Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

samedi 31 juillet 2021

ANTHROPOLOGIE COMPARÉE

      Tout ceci en lisant l’essai passionnant de Denys Delâge et Jean-Philippe Warren, Le Piège de la liberté. Les peuples autochtones dans l’engrenage des régimes coloniaux (Montréal, 2019 [2017]), l’hypothèse maussienne qui le guide, surtout l’« anthropologie comparée du pouvoir » qui tente de se construire en considérant les « normes politico-culturelles qui séparent les nations amérindiennes des nations eurocanadiennes » (p. 9), les différences pertinentes entre le cas de la Nouvelle-France et le processus colonial conduit par les Anglais.

OCCUPATION


 <photo : l.bernadet - 2021>

Uashat, près de Sept-Îles, tassée à l’arrière de la zone commerciale, sans grâce ni égard, comme repoussée par les besoins de l’urbanisme, du négoce, ceux du peuple dominant ; des bâtiments imposant la hideur de leur propre utopie : celle du grand désert humain d’Occident. Non pas celui dont Baudelaire parlait à propos de la ville moderne en son temps ; plutôt la version américaine, monotone, impersonnelle, provisoire – ce sont bien sûr des magasins et des services nomades, qui migreront au besoin et selon la clientèle – ce sont des espaces d’hyper-socialité froide, nettoyée, que décrivait il y a quelques décennies Baudrillard dans Simulacres et simulations. Ce sont surtout les archétypes ici de l’occupation.

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                                                                                                       <photo : l.bernadet - 2021>

  Essipit, Uashat, Nutashkuan : d’une réserve innue à l’autre, ce n’est pas uniquement la marginalité géographique, évidente à mesure  quon savance vers le Nord, mais la perception incontestable du dénuement, de la pauvreté et de l’abandon, au point de prendre à la fin, au milieu des sables, presque des allures de bidon-ville – impression que double le rappel cuisant de l’actualité à l’Ouest, sur l’autre côte.

138

    À l’échelle québécoise, il y a quelque chose qui subsiste encore du mythe américain, ou de la coïncidence du mythe et du réel, autour de cette route 138 qui part d’Elgin, au sud-ouest de Montréal, près de l’État de New York, et s’inachève à Kegaska par une piste empoussiérée, crasseuse et irréelle, et court tout au long de la Côte Nord. Elle est différente du circuit de la 132, sa jumelle (et concurrente) qui, de l’autre côté du fleuve, conduit en Gaspésie, mais donne le sentiment de revenir sur ses pas – d’être parvenue à boucler ou à totaliser. Ici au contraire, le territoire demeure ouvert ; les trouées de la route, les passages frayés du côté du Labrador, tout regarde en direction de ces lieux isolés : Chevery, Harrington Harbor, Tête-à-la-Baleine, Blanc-Sablon – une toponymie peut-être vague et rêveuse pour le passant ou le voyageur, certainement âpre et ingrate pour l’habitant.

samedi 3 juillet 2021

LES ACCIDENTS DU DEHORS

       Il est peut-être temps de se détourner des « accidents du dehors », comme le dit Marc Aurèle dans ses Pensées pour soi-même (II, 7, traduction de Mario Meunier, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, p. 45), de se soustraire enfin au mouvement du « tourbillon » (id.) et des vanités sociales.

DÉBROUILLE

      Nomadland (2020) de Chloe Zhao. Puissance des plans, des travellings, de la photographie. Les lieux vus : Nebraska, Nevada, South Dakota, California – pour une Amérique spoliée et démunie, celle du chômage, de la post-sub prime mortage crisis, des retraites volatiles et dérisoires, « la douleur du dollar » pour reprendre le titre de Valdès, celle de l’entre-aide enfin. Le déracinement et l’ivresse solitaire de la route ne sortent certes pas de la mythologie nationale, ils s’y inscrivent historiquement. Ni même du genre cinématographique : road-movie bien sûr. Dans ces images, des incroyables Badlands à la côte pacifique, la petite vie, les silences du personnage qui se doublent des regards comme des respirations, des gargouillis ou des soupirs (Frances McDormand), les objets quelconques, manufacturés, quon troque, toute une économie symbolique et matérielle des petites gens, à rebours du capitalisme et de ses violences : l’épopée de la débrouille. Politique, donc.

