Le Chemin », 1973, p. 180-181. C’est moi qui souligne. 
[6] Critique du rythmeop. cit., p. 384.
[7] Ibid., p. 650.
[8] Ibid., p. 112. 
[9] Ibid., p. 211.
[10] Ibid., p. 246.
[11] « Sémiotique et poétique, partant de Benveniste », Pour la poétique II, édition citée, p. 184.
[12] Critique du rythmeop. cit., p. 515.
[13] Ibid., p. 609.
[14] Ibid., p. 518.
[15] Ibid., p. 403.
[16] Ibid., p. 368.
[17] Ibid., p. 447.
[18] Ibid., p. 660.
[19] Ibid., p. 216.
[20] Ibid., p. 217.