Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

lundi 31 août 2020

SOUFFLE

Échappée belle, discrète, de trois jours pour regagner vainement le souffle qui fait tellement défaut au corps anémié. Le mont Tremblant obstinément sous les nuées et les pluies, au milieu de mamelons frais et encore corsetés de toutes les nuances de vert de l’été avant le grand habillage festif de l’automne. Soit : pour qui est habitué à la topographie modeste et ancienne de la zone jurassienne par exemple, on est tenté de considérer ces hauteurs d’un œil finalement blasé. Et pourtant : il n’est pas de lieu idéal pour mieux réapprendre à respirer. Donner du temps à l’infinitésimal de l’instant. 

 Depuis, je suis redescendu de la montagne magique vers la plaine urbaine.  

dimanche 30 août 2020

RÉSISTANCE DE L'OEUVRE

  The Gold Rush. Charlie Chaplin. Ce même composite efficace de l’automate, du saltimbanque et du clown. Cultures populaires, soit. Historicité du cinéma aussi. Certes, historicité d’abord de la technique : le muet, évidemment, la bichromie. Les protocoles en usage de la lumière. Mais dans les cadrages et les plans, la frontalité doublée d’un principe de bilatéralité, (côté cour / côté jardin), qui marque encore la référence à l’univers du théâtre dans le traitement de l’image. Surtout, à travers les gags et les performances des acteurs, particulièrement la séquence absurde du chalet qui, sur la corde raide (voir le jeu comique du déséquilibre des poids et des corps, le principe de répétition, etc.), se trouve comme suspendu au-dessus du vide, et balance. Ou encore les apparitions-surprises de l’ours (sous l’espèce d’un costume qui ne fait plus guère illusion et opère pourtant), le plaisir d’entendre et de partager le rire de l’enfant de dix ans, assis à ses côtés. Résistance de l’œuvre de génération en génération. 

jeudi 27 août 2020

ÉTAGÈRES

     Comme en rêve, avec quelle simplicité visuelle, car le malade ou celui qui se déclare, ou plutôt se croit tel est d’abord oisif et se livre à de futiles passe-temps, reconstituer mentalement la bibliothèque de la mère comme en cercle autour de soi. Des piles où se sont d’abord réfugiées les frustrations de sa propre enfance, celles d’en avoir tout simplement manqué en milieu ouvrier, à part les prix d’excellence gagnés grâce aux résultats scolaires, encore offerts cependant par la IVe République. S’y immisce certes toute une sociologie. Mais également un rapport à la culture et aux « valeurs » qu’elle porte (ou qu’on lui attribue), du moins à une certaine idée de la culture, que je ne vois plus guère à l’œuvre actuellement. Ou moins (sans vouloir désespérer absolument). De tous ces ouvrages accumulés ou rangés, c’est la bibliothèque de l’étranger ou de lailleurs qui me retient le plus – la mère ne cessant de répéter qu’elle était fâchée avec Pascal et Montaigne, et finalement avec tous les classiques français (et longtemps je la crus volontiers avant de découvrir – ébahi – dans un sentiment d’injustice mêlé d’incompréhension – ces mêmes auteurs), sans même évoquer son rejet épileptique des littératures par trop expérimentales – des noms, venus d’ailleurs qui ont fait le familier de mes vertes années à mon tour (avant de devenir plus tard moi-même obstinément francisant…) : Gabriel Garcia Marquez, Carlos Fuentes, Milan Kundera, John Irving, William Styron, Tahar Ben Jelloun, Maryse Condé, etc. 

DÉCLARATION

Et pour préciser : selon le constat perplexe, désabusé – et que je trouve pour ma part même déprimant si on le mesure à la réalité des écrits dans ce domaine (words, words, words)– de Paul de Man au début de son essai « The Resistance to Theory » (The Resistance to Theory, University of Minnesota Press, 2009 [1986], 8th printing, p. 3) : « It was written at the request of the Committee on Research Activities of the MLA as a contribution to a collective volume entitled Introduction to Scholarship in Modern Languages and Literatures. I was asked to write the section on literary theory. Such essays are expected to follow a clearly determined program: they are supposed to provide the reader with a select but comprehensive list of the main trends and publications in the field, to synthesize and classify the main problematic areas and to lay out a critical and programmatic projection of the solutions which can be expected in the foreseeable future. All this with a keen awareness that, ten years later, someone will be asked to repeat the same exercise.» How boring, I should add…

