Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

jeudi 29 juin 2023

PLAINTE

    Un détail important de l’affaire, qui n’est pas mince en soi. L’article rapporte les objections de « reverse racism » de la part d’étudiants blancs et c’est l’un des leitmotive ressassés contre les politiques d’affirmative action. Mais l’élément central est que la plainte relayée par la Cour Suprême porte sur un groupe lui-même minoritaire, les étudiants d’origine asiatique : « Elle s’est prononcée dans le cadre d’une plainte déposée en 2014 contre les plus vieilles universités privée et publique des États-Unis, Harvard et celle de Caroline du Nord, accusées de discriminer les étudiants d'origine asiatique. Ces derniers, qui ont des résultats scolaires nettement supérieurs à la moyenne, seraient plus nombreux sur les campus si leurs performances étaient le seul critère de sélection, avait plaidé l'association Students for Fair Admission. » Association qui se réclame non moins de l’héritage des Civil Rights, ce qui est logique. Mais les années 80 étant passé par là, le débat porte sur l’alternative race conscious-based programs vs color blindness (avec son dualisme manichéen : la première serait progressiste, la seconde conservatrice). Au reste, la porte n’est pas complètement fermée par la Cour Suprême à des considérations sur les origines ethniques, le parcours du candidat, un peu dans la logique des années reaganiennes justement. We have seen all of this before.

NEGATIVE ACTION

   Sans surprise : « La Cour Suprême des États-Unis abolit la discrimination positive à l’université » (Radio-Canada, 29.06.2023). L’Amérique rétrograde. À contre-histoire. L’inflexion la plus spectaculaire en ce domaine avait eu lieu pendant les années Reagan, qui avaient imposé des contraintes et des limites aux programmes de Kennedy-Johnston. Là on est au cœur du backlash, avec ce qu’il a de démesuré. Et un backlash, c’est une tentative pour reprendre le pouvoir. Mais c’est le coût on ne peut plus prévisible des guerres culturelles qui ont occupé la décennie précédente. Les mêmes contre-stratégies que l’on perçoit à l’œuvre contre les politiques DEI dans les états républicains, que certains défendent en accusant la droite républicaine de fouler au pied la liberté académique. Ironie piquante pour ceux qui redécouvrent tout à coup les vertus du pluralisme et la nécessité de la diversité des points de vue. Intolérance à gauche. Violence à droite. D’un cas à l’autre, le piège se referme sur l’université et sur la démocratie. Triste bilan.

 

jeudi 22 juin 2023

DIRE LE BIEN

    Ce qui est intriguant dans les lignes directrices sur l’écriture inclusive du gouvernement fédéral, et la mise au point de l’inclusionnaire, c’est le sens à donner au mot-valise qui hybride donc « inclusion » et « dictionnaire » (en anglais : inclusion et dictionary). Le mot accomplit en quelque sorte l’acte d’inclusion lui-même. Il regroupe des entrées de déterminants, noms ou adjectifs sous la forme de tableaux à deux colonnes. D’un côté, la « phrase » dite « genrée », par exemple : « Les voyageurs n’aiment pas les contretemps ». De l’autre, les énoncés alternatifs : « Les personnes qui voyagent n’aiment pas les contretemps » ou « Quiconque voyage n’aime pas les contretemps ». Dans le cas de tous de « Bonjour à tous ! », il est proposé : « Bonjour ! », « Bonjour tout le monde ! », « Mesdames et Messieurs, bonjour ! » Dans la vision inclusiviste, cette occurrence demeure discutable toutefois, puisque le syntagme Mesdames et Messieurs écarterait ici en bonne logique les personnes non-binaires… Quant à « médecin », l’option donnée est de coupler les genres (en neutralisant toutefois l’accord nominal) : « Je dois prendre rendez-vous chez le médecin » devient « Je dois prendre rendez-vous avec un ou une médecin ». La périphrase s’impose entre « Le député doit être digne de confiance » et « Quand on représente la collectivité, il faut être digne de confiance ». Ces stratégies de récriture reposent sur le mythe de la synonymie alors qu’il n’existe pas entre les signes d’équivalence au sens étroit, mais seulement des différences pour reprendre Ferdinand de Saussure. En vérité, cette espèce de langue d’État est une utopie au sens où elle résume l’idéal normatif d’une sorte de bien dire qui consisterait moins, en l’occurrence, à dire bien (en raison d’une correctivité formelle de la phrase) qu’à dire le bien (en raison d’une expressivité éthique de la phrase).

