Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

mardi 28 mars 2023

WOKISME ET ENSEIGNEMENT DE LA PSYCHOLOGIE

    « Quand le wokisme teinte l’enseignement de la psychologie ». Entretien de Stéphan Bureau avec le professeur Martin Drapeau.

 https://omny.fm/shows/contact-avec-stephan-bureau/quand-le-wokisme-teinte-lenseignement-de-la-psycho#description

 ou https://www.youtube.com/watch?v=OFiKna-TJCI

CENSURE ET BANNISSEMENT DE LIVRES

  Interview d’Arnaud Bernadet avec l’animateur François Joly sur Radio-Canada Alberta : Censure et bannissement de livres au Canada (programme du « Café Show », 28 mars 2024 – segment à 7 h 14). Retour sur les culture wars états-uniennes ; Ron DeSantis et la droite américaine ; la politique des book bans ; l’autodafé de Suzie Kies et les tensions identitaires au Canada ; les retraits de livres dans les bibliothèques ; les enjeux associés à la lecture.

jeudi 23 mars 2023

MARKETING WOKE

Là où la mise au point devient porteuse, c’est lorsqu’elle relie ce management de la diversité au paradigme de la responsabilité sociétale des organisations, théorisée dans le milieu à la fin des années 70. On peut ignorer ce contexte, il est tentant dans ce cas de lire les enjeux éthiques au même titre que les aspects environnementaux (voir les ODD) sous l’angle du virtue signalling et même du virtue hoarding, comme je l’ai moi-même fait. Il se pourrait que les choses soient plus complexes, en ce sens que la lecture spontanément critique de gauche a tendance à moraliser elle-même des conduites, des pratiques, des stratégies qui non seulement ne sont pas contraires à la rationalité organisationnelle de l’entreprise mais  rendent inséparables ces enjeux éthiques – diversité, inclusion – de sa composante réputationnelle (son image) et de ce qui constitue sa raison d’être : la logique du profit. Mais on comprend que des institutions éducatives très avancées sur le chemin néolibéral obéissent à des motivations non moins similaires et non moins rationnelles, se servant des EDI à la manière d’un sale pitch, et pratiquant sur le marché de la recherche et sa dynamique résolument concurrentielle une sorte de publicité woke. J’ai encore beaucoup à apprendre.

GESTION

    Découverte instructive de la synthèse d’Isabelle Barth : Manager la diversité. De la lutte contre les discriminations au leadership inclusif (Dunod, 2018). Version française du problème. Il m’amuse de voir l’auteure reconnaître combien la diversité est un mot valise dont l’extension est problématique ; et d’achopper au terme performatif de l’inclusion. On ne saurait si bien dire, puisqu’il se rapporte au modèle communicationnel de l’audience design sur lequel s’établit l’acronyme EDI. Un élément historique central est ce fait cependant que le paradigme de la diversité a été pris en charge par les sciences de la gestion en vertu de « son essence managériale » (p. 49).

CANADIAN DREAM

     L’un des écueils majeurs est que les politiques publiques appliquent et étendent ce modèle managérial – et en cela l’État continue une vision néolibérale qui met sur le devant de la scène l’entreprise privée. L’un des points révélateurs est les universités, quand elles mettent à découvert leurs orientations gestionnaires et consuméristes par ce biais. Il reste que les politiques EDI s’inscrivent dans une genèse de la diversité et du management de la diversité – également fort bien décrit par Ellen Berrey – qui a ses jalons. Thomas Roosevelt Jr en est l’une des figures de proue théoriques, qui lance en 1984 l’American Institute for Managing Diversity. En plein ère reaganienne précisément, voir aussi limportant dossier en 1986 : Workforce 2000 ; et il est intéressant de noter que de l’autre côté de la frontière c’est l’année même du rapport de la juge Abella sur l’égalité à l’emploi, qui dégage les fameux quatre groupes cibles (Autochtones, minorités visibles, handicapés, femmes) et donne en vue du Canadian Dream sa version de l’affirmative action sur des bases ouvertement multiculturalistes, en déclarant que la diversité est bien « l’idéal de notre démocratie ».

