Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

jeudi 31 août 2023

PROPAGANDE

    


Canadas Woke Nightmare : A Warning to the West (2023). Documentaire d’un journaliste britannique du Telegraph, rival du Guardian : de Vancouver à Montréal, un beau gloubi-bulga agrémenté d’entretiens avec Jordan Peterson. On y mélange la décriminalisation des drogues dures dans l’Ouest avec la gender ideology, Kamloops et le cas des residential schools, l’imputabilité étant sans cesse centrée sur le Premier Ministre et ses « radical reforms » (radical ? Fichtre !) sans prendre garde aux divers paliers décisionnels d’un État fédéral (municipalités, provinces). Non que je tienne le PMC, cet héritier fat, dans mon coeur, loin sen faut. Mais les déclarations relèvent du sottisier habituel, et répondent aux niaiseries symétriques de la gauche woke : « we have become a totalitarian state ». On se demande comment il se fait que lauteur d’une telle phrase peut aussi librement le dénoncer. Déjà-entendu. La séquence a cet intérêt néanmoins qu’outre les tensions qu’elle filtre, un esprit de division loin de l’imaginaire centriste traditionnellement associé au Canada, elle est révélatrice de la manière dont la droite est en train de se réveiller et du backlash en cours. Un point plus intéressant : l’hypothèse selon laquelle le Canada est le pays qui s’est positionné le plus à l’avant du « progressisme » woke, devant la Nouvelle-Zélande et l’Australie même. La version est en effet bien différente de celle des États-Unis. Au tableau manque la question du Québec bien sûr, mais le documentaire est construit du point de vue anglais et anglophone.

lundi 28 août 2023

UNIVERSEL REPORTAGE

Étrange, au fond, ce goût sinon cet engouement pour l’actuelle guerre des mots, qui m’occupe l’esprit depuis deux ou trois ans. Je ne lis plus que cela (ou presque). Être du côté de l’universel reportage plus que de la parole essentielle. En vérité, l’un éclaire l’autre, et réciproquement. Et je ne vois pas comment avancer le dossier langage – cultures – manières, et le passage récent par les sociologies et anthropologies (Durkheim, Bourdieu, De Certeau, etc.) à ce sujet, sans ce vaste champ de réflexion dans lequel, imprudent et mal armé, je barbote joyeusement. Il me semble que je traite du même problème sous un autre angle. Quoi qu'il en soit, j’emmerde la littérature – et les spécialistes de littérature surtout qui, pour le coup, sont dans leur tour d’ivoire à la manière de Gautier contemplant l’émeute qui tempête à sa vitre ou Le-con-te de Lisle – comme si de rien n’était. Fuck off les placets et autres sonnets futiles – que toujours jadore bien entendu. 

CENTRE ET CONSENSUS

    Dans le livre-projet, partir de ce lieu commun du débat à propos du débat, qu’il est nécessairement polarisé, la question des dissensions, des déchirures (Alex Gagnon au Québec ; voir la position conciliatrice de Haidt et Lukianoff, obsédés par les divisions de la société états-unienne), les guerres culturelles (importées ici, et explicitement convoquées par le courant conservateur, Rioux, Beauregard) et ce qui leur est opposé par certains, l’utopie du centre voire de l’extrême-centre (Buzzetti), sans parler même des fantasmes de consensus. Une certaine idée de la démocratie. Une inquiétude aussi sur létat de la conversation démocratique, la qualité critique du débat. N.B. Il serait intéressant à ce titre, et à presque 25 ans d’écart, de reprendre point par point la typologie de Culture Wars : nombre d’arguments similaires sur l’intolérance, les tactiques des deux camps, la diabolisation de l’ennemi (aujourd’hui, c’est mieux on a même les schmittiens de gauche), les stratégies rhétoriques, la difficulté à poser des nuances. Hunter parle d’une « grammaire » du discours public, dont il n’oublie pas de rappeler – ce qui me paraît essentiel – qu’il est produit, contrôlé et manipulé par les élites avant tout. Observer dans le détail aussi les paroles militantes d’universitaires, étudiants, juristes, architectes, politiciens, etc. à ce sujet – comment dans la trame du texte ça se construit. Encore il y a deux jours, Tamara Thermitus sur MLK, empilages d’amalgames, arguments désitués et déshistoriciés. Des comme cela, on en lit chaque jour à la pelle, prévisibles et programmatiques, mais ce serait intéressant d’examiner au plus près les procédés.

