Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

mercredi 29 août 2018

CROISSANCE

Entretien de Patrice Chéreau, à propos d’Une autre solitude (1995) de Stéphane Metge, refus du théâtre filmé mais regard par contre légitime sur la fabrique d’une pièce, celle de Koltès en l'occurrence. Cette idée de voir « la croissance d’un comédien » – « un comédien grandir à vue d’œil, s’approprier petit à petit les répliques »– « chose émouvante » ; « comment ça naît, par quelles hésitations, par quels troubles on peut passer, par quelles impossibilités on peut passer, pour arriver au résultat que finalement les spectateurs voient. » Cette croissance est à l’image d’une vie ; mais elle se désigne comme un événement en progrès, incertain, un devenir qui est l’accès à la manière de l’acteur aussi, une expérimentation dans l'inconnu de soi. 

mercredi 22 août 2018

EXCEPTÉ LA BOUCHE

Voix et conscience : roman. Épopée intime. « Il est certain qu’on se parle à soi-même, il n’est pas un être pensant qui ne l’ait éprouvé. On peut dire même que le verbe n’est jamais un plus magnifique mystère que lorsqu’il va, dans l’intérieur de l’homme, de la pensée à la conscience et qu’il retourne de la conscience à la pensée. C’est dans ce sens seulement qu’il faut entendre les mots souvent employés dans ce chapitre, il dit, il s’écria. On se dit, on se parle, on s’écrie en soi-même, sans que le silence extérieur soit rompu. Il y a un grand tumulte ; tout parle en nous, excepté la bouche. » (Les Misérables, I-7-3, Folio Classiques, p. 218-219).

ÉPOPÉE DE L'INFIME

L’oreille sur ce long, immense poème que sont Les Misérables, livre emblème qui concentre à lui seul jusqu’au mythe toute la question sociale du XIXsiècle ; lecture cursive reprise après des années pour le plaisir entre Montréal et New York, pleine de beautés ; la découpe digressive ou spectaculaire – à la manière des propres drames de Hugo : entrées, sorties, mots d’esprits, répliques, gestes – ; la dynamique oculaire des tableaux : Waterloo ou comment écrire l’histoire très nationale d’une défaite sans exclure les puissants coups de griffes à Napoléon-le-petit ; et je dois être bon public, me laissant aisément séduire et saisir par cette voix narrative sérieusement intrusive, qui sans cesse s’auto-référentialise et se fictionnalise ; les procédés de la compassion et du pathos ; les retrouvailles avec des personnages pourtant excessivement familiers – Cosette, Gavroche, Javert, Valjean, etc. – que l’on reconnaît en les découvrant comme au premier jour ; la « tempête sous un crâne » ou le « poème de la conscience humaine » ; l’abus du point-virgule et des cadences binaires ; il faut l’entière démesure d’une épopée pour pouvoir dire l’humilité d’un brin d’herbe – « à propos du plus infime des hommes » et des hommes les plus infimes. 

ALTERNATIVES

Au gré des échecs, des valeurs qu’elle est parvenue à libérer, des crises (de l’autorité, de l’université), des mouvements sociaux et syndicaux qu’elle a entraînés, ou inversement de l’ordre visant à restaurer son rapport à « la représentativité » (La prise de parole, p. 75), la tentative d’instaurer du commun par la parole, en vertu même de ses risques, place la théorie pragmatique des manières devant plusieurs alternatives : 1. « Il est impossible de prendre la parole et de la garder sans une prise de pouvoir » (p. 67) ; 2. « L’acte de prendre la parole n’est pas ou ne doit pas devenir le principe constituant d’une société » (p. 50) sous peine de dissoudre aussitôt le projet d’un commun, ou de devenir soi-même un langage. Quoi qu’il en soit, et c’est dans les dernières pages de l’opuscule, le « dire » laisse toujours « ouverte » la question du « pouvoir » (p. 105).

CE QU'UNE SOCIÉTÉ NE DIT PAS

Sur cette base classique du politique se dégagent deux principes : le premier de nature organique est l’interdépendance au sein de la société entre le langage et la parole, sensible par exemple au fait que « plus il y a du langage, moins on parle » (La culture au pluriel, p. 211) ; le second de nature polémologique est la « dévaluation » (La prise de parole, p. 61) du langage par la parole et la transvaluation par la parole de la culture, s’il est vrai que la parole répond aussi au besoin « d’élaborer un langage culturel neuf » (La culture au pluriel, p. 86). Mai 68 est l’exemple et la portée théorique de cette proposition. Ce que Michel de Certeau en retient, entre les slogans, les manifestations, les émeutes, par-delà l’usage de l’imagination, les expériences de démocratie directe, l’appel à l’autogestion, etc., c’est d’abord cet événement inédit qui en isole la geste d’autres épisodes révolutionnaires qu’à première vue elle semble mythiquement répéter : « nous nous sommes mis à parler » (p. 41). Jusque dans la « palabre permanente » (p. 42) l’enjeu c’est le « trou ouvert » (p. 32) dans l’espace collectif : la tentative d’inventer du commun par la parole s’attelle à des manières définies « en fonction de ce qu’une société ne dit pas et de ce qu’elle admet tacitement comme impossible » (p. 36), c’est-à-dire ses fondements mêmes.

VALEUR, SUBSTITUTION, ÉCHANGE

Note. Cette politique demeure ici tributaire de l’opposition marxiste entre valeur d’usage et valeur d’échange. C’est pourquoi l’économie culturelle s’y trouve logiquement transposée en économie des signes puisque le système de communication entre le représenté et le représentant, désormais perturbé, en fonde « les échanges sur la valeur des mots, monnaie solide » ou « or de la réalité » (La prise de parole, p. 61).