DOCTRINE GLOBALE

    Ce n’est pas uniquement le déficit épistémique qui caractérise les approches inclusives en matière de langue, et la légitimité que les institutions d’État donnent à ces lacunes est évidemment des plus inquiétantes. Jean Szlamowicz est probablement – à date – celui qui a le mieux perçu le problème, ne serait-ce que parce qu’il fait un travail de traque discursive – et malgré certaines saillies ouvertement polémiques. Dans l’idéologie inclusiviste, qui est une idéologie de la langue, il comprend bien qu’il s’agit d’une « doctrine globale » (Les moutons de la pensée, 2022, p. 70). C’est-à-dire qu’en s’adressant au langage, cette doctrine se rapporte du même geste à la sexualité, à la race, à la société, au politique. Elle suit un principe d’explication mécanique et presque unique, incapable d’envisager les discours et les sujets qui s’y instancient autrement que sous l’angle des inégalités, des dominations et des oppressions. Un des symptômes institutionnels parmi d’autres, c’est qu’on voit des publications de linguistes militant(e)s (qui font dans la linguistique dite expérimentale, c’est plus branché – comprendre : non plus descriptive – à bas Saussure !, ce vieux con) dans des revues de sociologies féministes ou d’études queer, moins dans le domaine des sciences du langage au sens étroit (pour des raisons manifestes de sanction des compétences…) Et c’est  également révélateur du regard porté par certains courants des sciences sociales. À l’inverse, le langage est révélateur par ses multiples résistances des impensés d’un tel modèle anthropologique.

THÉO-LINGUISTIQUE

   L’écriture inclusive se règle pour l’essentiel sur une linguistique de la nomination, une énième variation du modèle épistémologique du signe. Elle se situe au point d’articulation du théologico-linguistique et du théologico-politique. Les manières de dire Dieu – et de le dire au féminin (Dieue) par exemple – ou en empruntant des pronoms non-binaires (iel) ne sont pas sensiblement différentes des manières de dire toute espèce d’altérité qui échapperait au binaire masculin – féminin. Et inversement. La question des pronoms de self-identification et la liste des néopronoms entrent dans ce cadre.

LA CHOSE LITTÉRAIRE

   Je suis récemment retombé sur cette expression (Henri Meschonnic). Sa banalité apparente, puisqu’elle active un mot on ne peut plus commun de la langue française. En vérité, la chose littéraire est le contraire de l’évidence conceptuelle. Elle désigne ce qui n’a pas encore de nom et demeure en l’état dans l’indéfini. La chose littéraire est ce qu’il y a à penser – ce qui est en devenir, et l’absolu contraire de la littérature puisqu’elle peut advenir dans le texte philosophique ou un document de droit, prend des formes diverses et imprévisibles. Elle n’est pas réservée à un corpus type ou caractéristique. La chose littéraire, c’est aussi ce qui résiste comme objet de connaissance, se dérobe sans cesse au regard qu’on porte sur elle. Elle est le je ne sais quoi qu’il y a à connaître. Le « ça » de Tristan Corbière.

L'ENTRE-DEUX

   Assez souvent, je pense à ces auteurs, nés dans le dernier tiers ou quart du siècle qui précède. Chateaubriand (1768). Proust (1871). Des noms qui résument l’inconfort de vivre entre deux temps, d’en ressentir les crises et les déchirements. Mémoires d’outre-tombe abondent plus particulièrement en ce genre dexemples. Des œuvres en prise avec un siècle qui se défait et l’autre qui s’invente – un sens en cours, brisé et relancé, dont il n’est pas facile d’être le sujet – d’être simplement le contemporain, de le vivre sans en être uniquement le témoin passif.

L'AFFAIRE DANA RAY

   Elle était passée sous mon radar. C’est l’une des plus scandaleuses histoires de financement au fédéral. 1.2 million de dollars accordés par le CIHR au Centre d’accès à la santé WNHAC de l’Université Lakehead en Ontario. Techniques de guérison traditionnelles et « ways of knowing » autochtones « to address the impacts of colonialism », le cancer étant vu lui-même comme un « symptôme du colonialisme ». Ou comme le dit si brillamment la chercheuse Dana Ray qui pilote ce projet, « We need to stop framing prevalent risk factors of cancer as such and start thinking about them as symptoms of colonialism ». (Campus Connection, 18.11.21). On va en guérir des patients avec de tels principes. C’est beau quand même, la science décoloniale : une telle promesse davenir.

mercredi 21 juin 2023

DICTIONNAIRE

      Flaubert. À se mettre à l’écoute du discours social, particulièrement dans une société du consensus comme le Québec, qui négocie fort mal ses effets de polarisations (quelle société y parvient ?), même s’il fait preuve de beaucoup de résilience, on se prend néanmoins à réécrire le Dictionnaire des idées reçues (copier comme autrefois). On y consignerait par exemple : « Biodiversité, n.f. Fragile et menacée comme les espèces, quoi qu’on fasse » ; « Blanc, n.m. Oppresseur. Détient le pouvoir » ; « Femme, n.f. Toutes victimes de la culture du viol et du male gaze » ; « Entreprise, n.f. Église moderne, sans vitraux ni transepts » ; « Influenceur, n.m. Penseur qui se dispense de concepts » ; « Legault (François), n.p. Autonomiste, fédéraliste, nationaliste, père de toutes les valeurs québécoises ; Duplessiste dans l’âme » ; « Néolibéralisme, n.m. Malgré des crises répétées, la panacée économique des peuples » ; « Noir, n.m. Opprimé. Faire preuve d’empathie à son égard, même s’il roule en Porsche ou détient 51 % des capitaux de votre entreprise » ; « Patron, n.m. Assure l’emploi et la croissance. Veut toujours le bien de ses employés » ; « Poilièvre (Pierre), n.p. Populiste. Dangereux énergumène. Surtout ne pas voter pour lui dans trois ans » ; « Québécois, Québécoises, n.p. Uneducated People » ; « Racisme, n.m. Voir systémique » ; « Riches, n.m. Les admirer » ; « Trudeau (Justin), n.p. Ancien professeur d’art dramatique. Premier Ministre de l’excuse » ; « Woke, empr. Mot étranger. Sert le plus souvent d’insulte ». Etc. 