NATIONAL, SOCIAL, RACIAL

   Autre livre fort, avec mes contretemps et mes retards. Éric Martin, Un pays en commun (Écosociété, 2017). Comme philosophie politique – des plus classiques on ne peut se tromper, acteur et fondateur du courant Québec solidaire. Reprendre à la droite son bien : le peuple – la nation ; l’enracinement culturel non comme terroir mais résistance aux impérialismes anglo-américains (quid cependant de la leçon deleuzienne ?) ; un « socialisme d’ici » dans la veine de Fernand Dumont, et d’une tradition Révolution tranquille, y compris sur les références anticoloniales qui tournent explicitement le dos à la gauche postmoderne et à ses impasses. Renouage avec Parti pris. Lici déixis du socialisme, je le prends de la sorte, lici-historicité. L’essai de réarticulation entre le social et le national, qu’il importe d’autant plus de souligner que dans le récit actuel s’affrontent explicitement le racial (le progressisme ethnodifférentialiste, de source très anglo-canadienne par ailleurs ; combinable au tournant woke d’une partie de la gauche états-unienne et de la gauche fédéraliste de ce côté-ci) et le national (le conservatisme ethnique canadien-français – Bock-Côté, Rioux et cie). Cette double version (de plus en plus essentialisée), raciale et nationale, a une faiblesse commune : l’historicité du social et des cultures très précisément. Sur ce versant, une des failles du livre est de ne pas mettre en débat le bloc postcolonial-décolonial, qui ne ressortit pas au même paradigme anticolonial Fanon-Memmi des années Parti pris. Et les lignes se sont beaucoup accusées depuis 2017. Mais là encore, comment penser un « pays en commun » et ses trois solitudes, anglaise, française et autochtone sans une théorie des langues et des cultures ?

HISTORICITÉ DU VIVANT

    Achille Mmembe, La communauté terrestre. Lecture jouissive dans la continuité de la Critique de la raison nègre entre autres. Penser les nouvelles façons d’habiter la terre, poursuite de la réflexion sur l’en-commun, dans la perspective plus globale du vivant – des vivants, articulant les questions de justice socioéconomique et l’écologie des territoires. Il faudrait reprendre point par point. Trois zones de résistance, à déplier très certainement : l’ouverture par l’anthropologie africaine et les mythes dit quelque chose de la subsistance du religieux dans l’approche ; et une tendance à la poétisation de la nature qui fait l’économie d’une conceptualisation à certains lieux précis d’achoppement. La réflexion sur l’identité est constamment énoncée à partir des populismes de droite et des suprémacisme raciaux. Soit, mais la question de l’identité et de l’identitaire à gauche est presque passée sous silence, alors qu’elle est représentative des nouvelles polarités idéologiques qui encadrent de plus en plus le débat public. L’assimilation presque constamment négative de l’État, des nations, des peuples à de dangereuses territorialisations-essentialisations, à l’opposé de l’en-commun ou de la communauté terrestre (les paramètres écologiques étant plus spontanément globaux). Le peuple n’est pas à tous les coups le Volk hitlérien ou la version anglosaxonne ultra-blanche du KKK. Vision malgré tout réductrice alors que passée l’euphorie néolibérale depuis 2008 ne cesse de s’entendre précisément un besoin collectif d’État. Et n’étaient les ambiguïtés autoritaires, comme les intérêts entre la santé, le capital et l’État, notamment pour ce qui regarde l’industrie pharmaceutique, la crise sanitaire de 2019-2021 a remis au premier plan le rôle décisionnaire et décisif des gouvernements, avec la question ouverte du bien public. Et pour finir, l’économie majeure dans l’axe du vivant demeure le langage, et les langues, comment penser l’en-commun en dehors de cette condition-là, et corrélativement des rapports langue(s) – culture(s) – peuple(s) – nation(s) ? Si elle remonte au moins à Humboldt, Herder et cie, une telle question appartient à tout sauf au passé. L’historicité du vivant – autrement.