DÉPOSSESSION

Entre le langage et la parole il y a dynamique. Tout langage – de l’économie à la religion, de l’enseignement aux médias – exerce par nécessité un pouvoir. Ce pouvoir repose sur « un système de représentation », relatif à l’historicité d’une « convention » (La prise de parole, p. 59). À son tour, ce système se décompose sémiologiquement entre « le représenté » et « le représentant » (p. 61). C’est le représentant qui tient lieu du représenté, ou des représentés, dans leur totalité, sans que pour autant « aucun d’eux puisse s’identifier à leur langage commun » (p. 60). Analyse classique – qui prend appui sur le champ politique et le modèle de la démocratie moderne pour le généraliser aux autres systèmes. Il en ressort cet argument privatif/négatif que le langage dépossède par le fait même de re-présenter. En regard, la parole menace par son irruption – j’imagine : à des degrés variables, plus ou moins intenses, plus ou moins efficaces – la « représentativité » du langage, « des structures, des autorités et d’une culture commune » (p. 61) – la culture de quelques-uns valant alors pour la culture de tous. C’est l’état dans lequel le commun se confond avec l'un. Or la parole atteint donc leur « cohérence interne » (p. 60) en désarticulant le rapport jusque-là admis au rang de « l’évidence » (ibid., p. 61) entre le représentant et le représenté. Cette désarticulation est imputable au processus des manières.

RÉEMPLOI ET RÉCUPÉRATION

La parole est activité critique, travail de sape à l’égard des pouvoirs et des savoirs. Elle est ce par quoi au sein du propre le singulier de l’autre dé-place, et par conséquent ce qui est susceptible d’instaurer par l’autre du commun. Mais ce travail apparaît toujours dans les interstices d’un langage : porteuse d’une « expérience neuve », la parole ne dispose toutefois pour « se dire » que du « langage même qu’elle réemploie », et se définit par conséquent comme l’« usage différent d’un langage déjà fait » (La prise de parole, p. 64). Autrement dit, l’ordre critique auquel elle appartient est toujours un ordre mineur. Logique de la démonstration : la parole ressortit au champ des tactiques par opposition aux stratégies. Ce qui signifie aussi que la circulation, la contestation voire l’émancipation dont elle est la promesse ont les limites du langage qu’elle réemploie. En outre, à mesure qu’elle disjoint les normes, les expériences et les manières en deviennent assimilables, de sorte que ce qui est d’abord déplacé se trouve aussi contrôlé et finalement replacé, phénomène connu sous le nom de « récupération ».

LA PAROLE, CE FAIT ÉTRANGE

Dans la déclinaison du pragmatique, qui assure le couplage avec la rhétorique (laquelle constitue chez Michel de Certeau le socle principal en fait de théorie du discours), l’illocutoire n’est qu’une version de l’opératoire dans l’ordre des « conduites langagières » (La prise de parole, p. 178). Mais il laisse penser par « l’acte de parole » et sa « situation particulière d’échange ou de “contrat” » (L’invention du quotidien, t. I, p. 36) un système d’opérations appelé parole. La première remarque qui en découle est qu’acte de parole décale d’emblée la catégorie searlienne d’acte de langageSpeech Acts date de 1969 et sa traduction française de 1972 – avec l’expression qu’elle a durablement imposée. La deuxième remarque porte sur la critique de la « coupure que Saussure établit entre “langue” et “parole” » (L’invention du quotidien, t. I, p. 231) et son double corrélat : essentiel / accidentel, social / individuel. Michel de Certeau perçoit assurément dans la « linguistique de la parole » un espace de créativité mais rattache ce programme à une « autre tradition idéologique » (p. 232) qu’il ne spécifie pas. Il reçoit le Cours de linguistique générale dans sa version la plus structuralisée, mais il en questionne la dualité. Ainsi, sa conception de la parole, révélée par l’épistémologie linguistique, lui est en même temps irréductible : elle ne se limite pas aux productions verbales. Elle renvoie à un fait social. Elle ne s’oppose pas à la langue, elle donne plutôt cohérence et finalité à une pragmatique des manières. La parole est le lieu virtuel du singulier. En contrepartie, elle s’oppose explicitement à ce que Michel de Certeau nomme les langages bien distincts du langage : les langages sociaux ou les langages de la société. C’est ce « fait étrange » de la parole, aussi étrange que fondamental, que l’auteur repère à la suite de mai 68 pour s’en faire une hypothèse plus large : ce qui engage « la structuration entière de notre culture » (La prise de parole, p. 33).

mardi 21 août 2018

BIFURCATION

Un mois intense d’écriture – à ne pas savoir, et à laisser s’accroître l’insatisfaction de ce que la lecture de Michel de Certeau me laisse comprendre. Impossible clôture. Le pan mystique qui verrouille pleinement l’unité de l’œuvre encore à déployer. Tout s’y concentre : concepts, méthodes, enjeux. Du moins la question régulièrement agitée de l’un et du commun dans la théorie de la culture ordinaire me rappelle-t-elle à ce projet, qui est d’abord une promesse, d’un travail sur la communauté par l’histoire de la Commune de 1871, des Communes révolutionnaires. Elle me déplace ou me replace au passé, le sentiment de malaise tôt éprouvé au maniement spontané de tels concepts. Pourquoi, écrivant L’Exil et l’utopie (2007), ils apparaissaient déjà inadéquats et je devais parler de « peuple à venir ». Sans doute y avait-il du dix-neuviémisme (la charge postromantique évidente du corpus alors traité à travers Michelet, Hugo) et du dix-neuviémiste. Mais le même trouble interrogateur à lire la confirmation de ce sentiment dans le travail de Claire Joubert par exemple sur des corpus et des langues sensiblement différents : Beckett, Deleuze, le « peuple qui manque », le dépeupleur, etc.  Explicable dans ce cas par des bases épistémologiques partagées. Soit. Le besoin donc d’élucider ce qui se donne comme l’illusion rétrospective d’un choix : l’expérience théorique banale, celle d’une bifurcation des concepts : « c’est ça », « ce n’est pas ça », alors que ça est gouverné par le stock et le tamis d’innombrables ou rares lectures, l’histoire d’un raisonnement intérieur, les perplexités, les mouvances, les balbutiements et les doutes, ce temps singulier où l’on bifurque qui entraîne d’incalculables conséquences si l’on avait dit et pensé autrement. – Et « commun » comme « communauté » me semblent vus d’en face toujours générateurs d’apories poétiques, culturelles et politiques. La ligne Blanchot, Nancy, Derrida, Agamben entre autres. Mais l’usage semble plus répandu, et particulièrement séducteur chez cette espèce bizarre appelée les littéraires. Des raisons à éclaircir donc.

