Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

vendredi 27 août 2021

SATIRE

      Série désopilante The Chair (Netflix, 2021) par Amanda Peet et Julia Wyman : si juste en dépit de quelques caricatures, ratés ou raccourcis. Photographie du college américain, genre Nouvelle-Angleterre : les old relics, le plus jeune professorat Cult Studs, les snowflakes prisonniers de leur caverne de Platon (les réseaux sociaux), le professeur en creative writing à la dérive, les mécanismes de pouvoir et de hiérarchie dans l’établissement, les services Title IX, le dean et son équipe de communication, obsédés par l’image externe du campus. Scène majeure à l’ouverture : Dr Ji-Yoo, « our first lady chair », racialized bien sûr dans l’esprit woke du temps, récemment élue directrice du département d’anglais, la montée emphatique et solennelle des marches, seule, le moment d’autosatisfaction au son des « Gloria, Gloria », puis la chaise qui se brise, effet de chute – au propre comme au figuré, séquence suivie du carton du titre – The Chair qui contient le jeu de mots, et change la scène burlesque en métaphore de tout le récit à venir. Entretien avec la conceptrice de la série, Amanda Peet, dans The Chronicle of Higher Education (20.08.21).

lundi 23 août 2021

AUDITIONS

    Le déroulé et l’horaire des auditions de la commission et les liens vidéos sur la chaîne You Tube du Ministère (à 5 h 15 pour notre propre intervention).

MÉMOIRE SUR LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE

J’archive ici le mémoire qu’Isabelle Arseneau et moi-même avons déposé le 27 juin 2021 auprès de la Commission scientifique et technique indépendante sur la reconnaissance de la liberté académique dans le milieu universitaire, puisqu’il est désormais mis en ligne ici sur le site du Ministère de l’enseignement supérieur du Québec. Voir également la liste des mémoires sélectionnés et consultables.

dimanche 22 août 2021

EFFET DE CLASSE

     Oberlin, Brown, Claremont, etc., tous ces « colleges » et universités, à l’Ouest ou en Nouvelle-Angleterre, et spécialement dans l’aire de l’Ivy League, il y a une corrélation « between elite status and victimhood culture » (Campbell & Manning, p. 152). Les deux sociologues rappellent à ce sujet que les revenus moyens par famille du corps étudiant de Claremont McKenna est de $200 000, celui de Middle College, $240 000, etc. Sans doute la configuration n’est-elle pas exactement analogue, ne serait-ce qu’à travers la dynamique des colleges et le modèle du privé en particulier. On est même très loin de cela. Mais il y a quelques traits communs. Certes, comparativement, les dernières éléments de Statistique Canada pour le Québec donnent pour les Cégeps et les universités mêlés 50 % (2018-2019) de fréquentation pour la tranche d’âge 18-24 ans, et la structure dominante est évidemment celle des établissements publics. Au reste, sur les populations allant de 25 à 64 ans, les personnes qui détiennent un titre universitaire approchent 25,5 %. Ce qui est moins que d’autres provinces, Ontario, BC, etc. Des taux de fréquentation aux taux de diplomation, il s’agit dans tous les cas cependant d’une portion de la population. Il reste ensuite le phénomène de sélection. Or bien quon ne rencontre pas bien entendu les écarts états-uniens, et la situation est relativement protégée en zone francophone, le phénomène idéologique s’observe cependant aussi en microcosme, avec la coupure propre aux effets campus, et l’illusio sociale qui en découle. Dans sa version canadienne, le diagnostic de Campbell et Manning se vérifierait sur plusieurs points, spécialement du côté anglophone : la « victimhood culture » est plus répandue parmi les membres de la « upper middle-class » (p. 153). Loin de se limiter au militantisme associatif, la wokeness est largement entretenue par l’élite anglophone (et l’un des lieux où cette élite se reproduit au Canada est entre autres McGill). L’hypothèse est que là aussi on assisterait à un « spread of victimhood culture » : « since the graduates of elite universities disproportionately occupy influential positions in law, government, business, and media, we should not be surprised to see the ideas and ideals of victimhood culture gaining increasing influence in modern society. » (p. 253-254).