THE DIVERSITY TURN

  Clarté du problème. Clarté des repères. Au cours des lectures, d’abord l’hypothèse managériale se précise, et se consolide aussi progressivement. Elle éclaire bien des discours, des pratiques, des enjeux, marquant doublement le choc des cultures, ou l’inculture des scholars classiques dont je suis face aux mutations du monde entrepreneurial et des formes du capitalisme contemporain. Non seulement les mutations d’une économie mais la manière dont elle se pense et se représente – le discours. Les théories managériales distinguent grossièrement, sur la base d’une vision simpliste de l’histoire sociale trois paradigmes : 1960-1980 – en phase avec les Civil Rights la lutte contre les discriminations et la logique égalitaire ; 1980-1990 : ce qu’on pourrait appeler le diversity turn qui négocie un double problème : d’un côté, les limites des politiques d’affirmative action, et leurs résultats mitigés ; de l’autre, les coups de bélier catastrophiques de la droite reaganienne qui démantèle les programmes mis en place par Kennedy et Johnson, le projet Great Society. Ce diversity turn s’inscrit dans un contexte plus ouvertement néolibéral. Le dernier paradigme né autour des années 2010 est celui de l’inclusion, qui radicalise le programme « diversité », et prend le nom de DEI, EDI ou D & I. Ou comme le résume, presque parfaitement, un rapport de la firme américaine McKinsey & Company en mai 2020 : Diversity Wins. How Inclusion Matters.

mercredi 22 mars 2023

LA DIVERSITÉ ET LE FRANÇAIS

      Soupir. Il ne se passe pas un mois sans que cette vénérable institution ne fasse les manchettes. Article de Thomas Gerbet sur l’usage du français : « Absence du français  : l’OQLF demande des correctifs à l’Université McGill » (Radio-Canada, 22.03.2023). C’est aussi cela l’effet EDI : le cadre ethnoracial comme interprétant exclusif de la culture, des cultures, cela met à la marge les rapports langues-cultures, etc. 

mardi 21 mars 2023

THE ACADEMIC MIND

Rapport de l’importante enquête de la Foundation for Individual Rights and Expression pour l’année qui vient de s’écouler aux États-Unis : The Academic Mind in 2022 What Faculty Think About Free Expression and Academic Freedom on CampusLe constat porte sur les tentatives de limiter sinon brimer la liberté d’expression et le soft authoritarianism des administrateurs.

lundi 20 mars 2023

AWAKENING ENCORE

   Parmi les divers jalons philologiques, à côté des Wide Awakes de Lincoln, plus connu, le texte de Booker T. Washington, The Awakening of the Negro (september 1896, The Atlantic).

LEFT IS NOT WOKE

   À surveiller, l’intervention de la philosophe américaine Susan Neiman, sur la base de son livre (Left is not Woke, Polity, mars 2023) : The True Left is not Woke (Unherd, 18.03.2023) Déclaration explicite, comme il s’en voit peu, mais il faut croire que certains contre-discours commencent à apparaître. Le propos sur bien des points est assez proche de la genèse établie par Stéphanie Roza, côté français. On se sent moins seul en tous cas. Ne pas céder le terrain, quoi qu’il en soit.

LA CURETTE ET SA LITTÉRATURE

     Intéressante réplique, solide et argumentée sur Fabula (19.03.2023) de Paolo Tortonese à l’encontre de Tiphaine Samoyault, qui défend au nom de la réécriture, la censure des textes de Dahl : la même sophistique intéressée qui mélange la question intertextuelle avec une moralisation de l’écriture (variante du virtue signalling et du capital moraliste) ; d’identiques présupposés sociologiques, bien relevés ici, et comme à chaque fois la wokeness, ça sent le mépris de classe – cet autre « racisme » qui ne dit pas son nom. Seul point de résistance : l’articulation entre les deux puissances, normative et transgressive, de la littérature, modèle typique de l’épistémologie du signe, que je vois souvent réapparaître dans l’approche juridiste-judiciaire (qui a actuellement le vent en poupe) sur la littérature. Au lieu de la littérature (et plus largement lart) comme point de résistance critique.

samedi 18 mars 2023

CHIENNERIE

   Le terme est prononcé dans le récit à plusieurs reprises. Il se poursuit dans l’image de la laisse qui qualifie l’attitude et les prises de parole du narrateur-auteur. Batka, le chien blanc, c’est aussi le double de Gary. D’un côté, le lien aux animaux : la chatte Maï et le python de Keys. De l’autre, la chiennerie, plus spécialement, matérialise la passion, les élans, les colères antiracistes. Mais aussi le dressage et les pulsions primitives de la haine humaine, la plus viscérale ou la plus inexplicable, à laquelle n’échappe pas même l’auteur. Aucun personnage en vérité. Même si par l’ironique inversion de l’insulte et de la violence racistes, « Nigger-lover » (p. 220), le texte se clôt précisément sur le jeune couple Ballard-Madeleine, l’avenir comme métissage.