samedi 18 août 2018

LE MOTEUR DE L'ORAL

Une dernière composante nécessaire pour considérer le pluriel commun de la langue par les manières, le commun pluriel des manières par la langue est l’oralité, domestiquée et gouvernée par la culture de l’écrit. Cette hégémonie, Michel de Certeau en situe les trois temps majeurs :
1. La conquista scripturaire sur le Nouveau Monde, par laquelle l’Européen « va écrire le corps de l’autre et y tracer sa propre histoire » (L’écriture de l’histoire, p. 3), disposant du même geste dans la parole et dans la voix des sociétés durablement qualifiées de sociétés « sans écriture » et sociétés « sans histoire ».
2. L’essor des « appareils scripturaires » (L’invention du quotidien, t. I, p. 196), inséparable de l’imprimerie, qui assure l’emploi reproductible et capitalisable de l’écrit aux mains de l’administration, du roi, etc., et en isole le peuple.
3. L’industrie médiatique (disque, radio, télévision) qui grave à l’inverse la voix pour produire « la copie de son artefact » (p. 196), la sacralisant et la normalisant à la fois.
Mais Michel de Certeau part de cette observation que de même qu’il n’existe pas de voix pure, il n’y a pas d’écrit pur dans nos sociétés. L’auteur considère donc entre les termes des mécanismes d’échange et de coexistence, la manière en particulier dont l’oralité fait retour et se fait entendre « à côté » (p. 230) de l'écrit, répliquant au « travail de l’écriture pour maîtriser la “voix” qu’elle ne peut être et sans laquelle pourtant elle ne peut être » (p. 232).
Il convient donc de reconnaître le rôle non moins « légitime et moteur de l’oral dans la constitution du corps social », y compris dans « une société de l’écriture ou de l’informatique » (La prise de parole, p. 179). L’attention se porte sur la matérialité des « paroles échangées » et de leur « interprétation contextuelle », ou si l’on veut : l’oral donne désormais « priorité à l’illocutoire » (p. 178) dans l’émergence du commun : la version la plus pragmatisée de l’énonciation. C’est elle qui soutient la tension de l’un et du commun ; c’est elle qui la met aussi en difficulté.

L'ÉCLATEMENT DE LA LANGUE

Pour penser ce rapport entre du pluriel et du commun, un cas des plus remarquables en ce domaine est l’histoire excessivement centralisée et contrôlée du français. Michel de Certeau tente de lui substituer un « éclatement de la langue » qui tiendrait compte de « systèmes diversifiés mais articulés » : disposée au centre de l’apprentissage scolaire, loin de la « magistrature » grammaticale et orthographique, la « multiplicité des pratiques actuelles » y introduirait un « autre comportement culturel » (La culture au pluriel, p. 106). Cette multiplicité se mesure :
a) au passé : notoirement à la politique jacobine et républicaine, son double processus d’exclusion des dialectes – soit : les manières de parler locales, morcelées, devenues l’expression d’un ailleurs placé entre l’origine et la nature, celui d’« une France sauvage » (Une politique de la langue. La Révolution française et les patois, p. 141), – et de genèse d’un commun national par l’indivisible idiome qui donne corps à la société.
Note : en 1975, au moment où Revel, Julia et Certeau publient leur enquête sur le questionnaire de Grégoire, le processus d’unification linguistique lancé en 1539 avec l’édit de Villers-Cotterêt et mis en œuvre lentement mais de manière systèmatique au cours du XIXesiècle, est acquis depuis une décennie – dans le courant des années soixante.
b) au présent : la diversité des locuteurs francophones comme la réalité des nouveaux migrants en situation de bilinguisme ou de polyglottisme qui, pratiquant à leur « corps défendant et de façon chaotique » deux ou plusieurs langues et deux ou plusieurs cultures mettent « à l’épreuve notre société » et nos manières (La prise de parole, p. 217).