vendredi 2 juillet 2021

PHONOGRAPHE PENSANT

      L’expression est de George Orwell – que je ne cesse de recroiser ces temps-ci – sa puissance de lucidité – « phonographe pensant » dans son texte sur « Arthur Koestler ». Cité par Patrick Moreau dans Ces mots qui pensent à notre place (Montréal, Liber, 2017, p. 21), enquête sur les « automatismes de langage » et le discours social des trente dernières années, le « prêt-à-penser » (p. 22) à rebours de « l’exigence de notre attention pensante » (Hannah Arendt) – tous les Stichworte – gouvernance, racisme systémique, flexibilité, aînés, tolérance, etc. – il y en a à la pelle de ces idéologèmes qui s’imposent comme des évidences et se donnent surtout comme « incontestables du point de vue éthique » (p. 16) – le plus dangereux ou redoutable. 

ADDENDUM À LA BIBLIOTHÈQUE INFINIE

    Aussi – adverbe borgésien dans ce contexte – la mise au point de Serge Audier sur le néo-libéralisme – notion transversale, ductile, à usages tous azimuts en fonction des stratégies et des intérêts ; et depuis le temps qu’il passe et repasse sous mes yeux, Walter Benn Michaels, La diversité contre l’égalité, Paris, Raisons d’agir, 2009.

jeudi 1 juillet 2021

BIBLIOPHAGIE

      À considérer dans mon intarissable liste – et de proportionnelles pulsions bibliophages depuis quelques mois. Il faut dire que j’ai des indicateurs, compétiteurs, dévorateurs de non moins grande envergure autour de moi en ce domaine : l’article de Jean-François Gaudreault-Desbiens : « La Critical Race Theory ou le droit étatique comme outil utile, mais imparfait, de changement social », Droit et société, 48, 2001 ; Chantal Mouffe, L’Illusion du consensus, Paris, Albin Michel, 2016 ; Paul Sugy, L’extinction de l’homme : le projet fou des antispécistes, Paris, Grasset, 2021 ; Will Kymlicka, La Société multiculturelle, Montréal, Boréal, 2001 ; ce vraiment très curieux objet : Rod Dreher, Résister au mensonge : vivre en chrétiens dissidents, Paris, Éditions Ardège, 2021 ; plus inattendu encore, on le lit plutôt pour sa pragmatique, John R. Searle, The Campus War. A Sympathetic Look at the University in Agony (Penguin, 1971), qui commence avec les mouvements étudiants à Berkeley en 1964.