mercredi 18 août 2021

LE MAILLAGE DU DISCONTINU

     Il me semble – en contrepoint – que la compétition victimaire s’éclaire par l’intersectionnalité érigée au rang de véritable idéologème. Kimberlé Crenshaw lui assignait le rôle de métaphore – et il conviendrait d’en re-scruter certains détails théoriques (cf. On Intersectionality) – une métaphore qui par définition est un substitut de concept ou mieux la promesse d’un concept – en l’état l’intuition d’un problème. Or dans la déclinaison de l’identity politics, l’intersectionnalité vérifie ce fait que les identités sont discontinues les unes aux autres – sinon elles ne pourraient pas intersect – cela n’aurait pas de sens, par définition. C’est dans cette discontinuité que s’enracinent à revers des historicités des présupposés essentialistes – des identités essentielles, qui ne disent pas toujours leur nom ou, pour avoir opéré la critique de l’essentialisme, croient s’en être débarrassé. Dans l’idéologie woke, loin des usages possiblement heuristiques et théoriques de la métaphore, l’intersectionnalité tend à accroître la martyrologie de la victime. Elle s’harmonise finalement avec la compétition victimaire des groupes puisque les black women supplanteront les white women, nécessairement « privileged », et ainsi de suite, en vertu de la logique combinatoire qu’autorisent et la typologie identitaire et le maillage intersectionnel, dans la verticalité qui conduit du puissant et dominant au plus marginal et au plus opprimé.

LES MAINS PROPRES

     Un autre point important, ce sont les « infights » et autres effets de « competitive victimhood » (p. 167) entre groupes minoritaires qui conduisent les activistes dans une spirale de la pureté ou un « ever-increasing demand for moral purity » au point que, dans la dynamique des dissenssions, des excommunications, des ostracismes, mieux vaut condamner « in order to avoid being condemned » (p. 168) – une pratique de la posture et de la performance, variantes du romantisme politique et de la Terreur, bien connus dans les mouvances révolutionnaires, qui trop souvent finissent par plomber l’idéal de justice sociale : à force d’avoir les mains propres. – Sartre.

« WHITE IDENTITY POLITICS »

     Pour correctif aux déclarations précédentes : les composantes idéologiques sont bien perçues, mais elles ne sont pas systématiquement coordonnées à l’épistémè racialiste et décolonialiste, que Campbell & Manning englobent finalement dans la victimhood culture. Cela posé, ils montrent bien comment les prémisses et modalités du programme de la micro-agression et de la rhétorique victimaire, le scénario du privilège et de l’oppression, se trouvent inversés et, par conséquent, étendus par d’autres segments de la population et spécialement par les droites qui sy opposent pourtant : Chrétiens, Blancs ruraux, Rednecks, vétérans de l’armée, etc. L’autre versant est bien sûr l’émergence de l’Alt-Right et l’expansion de la « white identity politics » (p. 159).

lundi 16 août 2021

LE TIERS

    Il me semble que ce que Campbell et Manning parviennent à mettre en lumière en décrivant l’émergence de la « victimhood culture », c’est le rôle du tiers, en particulier des représentants de la loi, des administrateurs, des autorités, les stratégies déployées par les activistes pour les convaincre de l’existence de l’oppression et d’intervenir en faveur des dominés au point de sacraliser la victime et de lui donner un statut social à part entière. Dans ce cadre, ne pas soutenir les opprimés « is seen as siding with oppressors against victims » (p. 129). Car la valorisation de la victime et la diabolisation du privilégié ressortissent dabord à un devoir moral. Pour les institutions et les directions universitaires en particulier, ce schéma idéologique est donc l’occasion rêvée de dégager quelques plus-values symboliques – arbitrer les conflits au nom du bien et du juste, bref de faire preuve de vertu. Et faire dans la vertu est un instrument de marketing, qui vise à  améliorer l’image de marque, la publicité et la réputation. Le recyclage on ne peut plus productif des pratiques et idéologies managériales. Business as usual.