LE MINORITAIRE-NÉ

  Romain Gary et Mai 68, le continuum et les parallèles entre le Paris toutes tripes dehors et la marche des Civil Rights. Le sentiment qu’il se joue un moment de l’histoire, quelque chose en train de naître : « Il faudra que l’Amérique sorte de sa préhistoire et qu’un monde nouveau me permette enfin de mourir dans le soulagement et la gratitude de l’avoir entrevu. » (p. 214). L’autre scène : au moment de rejoindre la contre-manifestation gaulliste depuis les Champs-Élysées, le rejet des foules, de gauche comme de droite : « J’ai horreur des majorités » (Chien Blanc, p. 205). Travail de résistance et mise en scène de soi. Ethos. « Je suis un minoritaire-né » (id.).

vendredi 17 mars 2023

KNOWLEDGES

    Un point central à élucider dans les critiques du savoir, soit au nom d’une critique culturelle de l’euro-centrisme, soit au nom d’une critique politique des injustices épistémiques, c’est le lien entre « knowing » et « ways of knowing » – les modalités de procès et cet argument est devenu lieu commun. Un autre symptôme discursif corrélé, c’est l’emploi au pluriel de knowledges (mot normalement singulier et non comptable) : a kind of knowledges, etc. (subsumés sous un type, un genre, une espèce, un ensemble).

COMPUT

    Scott Page : lecture cursive dans cette théorie managériale de la différence. La modélisation théorique pour conceptualiser le mapping et la perspective, la manière dont des sujets configurent le monde et l’encodent dans un « internal language », comme l’heuristique, c’est-à-dire les outils intellectuels appliqués à cette perspective pour démêler les problèmes qui y sont reconnus ou posés. Les exemples de la démonstration, très pédagogiques, sont très fréquemment puisés dans le domaine de la logique et des mathématiques. L’auteur est économiste de formation. Autant dire que la perspective et l’heuristique sont envisagées comme des opérations cognitives. Il s’agit pragmatiquement de viser une solution (et dans le domaine savant, les cas sont empruntés aux sciences pures). Le paradigme est pour l’essentiel computationnel. C’est celui du calcul qui présuppose à chaque fois des sujets rationnels. À rebours de la sociologie la plus élémentaire. Cette approche résultative a cette conséquence qu’elle tient les savoirs (au sens académique du terme) comme l’art de résoudre un problème alors qu’ils sont plutôt l’art de construire un problème. Quant à l’internal language, il ressortit à un cadre communicationnel et cybernétique, chaque sujet advenant comme instance de sa perspective, ce qui signifie également qu’il est délié des autres.

ÉROSION

    D’après University World News (16.03.2023) : « Academic Freedom on Decline in 22 Countries Worldwide » ; et les culture wars du gouverneur Ron DeSantis, qui risquent de s’exporter dans leur version canadienne avec le parti conservateur. Comparaison avec le cas hongrois… « Is DeSantis following Orban’s playbook on Universities ». Et pour finir, les campus comme thermomètre de nos sociétés : « Attacks on Academic Freedom Signal an Erosion of Democracy ». C’est le mot qui était employé par le Scientifique en chef à propos de la liberté universitaire dans son rapport de septembre 2020.

EXTRACTIVISME

   Le propre de notre époque n’est pas la blanchité mais le blanchiment, le semantic bleaching. En leur multiplicité, les discours sont symptomatiques d’une culture en train, du dicible et du pensable d’une société, des catégories par lesquelles elle se représente et se signifie. La tendance à l’hyperbole, à la polysémie, et plus généralement au trope distingue certaines périodes troubles et turbulentes de l’histoire, notoirement la Révolution française. Viol, génocide, race, etc. Un autre cas est celui d’extractivisme : débat sud-américain sur les déprédations du capitalisme et l’exploitation des ressources naturelles, notamment autour de la forêt amazonienne (voir par exemple « Extractivism and Neoextractivism : Two Sides of the Same Curse » d’Alberto Acosta). Notion invitée et transférée aux pays du Nord selon leurs problématiques propres. Mais de là aussi : l’extractivisme culturel – qui assimile le concept de culture à un environnement avec ses biens ; l’extractivisme épistémologique, etc., selon les mêmes dérives sémantiques que pour l’appropriation. C’est souvent la question autochtone (et le mythe du bon sauvage n’est alors jamais très loin) qui autorise cette extension terminologique et constitue le trait d’union nature-culture.