CRT OU LA MISÈRE DE LA PENSÉE

    Le « primer » de Richard Delgado et Jean Stefancic, 3e édition, NYU Press, 2017. Auteurs consacrés. Au terme de la démonstration, et à titre strictement prospectif, l’utopie d’être « the new civil rights orthodoxy » (p. 157). De fait, si la CRT se situe dans la continuité des Civil Legal Studies et de la critique de la loi comme fiction – héritage de Marx (la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen comme fiction théorique au service de la classe bourgeoise) – elle tourne explicitement le dos à la version MLK Jr (selon la formule célèbre : content of character vs color of their skin) et à l’universalisme-libéralisme (en tête, le principe de la color blindness) des Civil Rights années 60. Dans cette critique,  la confusion entre lordre des faits et lordre des valeurs. Et de nouveau la grammaire des bonnes intentions : oui, la critique de la situation constitutionnelle post-Crow, la dénonciation des conservative backlashes depuis les années 80, la violence des lois d’immigration, le mur USA-Mexique, les stratégies de promotion linguistique et culturelle contre le English-only movement, les résistances aux rejets des Ethnic Studies, l’exemple des stratégies politiques de l’état de l’Arizona, etc. ; puis sur les concepts majeurs, des approximations et même des débandades douteuses : « Japanese » ou « Mexican » donnés comme exemples de « races » alors qu’on parle au mieux ici d’identités nationales ; « a white feminist may also be Jewish » (p. 10) – preuve s’il en est que le phénotypique et le biologique commandent la lecture, et il convient de démêler l’ethnique du religieux dans ce cas précis – et le nec plus ultra : « In one era, Muslims are somewhat exotic neighbors who go to mosques and pray several times a day » (id.). Sauf que « Muslims » n’est pas une catégorie dite raciale mais religieuse. Et à moins d’une erreur de ma part, « Arab » n’est jamais mentionné dans le livre – « Muslims » est par contre répété. On se demande qui est le véritable responsable des amalgames entre les populations arabes (elles-mêmes très diverses) – victimes en effet de préjugés et de ciblages haineux après 9-11 – et les musulmans (représentés au Moyen-Orient comme en Inde, plus largement en Asie et en Afrique). Autre glissement : contre l’« antiblack prejudice », le rappel que les Européens ont pu avant l’avènement de l’esclavage avoir une attitude plus positive à l’égard de la « civilisation » africaine : « Indeed, North Africans pioneered mathematics, medecine, and astronomy long before Europeans had much knowledge of these disciplines » (p. 21)… Mais ce ne sont pas tant les populations noires ici que le Maghreb et plus largement le monde arabo-musulman, son rôle historique et culturel déterminant. Misère de la pensée.

HABITUS RADICAL ET POLITIQUE DE CAMPUS

     Un autre élément essentiel à soulever dans les signaux idéologiques et attitudinaux, au-delà des conclusions conservatrices et conformistes auxquelles inévitablement leur analyse conduit, c’est l’habitus radical de l’universitaire – enseignant, chercheur, penseur, etc. – tel qu’on le confond avec l’habitus critique – comme si la radicalité dans ses expressions extrêmes, les moins contrôlées et les moins contrôlables, était une caution de distance, de discernement, de clairvoyance – comme si elle était tournée vers ce qu’il y aurait à comprendre et à savoir. Au contraire : cet habitus radical met en œuvre une rhétorique et une politique de campus dont les auteurs n’assument que trop rarement les conséquences, moins encore les sanctions à l’échelle de la société en son entier.

MAJEUR/MINEUR

     Il est certain que dans la promotion des bureaucraties EDI et de l’idéologie diversitaire, telles qu’elles agissent dans les milieux de la culture, des médias, de l’école et de l’université, assez largement pilotées par l’élite anglophone, une dualité se réorganise entre le socle laïque de la société québécoise et la version multiculturaliste de la société canadienne, même si celle-ci a aussi ses adeptes en zone francophone. Cette dualité négocie en les retraduisant les guerres culturelles autour des minorités ethniques. Au-delà du fait que le Québec dément le schéma woke, le point de tension – et sans hasard – est Nègres blancs d’Amérique. D’où les polémiques entourant la censure du livre dans certains boards ou écoles anglophones. Et le livre a été interdit au moment de sa sortie par le pouvoir fédéral. Comme une histoire qui se répète.