EN PRENANT DE LA HAUTEUR

        Dans l’un et l’autre cas, The Rise of Victimhood Culture et The Coddling of the American Mind, un des points communs, en plus du dialogue noué entre les auteurs, c’est la composante théorico-politique, ou les racines à la fois épistémologiques et idéologiques de la question. D’un côté, les fondements de la nouvelle culture, associés entre autres à l’histoire de la Theory et de la pensée postmoderne, ne sont guère explorés ; c’est le maillon faible. Mais il s’en dégage simultanément une autre hauteur de vue qui replace l’analyse du phénomène dans une perspective sociologique et anthropologique, de nature explicitement comparative pour ce qui regarde en particulier Campbell & Manning, même si « the university is the epicenter of victimhood culture » (p. 65).

samedi 14 août 2021

UN CONCEPT PAUVRE POUR LES RICHES

     Si l’on compare, l’essai non moins lumineux et pionnier de Campbell et Manning (The Rise of Victimhood Culture) a néanmoins un caractère plus ouvertement spéculatif que celui de Haidt et Lukianoff (The Coddling of the American Mind), ne serait-ce qu’à travers la typologie ternaire des morales sociales, la culture de l’honneur, la culture de la dignité et la culture victimaire actuelle dont les campus nord-américains sont depuis dix ans les laboratoires. Mais l’approche permet d’éclairer, notamment dans le rôle de la plainte, l’appel à l’attention publique et surtout la place du tiers (État, cours de justice, administrations, etc.) L’élément le plus important à souligner tient à l’expansion du terme de microagression, issu non de milieux pauvres ou minoritaires, mais des espaces favorisés comme les « colleges » et les universités, qu’on y soit blanc ou « racisé ». Observation convergente avec l’essor de l’idéologie woke elle-même promue par les milieux d’abord blancs, progressistes, urbains, diplômés : « The concept of microaggression did not first proliferate among Eastern Kentucky or among the impoverished African Americans of Baltimore or New Orleans. It first proliferated among college and university students, a relatively affluent, educated, and respectable population. And the microaggression program seems to have developed most quickly at elite institutions, such as private liberal arts colleges and Ivy League universities. A minority student at Oberlin College or Harvard University may indeed be from a lower-status background than the average Oberlin or Harvard student, but compared to the US population as a whole, or even students at other colleges and universities, students at educational institutions are not particularly lowly. » (p. 53)

TRAITÉ

     Bref échange informel avec Dany Laferrière, lors d’une séance de dédicace dans une librairie de quartier, à l’occasion de la sortie de son livre : Petit traité sur le racisme (Montréal, Boréal, 2021). Derrière mon masque de chirurgien, je voudrais l’interroger avec précision sur le sens du titre pour commencer, mais on peine à articuler de manière audible sous la chaleur. Il répond par la blague, je transcris de mémoire au risque de l’inexactitude et de l’infidélité, je ne trahis pas l’esprit cependant : petit d’abord, on est au Québec, on ne se prend pas la tête ici. Puis, d’un air entendu et narquois : traité ? comme pour les traités scientifiques, et en riant : c’est pour les professeurs, ils seront obligés de mettre cela dans leur liste, comme un ouvrage de sociologie, d’anthropologie…

mercredi 11 août 2021

DEUX MONDES

       Stillwater de Tom McCarthy. L’ironie du titre en plus d’être l’indice capital de la trame criminelle ; les scènes de bains et de rare bonheur dans la Méditerranée ; surtout le site de la diégèse, Marseille, bien que les plans panoramiques s’y trouvent finalement peu explorés. La ville apparaît davantage fragmentée comme les séquences – métonymiques – de l’Amérique et de l’Oklahoma. Sans doute la topique de l’Américain déphasé, lost in translation, incapable de maîtriser les codes culturels et symboliques de la société française, n’est-elle pas nouvelle au cinéma – quand elle est de surcroît attachée au genre du thriller ou du film noir (voir Frantic de Roman Polanski en 1988 par exemple). Et puis le bouclage entre la remarque anodine d’un ouvrier latino au début du film, « Americans don’t like change », et le dialogue du père et de la fille qui conclut sur la perception des différences. Au reste, le nœud tragique et silencieux du meurtre qui à la fois s’interpose entre eux et les unit, porte vers une philosophie ambiguë : « Life is brutal ». Il n’empêche que la satire et la critique s’exercent dans les deux sens, notoirement sur les préjugés et les stéréotypes des Français à l’égard de l’Américain, qui répond moins à l’homme riche tels que les personnages le fantasment d’abord qu’à un représentant quelconque de la classe populaire blanche, unemployed, précaire et privé d’avenir. Emblème de cette économie perdue : c’est dans le pétrole qu’il travaillait – l’insert nocturne sur les derricks qui pompent infatigablement les ressources de la terre. De même, Marseille, surchargée d’histoire et de lumière, s’y désigne-t-elle en priorité par les cités, l’abject dégradé des violences et des ségrégations urbaines, les petitesses racistes exacerbées. Entre la pauvreté et les clivages socio-ethniques : la rencontre des deux mondes s’opère peut-être à ce niveau, des États-Unis à la France. Et la première image en concentre la métaphore : celle de Bill Baker (Matt Damon) fouillant les décombres d’une maison d’un quartier entièrement dévasté par une récente tornade – et considérant d’un regard plein d’empathie un couple désespéré et silencieux – qui a tout perdu. Rappel à mon avis du Dust Bowl des années 30, et les tempêtes sont passées par l’Oklahoma, Steinbeck en mémoire et feuilletage visuel qui replacent l’intrigue dans lhistoire des crises sociales. Amorce politique (l’allusion à Trump, aux rednecks, aux guns, le poids de la religion, etc.)