MAGNIFIQUE PHRASE

   Page satirique chez Romain Gary. La soirée gala hollywoodienne pour une fundraising après l’assassinat de MLK, nombrilisme Black Panther de Marlon Brando et illustration de ce que le romancier appelle la société de provocation. Chute et ironie – dire juste : « [un] sympathique comédien se leva et lança : / – Je fais don de la totalité du salaire de mon prochain film. / Ce fut la ruée. D’un bout à l’autre de la salle, les chiffres étaient lancés, les applaudissements éclataient, les yeux se mouillaient, et même le pasteur Abernathy, qui s’était tout doucement assoupi sur l’estrade pendant le discours, se réveilla rayonnant. / Il y eut aussi cette magnifique phrase lancée par un metteur en scène, mari d’une vedette célèbre : – Il ne suffit pas de donner de l’argent. Il faut que nous allions dans les familles noires, que nous apprenions à les connaître… » (Chien blanc, p. 142). Que nous apprenions à les connaître...

lundi 13 mars 2023

EGO RACE, EGO CULTURE

 L’autre morceau de la self-identification, dans l’actuelle anthropologie de la diversité, c’est non pas la désignation autique du pronom mais l’auto-déclaration raciale : dans les documents fédéraux, les conditions d’embauche, les prises de parole publiques, les prix décernés, etc. Après l’égo-genre, l’égo-race. Le revers ce sont évidemment les mensonges et les usurpations qui font régulièrement les manchettes, là où la désignation individuelle procède de l’usurpation culturelle, notamment dans le champ autochtone ou noir. Le revers ce sont également les controverses autour des politiques positives, des bourses aux postes, sur la base des self-identifications. Par exemple, le cas polémique des bourses BRPC (voir larticle de Patrick Moreau dans Le Devoir du 7 février 2023 : Quand le gouvernement fédéral redéfinit l’excellence).

“DEI” STATEMENTS

  Article instructif de Megan Zahneis, Diversity Statements Are under Fire, dans The Chronicle of Higher Education (07.03.2023). Ces déclarations rendues obligatoires par les établissements (colleges et universities), un mouvement impulsé depuis l’Ouest et la Californie, qui est en expansion dès après le milieu des années 2010 aux États-Unis : l’obligation faite aux candidats non seulement de se dire en faveur de la diversité et de l’équité, mais de marquer leur propre contribution en ce domaine. Démarche fondée sur la prémisse de l’academic justice, mais qui ne fait pas en soi partie des missions des universités, avancement et transmission des connaissances. Le statement vaut en vérité pour un commitment. Les états (Missouri, Caroline du Nord, Texas, etc.) commencent à réagir et à légiférer pour bannir ou encadrer ces pratiques. Controverse également sur la constitutionnalité de ces déclarations de principe. C’est un enjeu à peu près analogue à celui des FRQ exigeant des candidats de se déclarer en faveur des ODD et EDI, même si leur sujet n’a rien à voir avec ces thématiques.