PERSPECTIVISME

     « Perspectivalism », « standpoint theory », « viewpoint ». Y-at-il d’autre explication qu’un perspectivisme radical sinon extrême dans cette sociologie militante – qui en même temps la conduit, à l’image de l’inconsistance épistémologique de termes tels que « micro-agressions » et cie, toute la novlangue victimaire, à rester au seuil – à l’intuition des problèmes qu’elle désigne ? Car il s’agit de donner voix aux minorités, à leur ressenti, à leurs expériences – et « lived » est probablement un des adjectifs qui revient le plus souvent à ce sujet. Mais c’est de nouveau au moyen du vécu. Or cette orientation ne considère jamais le point de vue de celui qui serait dominant. Ce dernier ne parle plus. Ou presque. Un peu à la manière de ces journalistes militants qui enquêtent mais déclarent qu’on n’interroge pas l’oppresseur, que ce dernier n’a plus droit à la parole. Ce qui présuppose inévitablement qu’ils savent qui est l’opprimé, où il se situe, et qui est l’oppresseur, sur qui il agit. Cette vision du monde d’essence très complexe. Il n’empêche que dans le cadre de la science et des sciences sociales en particulier, l’enjeu tiendrait au moins au partage des perspectives. À aucun moment cela n’est envisagé. De même, ni la perception ni le sentiment du représentant des minorités ne sont vérifiés. Comme si son point de vue, spécialement construit par l’émotion, pouvait constituer per se une preuve. Sans parler de l’opération minimale qui consisterait normalement à mesurer les représentations que les sujets se font de la réalité sociale aux structures objectives de cette même réalité – notamment en contrôlant les faits. Le perspectivisme donne indéniablement droit et voix aux sujets dominés ; de l’autre côté, il assigne à la connaissance de possibles limites. Mais cet aspect théorique n’est pas même considéré, encore moins construit. L’hypothèse qui en découle : par exemple, que la Shoah n’est qu’une question de perspective, celle des victimes juives…

DECONSTRUCT/DISRUPT

    En vertu du corps doctrinal dominant, le double geste de déconstruction et de disruption des concepts et des prémisses, ceux du modèle libéral de l’université et de la société. L’obstacle premier est toutefois cet emprunt derridien, car en soi la déconstruction plus encore que le déconstructionnisme (et l’on se souviendra – non sans un plaisir pervers ici – de ses origines heideggériennes…) est un mouvement herméneutique infini (voir à ce sujet les entretiens de Points de suspension). Le processus critique (en réalité idéologique et dogmatique) s’arrête à temps, c’est-à-dire avant de déconstruire effectivement les catégories de « racisation » et de « race », qu’au plan éthique et politique Derrida n’aurait pas admises. L’autre question est contenu non dans « deconstruct » mais plutôt « disrupt », qui fait partie du glossaire wokeIci, la nécessité de « bold actions » pour mettre en cause le status quo : « To this end, today’s universities need strong leadership that will disrupt organizational incrementalism and, in the process, facilitate change. » (p. 311). Le terme « disruption » serait emprunté au « technology sector » d’après les auteurs et, pour cette raison, serait l’instrument adéquat pour contrer ce qu’ils appellent encore le « democratic racism » (id.) inséparable du « today’s neoliberal context » que je dois comprendre comme variante du racisme systémique. Point à explorer.

LA GRAMMAIRE DES BONNES INTENTIONS

     The Equity Myth. Ce qu’on peut en retenir, « the grammar of good intentions » qui vise à dénoncer la rhétorique institutionnelle des universités et le manque de soutien à une vraie politique diversitaire comme à l’équité du côté de l’embauche. L’expression s’applique en retour tellement à ce militantisme académique, dont les bonnes intentions s’enracinent dans de nombreux vices méthodologiques et conceptuels. Sans cesse elles dérapent et génèrent le contraire de ce qu’elles déclarent.

LE TEMPS DE LA SYNTHÈSE

   Double envoi d’un mémoire et d’un rapport confidentiel à la Commission scientifique et technique indépendante sur la reconnaissance de la liberté académique dans le milieu universitaire, nommée par la ministre Danielle McCann à la suite du rapport du scientifique en chef Rémi Quirion et des consultations de novembre 2020. Le temps, bienvenu pour Isabelle Arseneau et moi-même, du recul critique et de la synthèse autour d’événements comme de lectures et réflexions communes.