Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

lundi 8 juillet 2019

SAVOIR DU CORPS

De fait, tel qu’il le lit et le comprend, Saussy pose que chez Jousse le style oral se définit comme « a physiologically based media device evolved by people of various cultures in order to make information memorable and transmissible » et dans ce primat du corps le savoir est « a sum of learned gestures, including verbal gestures such as poems and proverbs » de même que « education is the process, an outward, visible, physical process, whereby we internalize them » (p. 37). Ce savoir du corps qui promeut la découverte ou redécouverte des traditions orales se double d’une hostilité à l’endroit de l’écrit(ure) comme agent de dénaturalisation, si bien que Saussy perçoit dans ce mouvement une forme d’ « essentialism » et de « logocentrism » (p. 38).

LE CAS JOUSSE

Rareté de Jousse, néanmoins. Non seulement par sa compréhension des écrivains, les commentaires de Péguy (Ève notamment et les techniques formulistes), les liens à Claudel, etc. C’est une autre modernité (et, au demeurant, la chaîne des filiations se poursuit ensuite de Jousse à Milman Parry). Mais par l’ampleur anthropologique qui puise aussi bien dans la psychologie, l’ethnographie, la philologie, les sources religieuses, etc. Résistance inverse peut-être à la notion même de « style oral » qui ne rend pas exactement l’oralité. Le relais de la démonstration s’opère par la mise en dialogue avec Paulhan ; il tient au fait que ce qui s’appelle style oral « is rooted in gesture and mimicry » au sens où « all language is primarily gesture; both language and gesture demonstrate the properties of the human animal » (p. 35), si bien qu’il devient possible de parler d’une « Psychology of Gesture » et d’une « physiology of culture » (p. 36).

RYTHME

L’élément axial, ou le point de jonction, qui devient en vérité l’englobant est le rythme, selon une conception extensive qui va des formes poétiques elles-mêmes (voir le Shijing) au groupe humain en son ensemble. Avec ses risques propres – celui de la métaphorisation : « When “rythm is all”, poetry becomes a communal dance. » (p. 33). Le terme assure la rencontre avec Mauss et l’idée de fait social total, plus amplement les emplois durkheimiens eux-mêmes, jusqu’au projet très original de Marcel Jousse autour du « style oral ». Un corpus réinvesti ces dernières décennies par l’esthétique, la philosophie, les sciences sociales.

L'IMPERSONNEL

Un problème analogue avec les travaux de Marcel Granet sur la tradition chinoise, aux marges là encore de la culture occidentale : celui d’une « impersonal poetry », avec ses attitudes et ses « typecast protagonists–the wise virgin, the brave youth, the timid lover, and so on », de sorte que les locuteurs et récitants de cette poésie sont moins des « individuals » que des voix « accurately enacting their predetermined roles » (p. 31). Il n’y a certes pas équivalence entre l’idée de commun, de consensus, de social ou d’impersonnel, mais ce sont là autant de variantes d’une théorie possible du collectif, de même quil ny a pas équivalence entre individuel et singulier. 

UN ART DU CONSENSUS

La non-singularité du hain-teny, en vertu – conditionnellement – de la description ethnographique qu’en propose Paulhan, ou ce qui ressortit à un art « common, public, produced by and appealing to the authority of consensus » et Saussy l’oppose en premier lieu au paradigme symboliste qui a dominé plus particulièrement la scène dans les décennies précédentes, le doublet Mallarmé-Valéry. En ce sens, conclut-il, « the poetics of the hain-teny must be the most antipoetic poetics imaginable » (p. 24). Et plus loin, il est encore question de « social poetry » (p. 25), sil est vrai que l’enjeu nest autre qu’un « collective subject » (p. 27).

samedi 6 juillet 2019

POÉTIQUE DE L'ORDINAIRE

Il est non moins remarquable (ou emblématique au vu du titre et du projet) que l’enquête s’ouvre par le cas Paulhan et les hain-tenys, l’importance du lieu commun à rebours de l’originalité (cf. le motif de la Terreur) et de l’axiologie que le XIXsiècle a installé comme des avant-gardes en cours – « ready-made thought or stock phrasing » (p. 22) – « Paulhan’s ethnographic description offers a different and in many ways opposite version of poetry and poetic value. What Paulhan discovered was a strict poetics of “ordinary language” [trad. langage / langue ordinaire, plus probablement], not the rejection but the espousal of automatism » (p. 24). Oralité et collectivité : le champ de la mémoire, du répertoire, du dialogue, de la joute, etc.