mardi 15 août 2023

ÉQUITÉ (FAIRNESS) MON ŒIL

   Intéressante citation donnée par Dalhia Namian dans son beau pamphlet, La société de provocation. Essai sur l’obscénité des riches (Lux, 2023, p. 54) – titre emprunté sans hasard à Romain Gary dans Chien Blanc : « Comme l’exprimait Justin Trudeau en mai 2015 au Canadian Club de Toronto, un forum de discussion sur des enjeux sociaux qui rassemble annuellement les élites de Bay Street, dont les plus grand philanthropes : “Si nous n’offrons pas l’équité, les Canadiens finiront par envisager des options plus radicales.” » (« And I might say, if we don’t deliver fairness, Canadians will eventually entertain more radical options » Justin Trudeau on Fairness and the Economy ; curseur : 19’49). La cible obsessionnelle du discours est celle de la classe moyenne, aux contours sociologiques aussi mal définis qu’ambigus. Mais entre cette déclaration en début de premier mandat et le rose Tweet We’re team Barbie, qui a déclenché tant de réactions dans la logosphère des médiaux sociaux, je ne sais pas ce qui est le mieux. Le PM nen manque jamais une. Le propos sur l’équité est révélateur du statut social que lui donne le pouvoir politique : ce qui peut dabord prévenir de la radicalité et donner le sentiment de justice. Mais le sentiment de justice n’est pas la justice même. L’équité comme mécanisme pour mettre en oeuvre la valeur de fairness s’énonce devant les élites économiques, elle ne contribue pas tant à une redistribution ou à une correction socioéconomique quau maintien de l’ordre. Le changement serait minimal car il attenterait sinon d’autant  à la logique du capital.

TROIS VOLETS

    Dans cette grammaire du politique que j’évoquais il y a deux jours, et dont j’aperçois le premier volet autour des mots polémiques – avec ses trois blocs reliés (réveil militant, cancel culture, EDI), les deux autres battants seraient a) la question des rapports entre langage et reconnaissance – retour aux mots tabous non pas tant en eux-mêmes qu’en lien avec le récit racial et la conception dialogique de l’anthropologie de la reconnaissance, prise critique des théories multiculturelles ; b) la question des mots inclusifs et l’utopie des paralinguistiques expérimentales : les guides, manuels ou ouvrages à prétention savante visant à réapprendre à parler – la rééducation de la parole se conjuguant à une rééducation de l’homme dans le droit fil du management EDI.

dimanche 13 août 2023

TWICE COLONIZED

    Ouverture du 33e festival Présence Autochtone (08.08.2023) à Montréal et projection du film documentaire (Groenland, Danemark, Canada) de la danoise Lin Alluna, en présence de l’avocate militante Inuit Aaja Peter elle-même. Argument : « Suite au décès de son fils, Aaju Peter se lance dans une quête éperdue pour récupérer sa langue et sa culture, dont elle avait été coupée suite aux politiques coloniales d’assimilation. Se retrouver soi-même, panser ses blessures, surmonter les traumas, affronter le colonialisme, changer le monde : mission impossible? Twice Colonized, preuve à l’appui, étayée de sept ans de tournage, démontre que courage, émois, convictions peuvent se conjuguer pour influencer durablement le cours de l’histoire. » You’re born to this world to make a difference (trailer). En plein dans le mouvement mondial de la Résurgence autochtone, avec non pas cette double-consciousness mais triple-consciousness, en quelque sorte. Et l’activisme, cela ne m’échappe pas, est décrit par deux fois dans le récit, en son point précis de bascule : « my awakening ».

OBSERVATOIRE DE LA LIBERTÉ D’EXPRESSION

Et puisqu’on en parle, le lancement en cours de l’Observatoire de la liberté d’expression (Geneviève Nootens, Régis Coursin) abrité par l’UQAC, auquel je suis associé (https://www.uqac.ca/libobs/chercheurs-membres). Geste académique, parallèlement à la Chaire France-Québec sur la liberté d’expression. Geste inséparablement politique. À prendre aussi dans les pratiques du contemporain, j’avais déjà pointé cet élément : le genre même de l’observatoire.