vendredi 6 août 2021

TRANSFERTS

   Sur ce point précis, ce qui s’impose à l’observation c’est de voir côté européen et spécialement français combien une génération de chercheurs et de penseurs a été gagnée au cours des deux dernières décennies aux théories CRT et postcoloniales comme il en va pour ce qui regarde les études de genre. Je ne parle pas des mouvances politiques indigénistes et autres. Mais des modélisations en cours en sciences sociales comme en philosophie, spécialement la philosophie politique, en littérature aussi (cela commence à poindre). Des discours qui de près de loin sont parlés par les idéologies diversitaires et l’antiracisme contemporains et dont il y aurait lieu de mesurer rigoureusement l’inventivité disciplinaire. Sans parler des questions de transferts épistémologiques, particulièrement sensibles en ce que les modèles nord-américains y servent régulièrement la critique de la société républicaine française. À titre de jalons : Elsa Dorlin, La matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la nation françaiseParis, Éditions La Découverte / Genre & sexualité, 2006 ; Magali Bessone, Sans distinction de race ? Une analyse critique du concept de race et de ses effets pratiques, Paris, Vrin, 2013 ; Faire justice de l’irréparable. Esclavage colonial et responsabilités contemporaines, Paris, Vrin, 2019. Etc. Ce paradigme « culturaliste » (l’identitaire, le divers, le global, etc.), il semble nécessaire de le soumettre à l’examen critique. Le travailler par la poétique, pour le discours qu’il fait, le discours de l’épistémè racialiste. Le situer aussi : je persiste à dire que dans ce discours se dit une hégémonie culturelle – nord-américaine, qu’il est particulièrement piquant de relever chez des adeptes du divers et du multipolaire  tellement les instruments en usage pour décoloniser la pensée se révèlent sans trop le dire hautement colonisées elles-mêmes...

jeudi 5 août 2021

MANIÈRES/CULTURES

      Cela fait longtemps que je tourne autour de ce problème. C’est l’un des mots de la langue classique comme « mœurs », mais je me posais il y a deux ou trois ans explicitement la question de la postcolonialité du concept de « manières », de sa critique historico-culturelle. En lisant Delâge-Warren, sans surprise, je le rencontre à maintes reprises dans les relations des pères jésuites ; « manners » dans les corpus anglophones également. Cartier. Champlain : cette retraversée s’impose. Ainsi se coordonnent diverses roues de l’axe anthropologique où désormais s’inscrit la recherche sous l’espèce d’études et de séminaires. L’autre morceau, théorique-épistémologique, est l’enquête autour de De Certeau et Bourdieu. Lévi-Strauss. La tradition durkheimienne-maussienne et les sciences sociales. Un dernier élément, imprévu, concernant les liens « cultures et manières » est l’émergence du discours idéologique actuel : le vis-à-vis culture et « race ». Il semble impossible de l’ignorer. Certes, ce sera du feu de paille dans l’histoire de la pensée. Impossible de le nier : jusque dans ses niaiseries et ses intransigeances, le mouvement « woke » qui le porte à titre d’idéologie est en même temps fascinant. Et avec lui les courants décolonialistes et racialistes. Mais précisément : « race » est une réponse – faible et dangereuse de surcroît – à un problème qu’une théorie de la culture – et une anthropologie littéraire des manières –  doit pouvoir construire et, si besoin, à rebours de cette modélisation, vantée comme le dernier cri de la science.