LE DOUBLE STATUT

La question est vérifiée à l’âge classique au gré des querelles. Elle est développée pour la période romantique, en lien avec le corpus homérique et la matière biblique. Il s’ensuit un double statut, à la fois critique et fictionnel, construit par la tradition, ainsi résumé : « The invocation of orality is first a critical gesture when performed by D’Aubignac’s and Perrault’s takedowns of Homer or in Simon’s “histoire critique”, and then a fictional one as it makes up for the initial destruction by declaring a new “true Homer” placed before all writing, an “original gospel” preceding all churches. The failure of certain texts to live up to their status of literary works is diagnosed as a consequence of illiteracy in the sense of Josephus: orality as an inferior, inconsistent shadow of writing. The desire that the imperfections of the text should be seen as reversible accidents creates for the original recitation, the prototext, a status like that of Caesar’s Druid mysteries, an exalted form of writing on the soul. In written culture, orality oscillates between these tow statuses. » (p. 14) De sorte qu’au XIXesiècle, hanté par l’oralité, les oralités – enquêtes, collectes, patrimoines – des chansons, folklores, dialectes, etc. – marque désormais et en priorité la logique d’une provenance.

DANS LES FAILLES DE L'ÉCRIT

La difficulté première tient constamment à ce que l’on vit in the print era, et dans des sociétés mixtes orales-écrites, ou à usages instables et multiples de l’écrit et de l’oral, ce que valident encore à leur manière les récentes technologies dites multimédiatiques. Saussy prend l’oralité et plus encore la littérature orale non sous l’angle d’une définition ou d’une théorie mais d’un « functionnal concept, invoked only in the roles of contrast or supplement » (p. 5). La littérature orale est classiquement posée comme terme paradoxal sinon contradictoire, sorte d’altérité conçue au rang de polarité négative de l’écriture jusqu’à ce mouvement de bascule : « What caused oral tradition to begin to turn into “literature”—to acquire some characteristics in its own right, to emerge from the functional and subordinate role—was a critical dissatisfaction with the written record. » Ou dit autrement : « concepts of orality emerge where the master discourse of a written record falters » (p. 9).

LA DISTANCE OBSERVATRICE

Ce sens du problème est probablement inhérent au projet et à ce qu’il revendique dans le titre même, la distance de l’observation puisqu’il s’agit moins en définitive de proposer une nouvelle théorie de l’oralité que de voir comment elle émerge comme objet de discours, quelle place elle vient remplir, à quelles fonctions elle répond – point de vueexplicité dans les pages liminaires : « By calling it “The Ethnography of Rhythm”, I have tried to foreground a constitutive distance between orality and its observers, and to insist that it is only through an overlay of media (since ethnography is an overlay of cultures) that oral poetry emerges into view at all. The book is a working out of the ethno- and the –graphic sides of the problem. I have tried to warn myself off the naieveté of direct reporting, of telling you what orality is. » (ibid., p. 5)

L'HISTOIRE PAR PROBLÈMES

Saussy de nouveau. Ce n’est évidemment pas le souci d’une histoire suivie ou histoire factuelle– ce qui serait en soi un projet monstrueux – qu’à travers le cas des corpus antiques (Homère en premier lieu) et des exégèses auxquelles ils ont donné lieu comme de la survivance de l’idée d’oralité et de littérature orale à l’âge de l’imprimé, l’émergence des machines parlantes, les tentatives d’une part de notation et d’analyse de la voix, d’autre part de reproduction de la voix qui importent, mais bien plutôt une histoire résolument problématique s’il est vrai que « the unities that oral composition and transmission perturb are pecisely those on which the characteristic media of modernity depend: work, word, author, period, nation, doctrine. » (ibid., p. 171)