SUR LA TABLE

     Sur la table, le classique de Hunter, Culture Wars ; l’idée se précise par ailleurs d’un livre sur la nouvelle langue progressiste du contemporain – sorte de philologie et de grammaire du politique – articulant les trois blocs « réveil militant », « cancel culture », « EDI ». Premier volet d’un triptyque, ici sur les mots polémiques, au fond. Maturité de la question, qui demande à s’énoncer, se logifier, se complexifier par l’écriture. Car le point de vue reste évidemment celui du langage, une critique du texte culturel, à l’heure où l’on parle tant de liberté d’expression et de polarisations diverses du débat.

TOURNER LES PAGES

     Dans la brise de fin d’été venue du fleuve, près de l’hibiscus couleur humble écarlate, à l’abri du soleil, sorte d’instant privilégié à l’avant des dégâts diluviens qui scandent désormais l’ordinaire du temps, le bonheur des lectures tuilées se conjugue au goût de la lenteur, du laisser-faire presque, tellement contre-nature dans mon cas : tourner les pages par esprit de résistance au précipité social du travail et de ses ritualités à venir. Dilater le calendrier. Merveille par exemple du Journal de Marie Uguay, hymne à la vie mesuré à la maladie comme à limminence de mourir, aux violences médicales de la mutilation. Écrire : créer des intensités. L’exemple même.

mercredi 2 août 2023

SORTIR

   Si l’on veut (faire) réentendre le récit de l’émancipation – la prise de parole – c’est à la condition peut-être de sortir de la rhétorique de la panique morale – concept normatif s’il en est comme l’avait de lui-même reconnu Stanley Cohen ; et qui ne sert qu’à une chose : confisquer le débat critique à gauche – et la critique de la théorie critique – symptôme évident de ses récentes orientations essentialistes et dogmatiques. Sortir enfin du couple universalisme progressiste – conservatisme identitaire.

TRAVERSÉES

     Heinich – prise 2. D’autres points à soulever en plus des saillies polémiques : le côté vieille dame à qui on ne l’a fait pas, celle qui a roulé sa bosse et apostrophe de haut les jeunes chercheurs ; un lieu commun des controverses qui associe l’émergence woke à des considérations générationnelles, ce qui ne se vérifie pas. Comme le coup lyrico-politique de Cusset « Debout la jeunesse du monde ». Laquelle, mon bonhomme ? De qui on parle ? Le raccourci intellectuel le plus problématique est celui qui va de l’identitarisme au communautarisme et au multiculturalisme. Et le communautarisme c’est vraiment une obsession du débat français, lié au décrochage du modèle républicain, encore récemment avec les révoltes et répressions urbaines du début de l’été. Alors que la question concerne bien davantage le rapport entre la gauche identitaire et l’individualisme néolibéral. Détail : dans l’emphase portée sur l’universalisme et le mythe républicain assimilationniste (contre le multiculturalisme qui serait séparatiste – ce qui me semble relever du fantasme et n’est jamais démontré ; le plus drôle, c’est que la version canadienne du multiculturalisme voit le séparatisme ailleurs : dans le nationalisme québécois par exemple…) – jobserve au passage qu’une part de ce discours est tenu par des auteurs Heinich – Taguieff – Szlamowicz de culture voire de confession juives – et on peut se demander s'il ne prend pas aussi par sensibilité dans l’histoire des communautés juives et de leurs rapports intégrationnistes à la nation depuis la Révolution française. D’autres cibles manquées dans le livre : la question des EDI est mal mesurée alors qu’elle est centrale ; de même pour la composante religieuse, alors qu’elle se trame depuis la théologie des réveils et le récit racial du XIXe siècle jusqu’aux protestantes de l’écriture inclusive des années 70-80 ; enfin, cet élément qui se clarifie de plus en plus : sous le terme woke, on ne désigne pas uniquement la gauche dite radicale, mais un nouveau paradigme progressiste, qui s’est déployé dans l’espace médiatique, politique, culturel, aussi bien que les forces du marché et certaines formes du capitalisme, occupant des positions beaucoup plus centristes et centrales que prévu. Des positions de pouvoir aptes à convertir la prise de parole en langage. En regard, une déclaration essentielle du livre : sur ce terrain, mais pas pour les raisons avancées au nom du pseudo-argument antitotalitaire, la bataille se gagne à gauche, et non à droite.