PLURIEL ORIGINAIRE ET HISTORICITÉ LINGUISTIQUE

En gros, le savoir de l’ordinaire se fonde sur une « historicité linguistique commune » (L’invention du quotidien, t. I, p. 25). Mais à l’image de la culture, ce commun linguistique ne peut se représenter toutefois que sur un mode pluriel, rappel primordial pour des sociétés dans lesquelles la communication occupe le « mythe central » (La prise de parole, p. 165). Entre les années soixante soixante-dix et le règne actuel d’Apple, Netflix et cie, l’analyse de ce qui est convenu alors d’appeler les mass media se serait en quelque sorte étendue et dramatisée : l’utopie technique et informationnelle (qui se double en l’occurrence d’une utopie linguistique autour de l’anglais – la langue mondialisée  le globish, etc. Voir à ce sujet entre autres Barbara Cassin, Claire Joubert), et promue à l’échelle internationale par de puissants groupes financiers, se déguiserait en idiome universel, muant tout « commerce social » en « commerce marchand » (p. 167) et réciproquement. Elle répondrait encore à une « surproduction » de signifiants colonisés et standardisés qui confisquerait la moindre « expression » ou « parole » (La culture au pluriel, p. 210). Parenthèse : retour à faire sur la parole qui n'a pas le sens linguistique. Mais le commun linguistique ne réside pas uniquement dans la résistance au libéralisme technocratique, il présuppose les institutions du dire (de l’État à l’école) et n’a de sens qu’à partir d’une critique de l’un. En effet, à rebours de la tradition philosophique en particulier, Michel de Certeau pose que « le pluriel est originaire » (L’invention du quotidien, t. I, p. 197). À l’un s’oppose le commun dont le fondement repose moins sur une ontologie essentielle de la différence qu’une ontologie historique des différences, et oblige en conséquence à penser le travail de division constitutif de la société et de la culture. La division n’est pas le synonyme d’une impossible organisation mais le gage contraire d’une cohésion comme alternative à l’un.

POINT DE JONCTION, POINT D'ORIGINE

À cette explication s’ajoutent à mon avis deux raisons primordiales, de nature épistémologique et méthodologique. La première a trait au locuteur que Michel de Certeau pose d’emblée comme l’homme ordinaire. Il y perçoit plus encore « le point de jonction entre le savant et le commun », c’est-à-dire « le retour de l’autre (tous et personne) dans la place qui s’en était soigneusement distinguée » (L’invention du quotidien, t. I, p. 17). Sans doute la perspective tend-elle à aggraver le clivage entre l’ordinaire et le littéraire ; mais elle montre que c’est depuis la langue que peut en priorité s’observer le continu entre les théories et les pratiques, au moins l’ordre et les modalités par lesquelles elles communiquent. La deuxième raison qui en découle est que les manières de faire englobent certes les manières de parler mais y trouvent simultanément leur point d’origine méthodologique, de sorte qu’il devient possible de mentionner le « parler des pas perdus » (p. 147) ou un « art de tourner des parcours » (p. 148). Les manières se métaphorisent au sein d’une « sémiotique générale des tactiques » (p. 64). Michel de Certeau reconnaît et méconnaît par ce biais le rôle d’interprétant de la langue pour la société et la culture. Or un des motifs invoqués pour rendre compte des « manières de dire » est que dans le répertoire des pratiques ordinaires aux « formalités différentes », elles constituent le domaine « le moins inconnu pour l’heure » (La prise de parole, p. 180). Il est non moins évident toutefois qu’à travers elles peut s’amorcer la révision de nos « instruments d’analyse » et de « modélisation » (id.) : logique, ethnography of speaking, linguistique, pragmatique, rhétorique. Mais l’explication la plus probable est révélée par un détail terminologique : entre les « manières de parler » (L’invention du quotidien, t. I, p. 64), dont la polyphonie peut éventuellement se résoudre sous l’angle des idiolectes et sociolectes, et les manières de dire, la langue est désormais saisie dans sa réalisation la plus singularisée. Elle n’est plus considérée à l’état de système mais dans l’actualité concrète de l’énonciation. La théorie du faire qui est un « faire avec » ne se pense pas sans ses coordonnées déictiques : « ici et maintenant » (La prise de parole, p. 181).

LANGUE, CULTURE

Comment par les manières s’invente, entre les places déterminées et différenciées de la culture, des lieux communs ? Comment se nouent culture et politique ? À cette question commune à l’art et aux arts (de faire), il me semble presque impossible de répondre sans référence au langage et à la langue. Non à cause de quelque privilège logocentrique, et Michel de Certeau, alerté sur ce point critique comme la majorité des pensées contemporaines, ne cesse au contraire de penser ensemble expériences non discursives et expériences discursives, des pratiques en face de discours indexés sur les pouvoirs d’une raison exclusive et dominante (Derrida, Foucault, etc.). Il reste que si la langue prend place parmi les autres activités sociales, sous sa forme écrite ou orale elle constitue également « le bien, la production de tous, le lieu par excellence des pratiques anonymes de création et de circulation, ce en quoi se cristallise et se donne à voir une culture, et donc une liberté » (La prise de parole, p. 210). Un principe essentiel s’y accorde qui tient la langue pour un modèle sinon le modèle de ce qu’est l’invention des manières. À ce titre, la langue n’est ni un moyen ni un instrument mais plutôt un champ d’individuation(s) d’abord repérable(s) à toutes sortes d’altérations, inversions ou déformations de la culture (insultes, blasphèmes, dialogues, jeux de mots, quiproquos, procédés satirico-comiques, figures, allitérations, etc.), la langue étant elle-même le siège de tensions et d’effets d’autorité.
Bien entendu, Michel de Certeau n’en excepte pas « l’opération littéraire », qui prend à revers la syntaxe et le vocabulaire pour leur « faire avouer ce qu’ils répriment », ou cultive les lapsus et l’usage onirique des signes, mais il demeure réservé devant ces « violences faites au langage » qui participent selon lui « de ce qu’elles dénoncent » (La culture au pluriel, p. 75-76 ; et le court paragraphe en contrepoint dans L’étranger ou l’union dans la différence, p. 102-103). La « démystification du langage » passerait plutôt par un combat politique « effectif et non pas littéraire » qui implique « la prise au sérieux et les risques d’engagement avec les réprimés » (ibid., p. 82). D’un côté, c’est que vérifie dans le passage l’allusion à Artaud : l’auteur se tient lucidement en retrait des avant-gardismes de la subversion. De l’autre, il commet à son tour cet autre lapsus de remettre en mémoire par le sérieux la critique chez Austin du poétique. Au demeurant, il se montre aussi sensible sinon plus au phénomène des ateliers d’écriture, dont la nouveauté s’affirme justement au cours des années soixante, à cause de leur « “mise en culture de la langue” » (La prise de parole, p. 209)  : in-culture ou dé-culture, comment dire cela ? Ce sont des pratiques révélatrices du sentiment que les scripteurs entretiennent avec l’idéologie normative de la faute, la conscience en retour de « mal parler » ou de ne pas « savoir écrire » (id.). Ceci à mettre en lien avec le maltraitement de la langue chez les mystiques, leurs « phrases » exorbitées, ce qui est jugé maniéré ou extravagant ; ou la question de l’illettrisme, etc.