PRONOMS

    Un point que j’ai encore peu développé, et qui est partie intégrante du texte culturel contemporain, ce sont les pronoms de signature au bas des courriers ou des courriels, variablement officiels comme autres composantes de la communication dite inclusive, cette utopie de la société néolibérale. Au-delà des comportements pavloviens, qui font ce qu’on appelle la mode, jusque chez des individus côtoyés de longue date (réseaux professionnels, collègues, amis, membres de la famille), dont on connaissait sans qu’il soit besoin de le déclarer et l’orientation sexuelle et le genre (et voir de vénérables quinquagénaires ainsi se commettre a quelque chose de profondément risible et pathétique), il y a là un symptôme de l’entre-soi démocratique et de la manière dont la société se représente à elle-même. Et la question passe de manière exemplaire par les marqueurs individuants du sujet dans la langue. How do you self-identity? How can an employee disclose their diversity identity to their employer? She/her. Elle/Il/Iel. Un des lieux incontournables de la diversity ou de l’inclusion voire de l’inclusiveness at workplace. Et cela a pu initialement s’énoncer en soutien de la majorité auprès des minorités sexuelles, trans notamment, avec les stratégies de plus-value symbolique corrélées (être inclusif, c’est très vertueux – la « fausse monnaie » de Baudelaire : la bonne action et l’action de moindre coût : « tu iras au ciel de la Justice Sociale, mon ami, va donc en paix »). Sans surprise le phénomène a été exponentiel dans le milieu de l’entreprise. La signature des sujets s’y décline d’abord sur un mode managérial, et de manière remarquable sous l’espèce sujet (she) et objet (her) ou pronom vs déterminant ; en anglais et en français. Etc. Comme j’ai un esprit de potache, avec la pointe de malice acide qu’il faut, j’ai souvent rêvé moi-même de signer : « AB (on – du lat. homo) ». Un indéfini, ça devrait mettre tout le monde d’accord, n’est-ce pas ? Qui suis-je, sinon un pronom caméléon ? Dans ces stratégies auto-identifiantes, et leur côté panurgique, le multiple de l’identité des sujets est résorbé dans l’expression d’une catégorie linguistique (en vertu d’une confusion couramment répandue et entretenue autour du « genre » par l’idéologie inclusiviste entre catégorie sociale et catégorie morphosyntaxique). Et surtout, il est symptomatique que la mention relevant de la diversity identity apparaisse après le nom de civilité et entre parenthèses. En raison de la double propriété syntaxique et énonciative de ce signe ponctuant (segmentation et focalisation), il est impossible de ne pas le voir. On ne voit même que cela. Le pronom fait signe vers le lecteur. C’est typiquement le signe ostentatoire dont parle Isabelle Barbéris dans Panique identitaire. Enfin, il est apposé à côté du prénom et du nom. Pourtant, le seul pronom de la self-identification, à bien y réfléchir, ne peut être que « je » - qui est bien souvent un Not I beckettien – troué et dépeuplé, capable de créer sa propre référence. Mais l’énoncé de signature porte le sujet au rang de non-personne. Au fond, she ou iel, c’est bien plus proche de « moi », appelé par Benveniste désignation autique du locuteur, que de « je ».

samedi 11 mars 2023

MANAGEMENT ET DIVERSITÉ COGNITIVE

    Scott Page. The Difference: How the Power of Diversity Creates Better Groups, Firms, Schools, and Societies – Princeton University Press, 2008. Classique du genre, mais lecture improbable dans mon champ, reliquat chez moi de masochisme. Théorie économique et théorie managériale. Comment est théorisée la diversité, et la conception du collectif, du politique qu’une telle modélisation induit. Aussi le point d’entrée majeur : la diversité dite cognitive, qui est le centre du propos, et sa corrélation avec la diversité des identités (identity diversity) – qui expose potentiellement aux risques des essentialismes. À suivre.

PRATIQUES ET DISCOURS

   Ellen Berrey, The Enigma of DiversityTravail passionnant par le concret des études (University of Michigan et la politique des « positive admissions », les politiques urbaines et de logement du quartier Rogers Park, les stratégies de recrutement de l’entreprise pseudonymée « Starr »). En dépit de certains angles morts, liés aux concepts et prémisses de la CRT, notamment la question sociale, qu’elle articule pourtant constamment au « racial » et réciproquement (elle admet ne pas avoir eu accès aux employés temporaires et au « prolétariat » de la compagnie Starr par exemple), c’est sa prise sur les discours que je retiens dans ce travail : les énonciations et les valeurs auxquelles est attachée la « diversité », les variations qui en caractérisent les emplois eu égard aux intérêts, aux positions, etc., des locuteurs (valeurs et marché dans le jargon sociolinguistique). Très net au sein de l’entreprise Starr. Ce qui permet d’aller au-delà de la novlangue et de ses rhétoriques. La critique qu’elle adresse à W. B. Michaels laisse plus perplexe. Elle tend à réduire sa démarche à de l’idéologique. En vérité, Michaels observe en premier lieu des discours ; Berrey les articule à des pratiques. Et son enquête valide bien des aspects qu’il développe plus qu’elle ne les contredit.