DÉPOUILLE

 Un peu comme l’arbre au début du poème Vents. À sec, maigre sous l’espèce d’une stricte dépouille. Mais sans l’élan épique réclamé et obtenu qui suit dans la narration. Dans un repli sans force, plutôt discret et silencieux, qu’impose durablement la situation individuelle, tous ces plans et projets que je dispose à la marge, dans l’espoir de pouvoir quelque jour renouer. Sait-on jamais. Mais trois directions comme débuts d’une énumération fantasmatique. Au moins : a) De l’autre côté du langage. Essais sur quelques diseurs en prose, de longtemps amorcé ; b) La « force exacte », qui me tient le plus à cœur, le chassé-croisé Lagarce/Dolan ; c) Dialogiques, ou carnet d’observation du contemporain, sur le versant plus théorique, non tant pour opérer de nouvelles découpes cartographiques ou travailler à une possible réduction historiographique du champ dans lequel soi-même on se situe – rituel auquel sacrifient nombre de synthèses sur la théorie – très net dans le domaine anglophone – que privilégier les points d’écoute avec des œuvres-questions singulières.

vendredi 21 août 2020

L'INÉGALITÉ DES SORTS

 En cherchant une faille possible au milieu de mes veines, devenues sous l’épreuve noueuses et rétives, à placer une aiguille sanguinolente qu’elle retire pour la troisième ou quatrième fois de mon bras, elle me raconte l’histoire de cette adolescente de 15 ou 16 ans, victime de la même maladie : sa tentative de suicide et pour finir son internement en institution psychiatrique. Allongé, en personnage désespérément beckettien, qui se répète les mêmes phrases et obsessions depuis des semaines, il est soudain difficile de lui répondre. Non parce que les mêmes pensées vous ont au plus intense et sombre de la douleur traversé de même ; mais plutôt parce qu’on mesure inévitablement l’écart, combien l’on a soi-même déjà vécu à quarante ans passés, et abdiqué depuis longtemps cet imaginaire rectiligne, ce vouloir-vivre de l’adolescence, plus armé en conséquence, plus résistant aussi, conscient soudain de l’inégalité des sorts, ce quon appelle aussi injustement la chance.

DU RESTE

L’étrange pandémonium qu’a été en mémoire l’hôpital, m’obligeant à un exercice singulier de mimétisme avec mes propres héros littéraires, à commencer par le « pauvre encloué » christique de Mes hôpitaux que j’évoquais dans une autre brève il y a quelques jours ; cet étonnant enfer est aussi ce lieu paradoxal de retrait alors que la souffrance coïncide avec la jouissance. On vous y décharge de vous-même en s’occupant absolument de ce corps en dérive, loin des urgences sociales qui organisent le monde auquel vous apparteniez encore il y a peu. Ce qu’empire l’usage des médications et des drogues. La détresse se mêle alors à cet état contradictoire d’être soulagé du reste – sauf peut-être de soi, du moi et de ses haïssables et pesantes sensations. Dessaisi de l’(in)essentiel mais dans l’obligation de dialoguer avec son mal.

 

I'M NOT DYING

 C’est la voix de Michael, M. O’R… en ses consonances irlandaises, que j’entends soudain. De loin en moi. L’autre compagnon de lit après l’ami punjabi. On ne se voit que deux ou trois fois, rarement, à travers les rideaux épais qui font ressembler ces chambres aux hospices de religieuses. Ce geste de créer des séparations et des discrétions, du privé, comme à confesse, là où il a cessé en majeure partie d’exister. On s’entend. On parle quand l’envie ou la force nous vient. Il lui manque toute la rangée des dents de la mâchoire supérieure. La bouche ravagée, en train de pourrir, ce qui rend son élocution parfois difficile. Il me dit qu’il est traducteur, et précise du français vers l’anglais. L’ironie qui atteint décidément les gens de langage. Je pense à l’aphasie qui affligeait sur la fin Baudelaire. Michael revient de nouveau à sa maladie : « Lung cancer. » Et ajoute : « I’m not dying, you know. The doctor says I’m not ». Où est-il maintenant ? Dans la même alcôve, à siffler et expectorer douloureusement ? Peut-être.

