Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

ANGLE MORT


On me demande : « Quel regard portez-vous sur votre statut de professeur français au Québec ? ». Depuis six ans que je sévis ici, dans cet obscur bureau, rattaché au pavillon des Arts de l’université McGill, j’ai dû sûrement y réfléchir. Disposé en contrebas d’un « château » au design vaguement médiéval, sinon kitsch, qui domine un segment de l’Avenue des Pins à Montréal, ce bureau relève d’ailleurs plutôt de l’abri troglodytique. C’est en quelque sorte l’angle mort du département auquel je suis affilié ; les autres offices que je convoite désespérément sont plus lumineux. Mais, cette fois, il s’agit de répondre sérieusement au journal francophone qui circule sur le campus. De prime abord ingénue, qu’elle fâche ou qu’elle embarasse, la question paraît surtout retorse. Car elle est à tiroirs multiples. Elle oblige d’abord à inventer un point de vue sur soi, et par conséquent à penser sa place dans une société qui n’est pas la sienne à l’origine, plus encore ses rapports à une institution, l’université McGill en l’occurrence. État de réflexivité auquel d’une manière générale répugnent le savant et l’enseignant, double figure que recouvre la notion de « professeur d’université ». À distinguer absolument d’un côté de l’intellectuel, de l’autre des fast thinkers qui paradent sur Radio-Canada, RDI et CBC. Soit que le dit professeur éprouve un dédain profond pour ce genre d’interrogatoire, prompt à l’éloigner des si hautes abstractions de l’activité connaissante, soit qu’il laisse à d’autres le soin de penser ce « statut », notoirement l’appareil académique dont il dépend, qui lui finance ses recherches ou qui le rétribue au quotidien pour ses cours. Servitude volontaire, qu’ont bien révélée les événements du Printemps Érable, d’aucuns abdiquant alors leur sens critique élémentaire au seuil de la salle de classe – muets ou consentants par exemple devant l’appel à la délation autorisée par l’administration (et la Principal du temps, Heather Munroe-Blum), les petits rapports sur les agents « séditieux » qui auraient sévi sur le campus, etc. La suite est connue. En 1937, Horkheimer rappelait que la science et, par conséquent, le sujet de la connaissance ne se séparaient pas du processus de l’histoire et de ses tensions sociales, qu’ils participaient directement des réalités économiques. La question se complique néanmoins, à un deuxième degré, par la situation (plutôt que le statut) du professeur comme étranger dans une université du Québec – elle-même singulière par son histoire et sa langue, ses valeurs culturelles et son ouverture résolument internationale. On occupe un bref instant le regard satirique des Persans de Montesquieu, non pas tant à l’endroit de la Belle Province (qu’il n’y a aucune raison d’épargner cependant) que de la France : là-bas – la paupérisation de l’université depuis 1968, un sous-financement structurel aggravé par les réformes de 2007 (loi dite « LRU »), sa logique de plus en plus managériale inspirée par des portions du modèle nord-américain mais doublée d’étatisme et d’autocratisme, ses retards en matière de culture numérique, le manque de moyens et d’encadrement des étudiants, notamment pour ceux qui sont en détresse sociale ou psychologique, des cursus uniformisés depuis le processus de Bologne mais de moins en moins exigeants (LMD, mastérisation), des atteintes continuelles aux libertés académiques, la bureaucratisation à marche forcée des professeurs, qui les détourne de leur recherche. Il serait naïf toutefois de croire que cette énumération ne contient que des différences qui sépareraient la France du Québec voire du Canada. Si elles ont une histoire propre, ces deux sociétés obéissent comme toutes celles qui figurent répertoriées par l’OCDE à la logique dévastatrice du capitalisme cognitif (Academic Capitalism*). Et l’université McGill en est un terrain expérimental. À un troisième, et dernier niveau, la question prend une allure dramatisée. Car le professeur français au Québec y est d’abord professeur de littérature française dans un département de surcroît appelé Département de langue et littérature françaises (dans une université anglophone, ce qui ne manque pas d’être piquant). Et non simplement d’Études françaises, d’Études littéraires ou, monstre épistémologique, de Lettres et Communication (voir le cas de l’université de Sherbrooke). Celui-là au contraire ressemble à s’y méprendre à un département de littérature française en France tel qu’on ne l’y trouvera probablement plus dans quelques décennies. Pour ce qui nous regarde, l’intitulé est en effet un curieux reliquat de colonialisme, et ce « département d’outre-mer » situé au Québec doit historiquement beaucoup à la « métropole** ». S’il est temps assurément de le débaptiser tant il sent cette odeur de moisi qu’on respire dans les églises, en revanche, ce qui m’y plaît c’est que par-delà ses allures indéniablement régressives et même franchement réactionnaires, j’y suis au contact de collègues et d’étudiants installés dans la pluralité des langues, des littératures, des cultures : « francophonies » du Sud et du Nord, littératures québécoise, acadienne, franco-ontarienne, littérature française d’Ancien Régime, moderne et contemporaine, sans oublier la sociolinguistique du français et le rôle pivot qu’y joue la traduction littéraire.

* Sur ce point, voir notamment Sheila Slaughter & Gary Rhoades, Academic Capitalism and the New Economy (John Hopkins University Press, 2009), ainsi que Christopher Newfield, Ivy and Industry: Business and the Making of the American University. 1880-1980 (Duke University Press, 2004).
** À ce sujet, on peut consulter l’instructive histoire du Département de langue et littérature françaises, établie par Marc Angenot et Yvan Lamonde. https://www.mcgill.ca/litterature/files/litterature/histoiredllf.pdf