RUSE PHILOLOGIQUE

     À chaque lecture l’étonnement face aux ruses philologiques autour de « race », bien que je commence à les reconnaître de loin, ici autour de la traduction en français du Contrat racial de C. V. Mills, annoncé comme un brûlot. Et par l’éditeur comme un « livre-monument ». Ah bon ? La même tentative pourtant de réinterpréter le libéralisme démocratique et ses fictions comme dissimulation de la question raciale (cf. voir dans le même genre White Freedom) ; la même butée sur la question sociale, écartée à coups de contorsions sophistiques dans une longue note (p. 44) : la litanique whiteness et les non moins monotones white privileges cela trouve toujours ses limites heuristiques. C’est l’emploi de « race » qui m’arrête : 1. d’une part, « Oui, la race existe vraiment, si ce n’est biologiquement, alors en tant que construction sociale accompagnée d’une réalité sociale » (italiques miennes ; p. 21) – ce qui est devenu la thèse passe-partout, et je relève la concession (vérifier la syntaxe du texte original) : si ce n’est, qui dit la tentation de renaturaliser ce qui n’aurait de validité heuristique qu’à la condition d’être dénaturalisé : la construction sociale. Mais le biologique n’a jamais disparu dans la vision constructiviste. L’autre point est l’association entre le concept de « race » et les critères « phénotypiques/généalogiques/culturels » (p. 43). Comment lire la ponctuation : comme mots alternatifs (ou) ou conjonctifs (et) ? entre discontinuité et continuité ? Texte source et texte cible à comparer. C’est en tous cas une approche résolument extensive de « race » qui autorise comme dans la Critical Race Theory pour les besoins de la modélisation critique et les luttes idéologiques une stratégie polysémique, mais traduit une déconceptualisation. La catégorie qui fait le plus sursauter est « généalogiques », car si elle fait le trait d’union entre « phénotypiques » et « culturels », elle se rapporte en anglais comme en français à l’acception classique : la famille, la lignée, l’espèce. A group of people of common ancestry, et pour rappel c’est le mot français qui passe d’abord en anglais avec cette valeur primitive. L’autre élément, c’est l’inclusion de « culturels » (voir le propos du MP que je rappelais il y a peu) : mais c’est la race qui devient l’interprétant de la culture (notion habituellement couverte par ethnique).

RACIOLINGUISTICS

    En consultant le Dictionnaire de la sociolinguistique (Éditions MSH, 2021) de Josiane Boutet et James Costa, et spécialement la rubrique « race » par Suzie Telep, qui n’a d’autre intérêt que d’exposer la doxa du temps, je note en revanche dans les sources l’ouvrage de Alim H. S., Rickford J. R. & Ball A., dont le néologisme qui sert de titre est aussi performateur de discipline : Raciolinguistics. How Language Shapes Our Ideas About Race, Oxford, Oxford University Press (2016).

vendredi 10 mars 2023

GRIMACE

  En contrepoint de l’exposition permanente sur les Voix autochtones : savoirs, trauma, résilience, on a droit à un catéchisme en dix points : Aller à la rencontre et devenir un.e allié.e des nations auctochtones. En écriture inclusive, bien entendu : marqueur discursif, idéologème de la re-connaissance, de l’entre-soi progressiste, en plus d’être du virtue signalling (et du virtue hoarding, accessoirement). Dans la liste, littéralement patronizing, qu’il serait long de commenter, écouter avec respect sans être intrusif les Autochtones lorsqu’ils parlent d’eux-mêmes, reconnaître ses biais et abandonner ses privilèges (sous-texte : privilèges blancs, mais vous aviez deviné, n’est-ce pas ?), etc., je relève encore ceci : « Je m’intéresse aux langues autochtones et j’apprends quelques mots de salutation et de politesse. » Quelques mots. Pas plus. Ça suffira. Oh boy. Le manuel de civilité, les bonnes manières – au lieu que la langue, les langues sont le lieu et la condition d’un décentrement des sujets, du nouage identité-altérité, l’opérateur même du dialogue dont ce marketing sensible et vertueux n’est que la pathétique grimace.

LE MARKETING DE L'EMPATHIE

   Il faudra aller voir plus précisément le dossier des musées et de la décolonisation (voir l’instructive chronique de Stéphane Baillargeon autour du Musée des Beaux-Arts d’Ottawa dans Le Devoir l’automne dernier). Le Plan stratégique 2022-2027 du Musée McCord Steward constitue à cet égard un intéressant prototype. La vision décoloniale n’y est pas défendue uniquement à titre de cause intellectuelle, sociale ou idéologique, mais sous l’espèce – rentable – de « plans stratégiques robustes » (p. 30) visant des publics cibles. Un des maîtres mots du plan est celui d’empathie : la dialogue entre les peuples, la compréhension mutuelle des points de vue, reposeraient sur un pacte compassionnel.