jeudi 20 août 2020

ACCROUPISSEMENTS

De nuit, le corps grelottant, dans le silence alentour, à sentir sa propre merde, chaude, humide et liquide, couler lentement le long de ses jambes, jusqu’aux mollets, dans l’incapacité de pouvoir retrouver le contrôle sur soi-même. Trop tard : cette odeur insurmontable comme vomitoire... Deux doigts sur lanus, à tenter de retenir en vain labject puant et pourrissant, comme on le ferait en guise de bouchon, à laide de sa main, dune bouteille renversée, ou encore du siphon dun évier. Alors que tout s’évide, que tout se vide La maladie si humiliante s’est ainsi tapie derrière chacun des viscères, elle se dissimule, près de resurgir à chaque instant, ironique par conséquent. Elle attend, signale narquoisement son existence par quelques giclées inattendues de sang, elle rappelle qu’elle n’est plus uniquement l’hôte, selon la vieille stratégie du parasite, mais qu’elle est devenue le maître. Elle déjoue les réflexes de la culture, les acquis de l’éducation. On est loin des accroupissements et autres pissotières rimbaldiennes. Un écoulement de la matière qui est un écroulement de soi. Puisque désormais tout lâche.

VULNUS

 L’autre expérience, inséparablement intellectuelle et physique, est cette découverte, tellement violente qu’elle réduirait presque au silence qui n’a vécu jusque-là que de petits et insignifiants soucis ordinaires, porté par l’illusion de l’équilibre du corps et le bien-être de l’esprit – ou presque (les blessures à la marge, disons) : le sentiment abrupt, béant, de la vulnérabilité. Se percevoir vulnérable. Qu’est-ce que c’est, à la fin ?

mercredi 19 août 2020

DU HAUT DE LA MONTAGNE

 

En l’état, j’éprouve les dernières lumières d’août, au moment où les chaleurs vacillent voire s’abattent, laissant déjà flotter dans l’air un avant-goût d’automne. Ces rares journées, aux couleurs précaires, se signalent parmi les plus douces, les plus jouissives. En attendant, j’ai quitté en esprit la plaine et gravi La Montagne magique. Cette microsociété de tuberculeux, à la fois pathétique et dérisoire, isolée dans les hauteurs d’un sanatorium suisse, vient comme à propos, avec toute la charge ironique de Thomas Mann : « C’est vrai que c’est une surprise pour moi d’apprendre que je suis un peu malade, il faut que je m’habitue d’abord à me sentir ici comme un pensionnaire en traitement, et vraiment comme l’un des vôtres, au lieu de n’être, comme j’en avais l’impression jusqu’à présent, qu’un invité. […] Quoi qu’il en soit, me voilà depuis hier à me demander dans quelles dispositions profondes j’étais à l’égard de tout, de la vie, tu comprends, et de ses exigences. » (Romans et nouvelles, t. II, La Pochothèque, 1995, p. 802). L’événement de se reconnaître malade, qu’est-ce que cela veut dire ? qu’est-ce que cela fait ?

CONTINUER

 Continuer au lieu de se plaindre. Chialer, comme ils disent ici, dans une langue peu châtiée. Peut-être achever cette totalité absurde, le dictionnaire d’auteur, et poursuivre ce court essai écrit parallèlement (et bien involontairement, par à-coups et accidents) sur Verlaine, poète du « recommencement » (Amour). C’est la notion qui en soi interpelle bien entendu, et vient concurrencer « re-début » dans la correspondance au même titre que l’imagerie de la résurrection. Une logique qui replace Verlaine dans son propre mythe de la rupture comme tellement d’écrivains. Ne plus y revenir en conséquence. Vider les placards des derniers ossements et toiles pendant qu’il en est encore temps. Ce que je lui dois. Épurer la dette. Et puis : malgré l'inexorable calendrier, trop d’années consacrées à cette œuvre, je le sais lucidement, je m’étonne quand même d’encore lire comme au premier jour, de cet « œil inhabitué » selon l’expression sublime de Péguy, l’œuvre. Par exemple « L’échelonnement des haies… » ou « Le son du cor s’afflige vers les bois… » Bref : en éprouver pour une dernière fois la belle résistance. Ce serait peut-être le plus thérapeutique à ce stade.