RELATIVITÉ

     À propos du missionnaire Joseph-François Lafitau, Mœurs des sauvages américains comparées aux mœurs des premiers temps (1724), Delâge-Warren rappellent : « On considère Lafitau comme un des pères de l’anthropologie parce que son œuvre, pour la première fois, n’a pas pour objet telle ou telle nation mais la société dans sa dimension globale. L’anthropologie est donc en partie née sur les rives du Saint-Laurent, plus précisément à Kahnawake. » (Le piège de la liberté, p. 169) Au long du livre, l’exercice comparatiste a par ailleurs cet intérêt qu’il fait valoir au cœur du processus d’occupation, d’assimilation, et spécialement de l’évangélisation, l’émergence du sens aussi de la relativité dans certaines relations qui considèrent d’un autre œil les sociétés européennes ; de même, les nécessaires ajustements dans le peuplement, les échanges, les alliances, les mariages, aux mœurs et aux manières amérindiennes. 

BONNE À PENSER

      Page merveilleuse de Serge Bouchard, dans Le Peuple rieur. Hommage à mes amis innus (en collaboration avec Marie-Christine Lévesque) – digne des poèmes en prose, comme ceux qu’on rencontre dans les grands récits de l’autre, spécialement chez Claude Lévi-Strauss : « J’ai parcouru des centaines de fois la route 138 sur sa pleine longueur, entre Montréal et les plus lointains villages de la Minganie. Douze heures à l’aller, douze heures au retour, le temps de réfléchir aux paysages et à l’histoire, mais aussi à la philosophie de l’être. Montaigne disait qu’on ne pense bien qu’à cheval ; c’est toujours vrai, moi, c’est au volant de ma voiture, lors d’un voyage au long cours, que mon esprit s’attelle à méditer. La 138, avec ses courbes, est idéale pour tourner autour des choses, cette route est “bonne à penser”. À chacun de mes trajets, durant des années, l’infini dans les yeux, le ciel en pleine tête, la mer d’un côté, les épinettes de l’autre, protégé du froid, du vent, de la neige, de la pluie, des mouches par une simple vitre, je me suis plu à donner vie aux rochers, aux petits arbres, aux quais. À l’entrée de chaque village, je m’interrogeais sur le nom des lieux, le nom des gens. Qui était Napoléon Comeau, Ti-Basse Saint-Onge, que signifiait le nom “Bergeronnes ”, d’où venaient ces toponymes : les Îlets-Jérémie, Papinachois, Manicouagan, les Islets-Caribou, la Moisie, la rivière au Tonnerre, la rivière Romaine, et jusqu’à la Natashkuan ? » (Montréal, Lux, 2017, p. 215-216)

lundi 2 août 2021

STATUE OF SLAVERY

     Au menu des vanités politiques de ce temps, la statue de l’écossais James McGill vandalisée et peinturlurée d’un rouge presque révolutionnaire au début du mois de juillet. Et le parallèle va bon train avec la sculpture de James A. McDonald, déboulonnée en août 2020 à Montréal, entre autres à cause de son rôle historique dans l’impérialisme canadien et l’affaire des pensionnats. Cette autre figure, qui vous salue de son couvre-chef depuis le pompeux portique Roddick et la rue Sherbrooke jusqu’au Pavillon des Arts (son ancienne résidence) eut des esclaves noirs et autochtones. Rien que nous ne sachions déjà. Mais on est dans le sillage des démantèlements symboliques et institutionnels. Au reste, plusieurs tentatives de vandalisme ont déjà eu lieu, de même qu’ont circulé des pétitions de militants exigeant que soit « removed » de manière définitive la statue du fondateur de la première université au pays : « N’importe quel arbre serait plus beau que James McGill ». Ce qui est intéressant, c’est pour y répondre le communiqué officiel de l’université, en date du 09 juillet, relayé par ailleurs dans la presse et les médias audiovisuels : « As some of you may be aware, the sculpture of James McGill on lower campus was vandalized last weekend. While I recognize the right of every individual to express their views and opinions, I regret that in this case, the manner of expression damaged University property. » Il est pour le moins curieux que le geste de dégradation soit assimilé à une manière de s’exprimer – « views » et « opinions », dans un espace normalement dédié à la confrontation des discours, à la dynamique des échanges et des contradictions. Le regret au lieu de la condamnation, s’il est vrai que le retour de la sculpture n’est pas arrêté (une telle décision demanderait un peu de courage…) À rebours de la vision manichéenne et moralisatrice de l’histoire – qu’on voudrait récrire, – il est admis cependant que « the University has taken steps to recognize publicly the complexity of his life, both through our website and through a plaque that was recently installed next to the sculpture. » Au-delà du symbole, ce serait structurellement la (post)colonialité de l’institution d’enseignement et de savoir qu’il conviendrait en bonne logique de mettre en cause. Une institution qui matérialise pourtant le testament de James McGill et dote en vertu même de sa mission les étudiants et militants des instruments critiques qu’ils s’appliquent à retourner contre elle : « We know that James McGill’s personal history included different dimensions, some positive, others not so. It includes the bequest that made the University’s establishment possible. It also includes his ownership of enslaved persons. » Sur la base d’éléments simplistes, la réponse est invariablement idéologique, fondée sur la doctrine d’État et ses bureaucraties : « equity, diversity, and inclusion. » Aussitôt s’énonce la réduction du problème, du vandalisme symbolique et de l’activisme woke aux minorités ethniques et, parmi elles, à l’assimilation paradigmatique du Noir à l’opprimé : « As part of its Action Plan to Address Anti-Black Racism (“Action Plan”), the University is committed to exploring its historic record. This investigation will inform our decision about whether to keep the sculpture at its current site or relocate it. If it is determined that the sculpture would be better located elsewhere than on lower campus, the University will act accordingly. » On se demande bien en quoi explorer l’histoire de l’université – amplement détaillée en ce domaine – contribuerait ici à guider une prise de position rationnelle. Au cœur même de ce qui devrait constituer le lieu de la réflexion critique, on ne saurait quoi qu’il en soit mieux argumenter et justifier la culture du bannissement.