QU’EST-CE QU’UNE VALEUR ORDINAIRE ? QU’EST-CE QU’UNE VALEUR COMMUNE ?

Pour déplier jusqu’au bout la dialectique dont je morcelle le processus et les étapes en vue de jeter un peu de clarté. Chemin faisant, il m’apparaît que Michel de Certeau implique par l’égalité de la valeur ou valeur politique de la valeur une dernière question. Si l’on veut, cette valeur politique à attribuer à la valeur organise le fait pluriel de la culture ; elle n’en est pas moins issue de l’ordinaire. Elle laisse donc à penser une valeur ordinaire qui sans négation ni contradiction serait encore une valeur. Singulière et ordinaire, celle-là est encore commune : en reconnaître la légitimité est central en ce qu’elle coordonne le « chacun » et le « tous ». À quelles conditions cependant cette valeur singulière peut-elle être communiquée et mutualisée, circuler en devenant la propriété indéfiniment remaniable de personne et de quiconque à la fois ? Et le paradoxe est le suivant : cette question ne concerne pas uniquement la théorie des arts (de faire) ; elle appartient au même titre à la théorie de l’art. Elle exige finalement de savoir comment par les manières s’invente, entre les places déterminées et différenciées de la culture, des lieux communs. Me suis-tu, lecteur improbable ?

VALEUR ET ÉGALITÉ

La vraie question est ailleurs mais en découle directement. Elle consiste à reconnaître à ces arts (de faire) – et je cite de nouveau tant ce syntagme discret est capital – « la même valeur » que l’art, donc pour l’architecte et l’urbaniste à admettre les poétiques sans visages des habitants. Or l’identité ici postulée (même) ne ressortit pas à une équivalence. L’art et les arts de faire s’impliquent sans se confondre absolument. L’équation revendiquée se rapporte plutôt à l’égalité– c’est-à-dire à une égalité de statutavant tout. Cet aspect est décisif pour départager les deux conceptions de la valeur ici à l’œuvre : l’une prise dans le champ esthétique considère la légitimitéde l’expérience à l’aune de sa singularité ; l’autre prise dans le champ artistique s’occupe de l’historicité du beau en vue de sa spécificité. Or Michel de Certeau ne raisonne pas tant sur la valeur critique de la valeur, l’aptitude de manières à mettre en crise et à déplacer les catégories même d’art et d’œuvre, c’est-à-dire à en faire les termes à découvrir, et sur cette base à changer des modes de penser, de sentir, de voir. Il s’interroge bien davantage sur la valeur politique de la valeur. Les arts ne naissent peut-être pas égaux (certains ont une place assignée dans la culture, d'autres non) mais ils sont au moins égaux en droit.

RÉGIME ESTHÉTIQUE : TOUT EST CULTURE

Il est probable que le débat sur le lieu et la matière, d’un art qui procède par des places, des formes et des matériaux impropres (voire malpropres), n’entre ici que partiellement dans le propos de Michel de Certeau. Ce n’est pas l’art mais les arts de faire qui intéressent sa théorie de la culture. Mais il semble en valider le raisonnement puisque celui-ci remet au premier plan l’hétérogénéité comme le principe qui régit les rapports entre les manières et les cultures. Du reste, si l’art au vu de ces réemplois peut être constitué d’autant de différences créatrices de singularités (faire art de tout), et consacre peut-être moins l’existence d’un modèle pour les arts de faire que celle d’une continuité entre eux, il n’est pas donné par avance que toutes ces différences soient artistiques (tout n’est pas art). Suivant en cela la terminologie rigoureuse de l’auteur, elles relèveraient plutôt d’une esthétique. À cette nuance s’agrège donc un deuxième problème, presque diamétralement opposé au premier. De ce point de vue, les habitants ne font pas œuvre en effet, ils font pratique (lui substituant l’opus de l’operatio selon le paradigme déjà rencontré « opération », « opératoire », « opérativité »). Même s’il n’est pas exclu a priori que des pratiques s’exhaussent également au rang d’œuvres : et c’est toute la question. Mais les poétiques (sociales) comme les manières (corporelles) s’articulent en dernière instance à une esthétique de la culture dont l’effet immédiat est de diluer le concept d’art, comme il en va pour l’emploi accueillant et généreux de « création » (et de « créativité ») ou même d’« invention » (et d’« inventivité »), plus complexe, plus élaborée (notamment à cause de l’héritage rhétorique de l’inventio). Des « merveilles » dont le quotidien est « parsemé », aussi étonnantes et valables que celles produites par « des écrivains ou des artistes » (La culture au pluriel, p. 216), il est possible de dégager une théorie de l’altérité, en révisant nos schèmes d’intelligibilité jusqu’aux préjugés de la science. Il est non moins difficile d’oublier qu’au cours du XXsiècle le quotidien est devenu une catégorie à part entière de l’art, que des écrivains et des peintres, selon des modalités variables, l’ont investi du surréalisme à Guillevic, Ponge ou Pérec par exemple en lieu visibleet audible. Michel de Certeau ne l’ignore pas évidemment qui donne aux formes narratives et au roman spécialement une « valeur théorique » en ce qu’ils concentrent la mise en intrigue et l’étude des « pratiques quotidiennes » (L’invention du quotidien, t. I, p. 120). En l’occurrence, cette capacité repose sur (de) l’énoncé, énoncés de fiction et/ou de représentation. Par contre, plus complexe est l’assimilation esthétique des manières dont le Rodézien tient son bistrot ou le natif de Malakoff marche dans le métro. Une telle proposition en rapprocherait la théorie de l’esthétique pragmatiste (voir Richard Shusterman et Pragmatist Aesthetics : Living Beauty, Rethinking Art, 1992) ou de certaines versions des Cultural Studies. L’inférence problématique qui peut en être dégagée est que tout n’est pas art mais par les arts de faire tout devient culture. 