DU CÔTÉ PROTESTANT

   À ce stade, il est tentant de suivre la linguiste militante Julie Abbou lorsqu’elle déclare : « C’est dans les espaces de culture protestante […] que le rapport au langage sur ces questions de genre est le plus avancé. C’est le cas aux États-Unis, au Canada, et en Allemagne. Et ce qui est assez parlant, c’est de voir la situation en Suisse, avec ses trois régions linguistiques. En Suisse alémanique, on féminise très facilement, tandis qu’en Suisse romande et italienne, les résistances sont beaucoup plus fortes, ces deux langues étant liées à des cultures plus catholiques... » (Entretien avec Anne-Sylvie Sprenger, « L’écriture inclusive doit son nom à la théologie protestante », Réformés, 01.03.2021). En vérité, l’argument culturel risque de se heurter aux mêmes écueils que le comparatisme linguistique. Car du Canada à la Suisse on considère ici deux branches de l’ensemble indo-européen. Les langues germaniques (anglais, allemand) et les langues romanes (italien, français) ne répondent pas à des contraintes structurales similaires. La différence se situe surtout là.

THÉOLOGIE ET LINGUISTIQUE

   Dans le chantier de l’écriture inclusive, l’hypothèse pointée des origines religieuses non des pratiques elles-mêmes mais de l’expression inclusive language ou inclusive writing. L’idée est promue par les milieux protestants nord-américains au cours des années soixante-dix, alors traversés comme partout ailleurs par les revendications féministes. En 1979, sous la pression, le Conseil œcuménique des Églises des États-Unis publie un Inclusive Language Lectionary, recueil de textes liturgiques qui sont récrits pour mieux y associer les femmes dans les cérémonies (source : Fabien Trécourt, « Comment la théologie chrétienne a lancé l’écriture inclusive », Le Monde des religions, 21.02.2021). La démarche renoue probablement avec l’histoire de la philologie réformée depuis Luther, sa tradition d’exégèses et de traductions. Mais l’explication la plus plausible est sociale, et tient à l’accès progressif des femmes à la fonction pastorale. Non seulement il convient de s’adresser à égalité à ses « sœurs » et à ses « frères » mais, comme l’écrit l’Église unie du Canada, sur laquelle j’avais déjà travaillé, « l’histoire de la chrétienté est un récit de changement et de libération » : elle est plus encore tournée vers la défense des « droits des opprimés et des exclus » et doit, en conséquence, opter « pour un langage qui inclut, qui rend visible l’invisible. » (Le mot rend justice. Guide pour l’utilisation du langage inclusif, 1999, p. 8.) Ainsi, l’écriture est soumise à un double processus, puisqu’elle met en rapport la langue et l’appartenance : l’idée du commun se révèle d’abord inséparable de celle de communauté, sous sa forme la plus spiritualisée, la communauté religieuse dont le rôle a été déterminant dans le devenir des sociétés d’Amérique du Nord ; l’idée du commun suppose ensuite l’extension de la communauté des croyants à la communauté des humains, orientée cette fois vers l’universalité.

DÉMYSTIFIER

   Je renoue le fil de la conversation, après un long mois, alors que les effets de la fatigue et de la touffeur montréalaise – que je déteste profondément – se font déjà sentir. Au hasard de la lecture, Barthes et l’une des ses chroniques des années 1978-1979 pour Le Nouvel Observateur – « Démystifier » : « J’ai longtemps cru qu’un intellectuel moyen, comme moi, pouvait, devait lutter (ne serait-ce que vis-à-vis de lui-même) contre le déferlement des images collectives, la manipulation des affects. Cela s’appelait : démystifier. Je lutte encore, ici et là, mais au fond je n’y crois plus guère. » Je pourrais en faire un fragment d’autobiographie. Barthes ajoute : « Maintenant que le pouvoir est partout (…), au nom de quel parti démystifier ? Qui dénonce la manipulation fait lui-même partie d’un système de manipulation : récupéré, telle serait la définition du sujet contemporain. Il ne resterait plus alors qu’à faire entendre une voix d’à côté, d’ailleurs : une voix sans rapport » (Œuvres complètes, t. V, p. 648-649). Et malgré tout : la nécessité de la résistance critique. Parler d’ailleurs, je ne vois pas qu’on puisse jamais faire autrement. Mais on en a de plus en plus le sentiment, à observer en particulier l’inquiétante évolution des médias généraux, qui tendent à comprimer la diversité des points de vue et la dynamique de la contradiction. Le travail de la critique a rarement été là. Mais il est aussi vital de passer par ce genre de parole publique aussi.