 

lundi 17 août 2020

D'AUTRES FOIS

 Fernando Pessoa (Œuvres poétiques, traduction française, édition Quillier, Pléiade, 2001, p. 60) – Albert Caeiro (« poèmes non assemblés ») : « D’autres fois j’entends passer le vent, / Et je trouve que rien que pour entendre passer le vent, ça vaut la peine d’être né. »

RÉCIT INTÉRIEUR

Mais quand même : jour après jour, être à ce point perdu, désorienté dans son propre récit intérieur (même ses légendes personnelles), avec lequel il convient cependant de renouer – et poursuivre, simplement, mais simplement – est-ce encore possible ? – comme le déroulé de la lecture elle-même. 

LÉTHÉ

 

Jankélévitch. Ce bréviaire, lu et relu, dans la vieille édition Flammarion, un peu dépareillée, je l’emporte comme un fétiche avec moi. Il me rassure, me réconforte. De cette affection, on peut guère mourir, on ne peut que souffrir. D’un village à l’autre, les pages se tournent. En face de cette baie. Non sans ostentation. Non sans crânerie au fond. Il faut bien monnayer son mal et apprendre à conjurer un peu les circonstances. Ce qui arrive sans prévenir. Faire du fleuve un nouveau Léthé.


PROCÉDER


La même pulsion ambulatoire que ma photographe obèse et pataude : l’esprit de satire n’empêche pas de traverser à son tour la route risquée, déplier le siège, faire face au fleuve-mer, en s’enveloppant avec volupté dans les plis et les replis humides de ses brouillards, en ouvrant quelque ouvrage à une page très déterminée, procéder – et procéder d’abord par oubli – oubli de soi et des autres au son résonateur des cornes, issu de nulle part. 


GENS DU NORD

 


7 h 50. J’observe obstinément les aiguilles sous l’écran de verre comme à l’hôpital. L’heure des comprimés. Tout se revoile lentement. Mais il est déjà tard ici. Ce sont gens du Nord, ajustés au rythme d’un soleil frais, même peu accueillant l’été. Matinaux à l’excès. Impossible de s'y habituer.

dimanche 16 août 2020

DÉPART

       Elle s’affaire autour de sa Harley Davidson, y fourre en hâte vêtements et vivres pour le prochain périple. Elle n’a pas remarqué le guetteur matinal du premier étage au-dessus d’elle, assis sur son balcon, qui écoute en boucle les adieux de Wotan. Un autre vagabond. Chaque fois que son amie la rejoint, l’odeur de shampoing aux senteurs variées et artificielles remonte depuis la chambre. Cuirs et cuirasses. Harnachements. Ceintures. Départ. 

BRUME

      L’inlassable spectacle de la brume qui coulisse lentement d’une rive à l’autre du Saint-Laurent, taquine. Un couple en surgit, là, à quelques mètres, surpris de croiser le seul banc de mouettes sur la plage. Tous jouets du visible et de l’invisible. 

ONGLES

La voisine de chambrée vient de quitter le motel. Elle prend la 362 nord et enjambe les traverses du chemin de fer, qui ne sert plus guère qu’au folklore. Obèse et pataude, elle écarte au maximum les doigts de pieds, fraîchement vernis comme en temps de guerre, rose ou grenat ?, en touchant les premiers grains de sable, dont elle doit trouver le contact froid et hostile malgré la saison.

LUMIÈRE(S)

 


Comme chaque matin, j’imagine. À peu près. Par déduction et raccourci. Ou paresse intellectuelle. Sinon cet incurable besoin de croire à l’identique. Car cette lumière ne cesse évidemment de changer. En vérité, elles sont plusieurs. Du moins m’éclairent-t-elles les dernières pages de La Bataille de Pharsale : « O. lit dans une Histoire de l’Art le chapitre sur les peintres allemands de la Renaissance : “Jamais ils ne vont par le plus droit chemin au seul essentiel et au plus logique. Le détail masque toujours l’ensemble, leur univers n’est pas continu, mais fait de fragments juxtaposés.” » (Paris, Minuit, 1969, p. 238)

4 H 47


 

Rubans ou stries d’aubes et d’aurores sur Charlevoix. Par temps d'insomnie. Il est 4 h 47 au petit matin. 

MA FAÇON DE SENTIR

 Lucien Leuwen (éd. Crouzet, p. 132) ; le leitmotiv (voir les adresses au lecteur et préfaces), « Mais je ne puis préférer l’Amérique à la France ; l’argent n’est pas tout pour moi, et la démocratie est trop âpre pour ma façon de sentir. »