NOTULE : DU LIEU AU MATÉRIAU

L’exemple de l’urbanisme possède néanmoins un autre intérêt qu’il convient de mentionner. L’architecture y possède ceci de particulier qu’elle ne se limite pas à la perception voire à la contemplation. Elle est de nature immédiatement interactive et collective, puisque du dessin-conception à l’ingénierie du bâtiment l’œuvre est éventuellement destinée à un processus de domiciliation. Mais en face des habitats rénovés voire des sites-monuments, qui acquièrent le statut de bien collectif et national, ou de la création de nouveaux espaces, les pratiques d’auteurs anonymes rappellent surtout que l’art n’a pas de matériau désigné, pas plus qu’il n’a de lieu déterminé. Des ready-made et collages dadaïstes au pop’art et à l’art conceptuel s’illustre une diversité expérimentale dont la rue et l’immeuble – du théâtre aux graffitis – ont été également l’objet.

ATOPIE DE LA CULTURE : L'ART SANS PLACE

Une telle démarche laisse en effet apparaître que l’art ne détient pas de place a priori, comme le montre le cas des dessins ou des écrits bruts. En soi l’art n’a pas de lieu réservé, à l’exception peut-être de celui que lui réserve la culture, ses acteurs, réseaux et institutions. Sur ce point précis, Michel de Certeau néglige peut-être ce fait qu’en ses formes reçues ou conventionnelles l’art ne correspond pas à l’entité homogène et stable qu’il lui suppose, ses expressions sont traversées de crises, de rejets, de ruptures, de concurrences, qui en rendent mouvants les territoires comme les définitions. La « polémologie » ou « art de la guerre quotidienne » (L’invention du quotidien, t. I, p. 63) qui lui paraît distinguer les pratiques culturelles mineures ou dominées le caractérise tout autant. En outre, l’histoire des deux derniers siècles en littérature comme en peinture ou en musique ne se limite pas à celle des avant-gardes ; elle inclut les inventions solitaires, excentriques et périphériques. Elle est encore inséparable des académismes de l’ancien comme des académismes du nouveau. Elle se révèle elle-même plurielle, entre autres parce qu’elle est poreuse à des pratiques et à des acteurs qui n’appartiennent pas à son champ d’origine, mais renouvellent sa compréhension en donnant à des objets exclus la forme d’œuvres. L’art est moins en attente d’une homologation sociale qui en résoudrait l’identité, le sens et les fonctions, qu’il ne désigne l’utopie vers laquelle le porte le savoir d’une manière chaque fois singulière comme perte de savoir. N’ayant pas de place assignée, qui le destinerait non à créer la culture mais à se ranger par avance à cet autre lieu non-lieu qu’est le culturel, il se trouve précisément dans l’obligation d’inventer cette place pour advenir.

LIEUX ET PLACES : TOPOLOGIE DE LA CULTURE

Je renoue avec le savoir inconscient ou le savoir insu à l’œuvre dans les manières. Car il est la source d’une créativité susceptible de déplacer les « lieux » de la culture, c’est-à-dire démobiliser/remobiliser entre failles et réemplois ses « places déterminées et différenciées », et ces places sont organisées par « le système économique, la hiérarchisation sociale, les syntaxes du langage, les traditions coutumières et mentales, les structures psychologiques » (La culture au pluriel, p. 220). Ce dé-placement permet à rebours d’en mesurer l’innovation.
Il me semble que pour bien comprendre, l’exposé le plus significatif est celui qui est donné à propos de l’art urbain : Michel de Certeau évoque dans L’invention du quotidien, t. II, p. 199-200 le « droit » à une « esthétique » des « habitants-artistes », spécialement des quartiers défavorisés : à revers des politiques culturelles de réhabilitation et de conservation qu’il observe, ancrées dans une logique du patrimoine, il promeut autant d’auteurs inconnus et méconnus qui réinvestissent la ville non de sa mémoire et du passé mais de situations et d’actions nouvelles – en restituant les quartiers, les rues et les immeubles à l’actualité d’un vivre ensemble. Sans doute l’enjeu concerne-t-il d’abord, par-delà les pratiques populaires (aux contours mal définis, voir ce sujet le chapitre « La beauté du mort »), une « démocratisation de l’expression artistique » ; mais cette esthétique est justifiée au nom de l’art lui-même, c’est-à-dire de « l’art contemporain patenté » (ibid., p. 201) qui reconnaît « en fait » (ibid., p. 200) les arts de faire comme l’une de ses sources.
À ce qui voudrait servir de preuve (mais a l’allure d’une pétition de principe, il me semble) s’ajoutent deux arguments d’autorité :
a) l’un qui considère l’histoire des modernités, puisant leur inspiration depuis Gauguin et Picasso par exemple dans « les créations africaines ou tahitiennes » (ibid., p. 201) ; 
b) l’autre qui sollicite l’histoire des contre-regards avec le musée paysan d’Albert Demard à Champlitte ou le musée d’art brut de Michel Thévoz à Lausanne ; 
c) la conclusion s’impose contre un urbanisme « encore en quête de son esthétique » d’assigner « la même valeur » (id.) à ces manières « dont un Rodézien tient son bistrot, dont le natif de Malakoff marche dans le métro, dont la fille du XVIporte son jean ou dont le passant marque d’un graffiti sa façon de lire l’affiche » (ibid., p. 202). Cet exposé est en même temps le point le plus réactif de la théorie de la culture.