DU RELIGIEUX

   Dans le même ordre d’idée, contrôler la lecture de Joseph Bottum, An Anxious Age : The Post-Protestant Ethic and the Spirit of America (2014) qui postule l’existence d’un néo-protestantisme, dont le courant woke, l’élan de justice sociale des dernières années seraient un énième avatar. À voir. Je me méfie toujours un peu des thèses à caractère très spéculatif ; il reste que le dossier des Awakenings, du Social Gospel et du Réveil woke est à explorer, y compris contre les paralogismes qui font du mouvement actuel une nouvelle religion. Olivier Moos là-dessus est rigoureux et clair.

LA GAUCHE BORGNE

   Podcast France Culture que me signale CJ, à la suite de l’affaire Roald Dahl : Au nom du Bien. Participants : Gisèle Sapiro, Jean-Luc Verna, Hubert Heckmann. L’état de déconfiture intellectuelle de la gauche qui ne voit plus que d’un œil la réaction des droites contre les mouvements d’émancipation mais est incapable de mettre en œuvre sa propre critique et ses usages de censure, de comprendre ce qui se passe chez elle. L’intervention de la sociologue commence par un « iels » symptomatique (et vertueux : je suis des vôtres, je vous défends), avant d’être relayé par des couples emphatiques « ils et elles », est déjà révélatrice d’une position qui est le contraire de ce que Bourdieu appelait la réflexivité. Elle ne questionne pas les catégories de langue et de pensée par lesquelles s’opère ici le discours. Il s’ensuit l’affirmation stricte que la censure ne peut être que la censure de l’État alors que bien des faits pointent vers d’autres phénomènes sociaux – en dépit même des déséquilibres et des distributions inégalitaires des pouvoirs et des moyens : censures privatisées des entreprises aux groupes de pression. Curieux sophisme utilisé aussi par Laure Murat – qui, elle, ne nie pas cependant l’existence de pratiques mais les impute à l’État : si on cancelle, déboulonne, rature ou brûle les œuvres, confisque la parole, c’est bien parce qu’il y a violence (postcoloniale) de l’État. Curieux sophisme qui, en s’en tenant dogmatiquement à une définition unique et pérenne de la censure, consiste à laisser croire qu’il ne se passe rien – ou rien de comparable. Comme si les nouvelles expressions de la censure effaçaient celle de l’État – alors que la question se pose de comprendre leurs rapports.

LA LUTHÉRIENNE

  Dans l’ironie qu’il pratique, et qui n’épargne personne, non seulement l’Amérique haineuse du Sud, mais les Blancs liberal comme les activistes des Civil Rights, notamment ceux qui tentent de capter à leur profit la publicité qui entoure son épouse, l’actrice Jean Seberg, Romain Gary écrit : « Je n’ai jamais mis le nez dans les affaires financières de Jean Seberg. Mais j’observe, depuis mon arrivée, une bonne demi-douzaine de con-men, escrocs et picaros éternels, qui jouent à fond – et gagnent – en misant sur son double sentiment de culpabilité : celui de la vedette de cinéma, sans doute un des êtres les plus méprisés, parce que les plus enviés au monde, et celui de la luthérienne, cette apothéose du péché originel. » (Chien blanc, p. 39)

MALENTENDU

    En mémoire, à l’occasion de la violente controverse sur la nomination par le premier ministre du Canada d’Amira Elghawaby, cette observation d’un parlementaire conservateur sur Radio-Canada sur les malentendus sémantiques entre le Canada et le Québec, l’extension du terme de « race » remplaçant à ses yeux celui de « culture », ce qui n’est pas entendu, encore moins compris entre terre francophone. À ceci près qu’en langue anglaise « race » et « culture » ne sont certainement pas équivalents, même si on peut penser leurs rapports ou leurs implications réciproques. Mais l’observation résume assez bien ce qui traverse le texte culturel ou le discours social actuel, ce shift idéologique qui me faisait écrire il y a deux ans que le multiculturalisme lui-même était repensé ou réinterprété dans certaines versions comme multiracialisme.