YANN FRÉMY

      C’était sur le départ. On ignorait tout. Le 5 juillet. « Assez vu. Assez eu. Assez connu. » Mais celui-ci est tristement définitif. 49 ans, c’est si peu. Cette nouvelle est un soleil froid sur l’été, tant elle est violente et inattendue. L’habitude s’est imposée à moi de dialoguer et négocier avec les morts – et parmi les plus proches. Et cela s’achève trop tôt, d’une manière en tous points imprévue. Une trajectoire injustement brisée. Le souvenir me revient, c’était en 2003, je venais de soutenir ma thèse de doctorat (presque vingt ans), de cette conversation au téléphone, et de cette phrase si juste – mémorable : « On ne pourra renouveler la lecture de Verlaine que si on renouvelle l’approche théorique elle-même ». Le début d’une amitié donc. On allait pouvoir partager. L’immense colère au moment des attentats de Charlie Hebdo. La générosité intellectuelle – ne regarder ni à la dépense ni à l’énergie. Le sens du débat. Le regard philosophique aussi. Au moment de boucler chaque numéro de la Revue Verlaine, dans la panique et la fatigue, les plaisanteries graveleuses, obscènes, zutistes pour le dire, car on ne peut travailler sur Rimbaud, Verlaine, cette pléiade d’écrivains maudits et marginaux qui ont fait la modernité du XIXe siècle et au-delà, que si l’on est d’abord zutiste dans l’âme – et c’est bien à cette condition que lecteurs, dandys, amateurs et savants nous nous reconnaissons entre nous – que nous nous reconnaissons ce goût si particulier de la poésie. Trop tard. Cet échange que je retrouve, il y a deux ans, au moment de préparer un énième numéro : « Y. Certificat de baptême de Verlaine si ça vous intéresse. Amitiés. – A. Putain, t’as eu ça où ? – Y. Dans une église, à Metz. » Adieu, donc.

dimanche 1 août 2021

WOKE RACISM

      Du même auteur, à noter la parution prochaine : Woke Racism: How a New Religion Has Betrayed Black America (Avery Books, octobre 2021).

AMERICA HAS NEVER BEEN LESS RACIST

       Entretien avec ReasonTV (11 avril 2019) et intéressantes analyses de John McWhorter (Columbia University) sur la décennie de Justice Sociale et la question noire : America Has Never Been Less Racist. Ce qui peut paraître paradoxal à première vue. À noter dans ce travail d’observation la lecture moins politique que sociale, et le pivot proposé en 2009, liant l’émergence des médias sociaux et les cultures de l’hypersensibilité, ce qui rejoint certains arguments développés par Campbell &  Manning mais aussi Haidt & Lukianoff.