dimanche 12 août 2018

LE CONCEPT QUI MANQUE

Bourdieu, Freud, Foucault. À quoi bon compter ces tours et détours de la théorie ? Redoubler de soupçon des pensées du soupçon ? Redoubler les ruses de sa ruse de lecteur. Lire « à l’envers » des pratiques « le maître mot de la théorie » (L’invention du quotidien, t. I, p. 101) ? Que sont censées apprendre ces bons ou mauvais coups sur la culture dite ordinaire ? C’est en se reconnaissant au rang de pratique, à même un texte et des procédures, que la théorie donne à voir une manière. Michel de Certeau en discerne les formes et la commente judicieusement sans en produire jamais vraiment le concept. Cette manière ne définit plus une manière de faire la théorie par des traits idiosyncrasiques ou génériques relevant de telle autorité discursive et de telle école scientifique, dont on pourrait tenter la « classification » (Histoire et psychanalyse, p. 147) au vu des « formalités ou des “styles”, comme il y a des “manières” en peinture » (ibid., p. 146). Elle se comprend désormais dans l’ordre à la fois négatif et inaccompli d’une inconnaissance ; elle est la théorie même comme inconnaissance. Il me semble que cette donnée est capitale pour saisir : 1) le savoir comme inconscient ou l’inconscient qui sait – champ de la pratique – enfoui dans ce que Michel de Certeau appelle le corps muet et expert (pas loin de l’habitus) ; et de facto ce qui se passe, c’est la comparaison avec les poètes et les peintres – de nouveau ; 2) le leitmotiv mentionné plus bas : la nouvelle configuration du savoir issue du XVIIIesiècle – et la critique que l’auteur lui adresse : entre les arts (ou les arts et les métiers) et les sciences, l’application et la spéculation, ou encore le savoir-faire et le savoir, ce qui s’oppose ce sont des « pratiques articulées par le discours » et des pratiques « qui ne le sont pas (encore) » (L’invention du quotidien, p. 103). Ce qui pose les deux autres problèmes : l’amalgame logos et discours bien entendu (héritage philosophique) ; la déclinaison des manières de faire à partir des manières de dire…

samedi 11 août 2018

LA PERTE DE SAVOIR

Ce point s’éclaire plus encore à la lecture de Freud. En premier lieu, par la « continuité entre sa manière d’écouter un(e) malade, sa manière d’interpréter un document (littéraire ou non) et sa manière d’écrire » (Histoire et psychanalyse, p. 114) ; en second lieu, à cause du rôle qu’y exerce la littérature, non pas tant dans la genèse des concepts – de la tragédie grecque à Shakespeare – que dans l’élaboration d’une « autre logique que celle qui prévaut dans la “scientificité” reçue », au point que les œuvres apparaissent comme « une mine » de « tactiques » et de « déformations » au sein d’un « système social et/ou linguistique » (ibid., p. 117). Double condition qui permet finalement de comparer la « théorie de l’écriture » chez Freud à sa « pratique scripturaire » et d’y saisir, en deçà ou au-delà d’une « manière d’écrire », « sa manière » (ibid., p. 128). C'est là que s'opère le glissement fécond. En l’occurrence, chaque fois qu’elle « fait ce qu’elle dit » (ibid., p. 129), cette écriture met à découvert la position de l’analyste. Elle le rappelle à ce qu’il est vraiment, un « sujet supposé savoir » (ibid., p. 126), qui ne détient ni maîtrise ni autorité. Mais elle renvoie par la même occasion la théorie « au “rien” du savoir » comme à « la réciprocité démystificatrice d’une relation de l’autre à l’autre » (id). Ainsi, le savoir est d’abord déposé chez le patient, mais s’exprime à son insu ; à l’inverse, la théorie ne s’exerce que sur la base d’« une perte de savoir » (ibid., p. 129). Et Michel de Certeau sélectionne ce « moment décisif » du Der Mann Moses par lequel s’illustre le « rien » (ibid., p. 128) : un poème de Schiller, sorte de brève sentence qui atteste la mort du vivant, et rend cette mort nécessaire à la naissance du texte lui-même. Au lieu d’une argumentation théorique, le poème qui s’impose par « la force de sa forme » et « l’évidence de son non-savoir » (ibid., p. 129) serait chez Freud ce qui tient lieu précisément de savoir. Il prendrait la place du psychanalyste, devenant de la sorte « le répondant de l’inconscient » (ibid., p. 130) – ce qui le parle en le faisant parler.

L'ÉVIDENCE

Il lui est plus aisé de décrire « l’inventivité philosophique » (Histoire et psychanalyse, p. 144) de Foucault, d’approcher « sa manière de découvrir » (ibid., p. 140), en rendant compte de sa « signature » (ibid., p. 139) comme « style optique » (ibid., p. 142) par l’emploi de « tableaux » descriptifs (ou narratifs), analytiques et figuratifs (gravures et photographies) : une clarté mêlée d’érudition qui est la « ruse » (ibid., p. 185) propre de cette œuvre. Et l’invention qui résonne par son passé comme notion rhétorique est de celles que Michel de Certeau place au premier plan de la culture quotidienne. L’essentiel est de voir qui si elle s’apparente à son tour à un « geste littéraire » elle est créatrice « d’une évidence qui renverse nos plus évidentes convictions » (ibid., p. 184). Sans doute lui donne-t-elle un pouvoir d’agir dont, entre séduction et persuasion, la vérité est l’enjeu. Mais la vérité a dans ce cas l’historicité d’un discours immédiatement questionnable. C’est pourquoi l’évidence se reformule mieux en « effet d’auto-évidence sur le public » (ibid., p. 185). Dans tous les cas, elle devient un lieu de partage, un opérateur de transsubjectivité, disponible pour d’éventuelles réappropriations / réemplois : manières de lire, de comprendre, de pratiquer, etc. L’évidence est le nom de la manière chez Foucault, plus encore que les exemples (des Ménines au Panopticon) ou les figures de style optique – très dans l’époque au demeurant : « suspense, citations extraordinaires, ellipses de séries quantitatives, échantillons métonymiques, etc. » (ibid., p. 184). L’évidence est l’envers du je ne sais quoi de la théorie. Elle ne préexiste pas au logos au sens où, secrètement tapie dans les choses et les usages, elle apparaîtrait par la science qui n’aurait plus qu’à montrer en démontrant. L’évidence est contemporaine de son énonciation : « Foucault travaille au bord de la falaise, essayant d’inventer un discours pour traiter de pratiques non discursives » (ibid., p. 182). La valeur logique de l’évidence se mesure à la valeur éthique du discours – aux risques que prend ou ne prend pas la théorie. Ce discours n’est donc pas le truchement des pratiques, il les rend connaissables à mesure qu’il les rend visibles. Mais il ne les rend visibles qu’à la condition de les faire reconnaître. Non pas à la manière dont elles sont vues ou connues mais à la manière dont il y a lieu de les voir et de les connaître. L’expression de cette nécessité consiste à envisager du possible, et réside en effet toute entière dans ce geste, « rieur et philosophique » pour Foucault, « d’inventer des façons de “penser autrement” » (ibid., p. 151) et de dire autrement. Ainsi la connaissance que produit la théorie (et les connaissances qui en résultent comme ensemble cohérent d’unités empiriques, accumulables, variables sinon périssables) est à proportion de l’inconnaissance dont elle procède. L’inconnaissance, et non pas l’inconnu aux limites mouvantes qui bornent n’importe quel savoir.

LE POÈME SOUS LE SAVOIR

À titre empirique, l’auteur décèle par exemple dans l’Esquisse d’une théorie de la pratique (1972) de Pierre Bourdieu « quelque chose d’esthétique » (ibid., p. 84) et lit ses trois études d’ethnologie kabyle « à la manière de poèmes » dont la théorie serait une « sorte de commentaire en prose » (ibid., p. 83). Dès l’instant où il se trouve par analogie (à la manière de) requalifié au moyen de catégories littéraires, le savoir est destiné à un régime d’incertitude. La locution (sorte de) qui sert à déterminer la théorie unit la comparaison à l’approximation comme s’il ne lui était possible d’estimer l’individu – l’acte concret de dire dans lequel s’enracine l’acte abstrait de connaître – qu’à travers l’espèce qui le reclasse faute de pouvoir pleinement le spécifier : l’étude ressemble au poème comme la théorie à son commentaire en prose sans peut-être en relever tout à fait. Michel de Certeau ne distingue pas ici quelque innommable ou quelque ineffable qui se déroberait pour lui faire obstacle au domaine positif de la rationalité. Il pointe très rigoureusement le je ne sais quoi du savoir, le je ne sais quoi qui est l’œuvre du savoir, à la fois son action et son effet.
Sauf si on veut y voir l’éloge convenu (et évacuer aussitôt le problème que cela pose). Ce que je ne crois pas. Justesse du propos.

LA PRATIQUE DE LA THÉORIE DE LA PRATIQUE

Michel de Certeau. Dialogue et lectures renoués. Et ce sentiment obscur de passer à côté depuis plusieurs mois. Difficile. Démêler. Dans le maniement vertigineux des catégories – manières, usages, procédures, pratiques, tours, etc. – il y a une marge d’incertitude. Ce n’est nullement un hasard ; mais les commentaires adressés à la théorie et spécialement aux théories des arts de faire me semblent révéler le problème. Il m’apparaît que c’est au moment précis de reconnaître la pratique de la théorie elle-même, et de récuser par conséquent le partage entre une théorie pure de la pratique et une pratique pure sans théorie, que la manière resurgit aux côtés des manières – pour l’essentiel modalement conçues –dans l’emploi singularisant qui l’attache directement à l’ordre de la création. En effet, Michel de Certeau postule « une “manière de faire” la théorie des pratiques » (L’invention du quotidien, t. I, p. 98), c’est-à-dire une « manière de penser » qui se révèle simultanément, sous une forme solidaire et réciproque, une « manière de faire » (ibid., p. 103). Non seulement une démarche rationnelle entée sur la manipulation de principes, de concepts, d’arguments, le recours à l’enquête et aux statistiques, mais plus radicalement l’écriture d’un savoir tendue vers cet autre à penser qui en représente l’impensé – « le nocturne qui l’entoure et la précède » ou « l’opaque réalité » dans laquelle s’origine toute « question théorique » (ibid., p. 84). En ce sens, la pratique n’indiquerait pas seulement quelque dehors du logos à confronter, pour mettre à nu en retour les divers points de tension entre expériences discursives et expériences non discursives (leitmotiv de l’œuvre). Si les « manières de penser investies dans des manières de faire constituent un cas étrange – et massif – des relations que des pratiques entretiennent avec des théories » (ibid., p. 75), la raison en est que les pratiques ne ressortissent pas au connaissable, ce qui les détermine et les rend intelligibles, mais indexent à part égale l’inconnaissance de la théorie, ce qui en gouverne les manières et par ces manières en révèlent la manière. Trois figures : Freud, Bourdieu, Foucault. En croisant L’invention du quotidien et Histoire et psychanalyse.