Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

lundi 30 septembre 2019

LE GRAND HOMME

Au loin, le grand événement de l’automne : la France en deuil. Éplorée, elle se recueille, comme le veut la formule consacrée. Génuflexions et oraisons. Évidemment, je n'ai pas la manière de Malraux pour le dire. Mais quand même : le pays perd un « grand homme », celui qui, du ministre au président, savait l’art de taper-sur-le-cul-des-vaches et s’en faisait des campagnes politiques – c’est le cas de le dire. La religiosité républicaine me rend décidément hargneux. La France tout en contraste. Le quai Branly, soit ; mais aussi : la loi sur les bienfaits de la colonisation en 2005, plus exactement « portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés », le fameux rôle positif de la présence française en Afrique du Nord, dans les DOM-TOM, etc., article controversé et abrogé. Ou comment venger cette vieille France qui a perdu – cette France que Koltès dans sa pièce appelait le « désert ». Celle qui fait vomir.

L’ŒIL DE L’ÉTRANGER

De fait, si le narrateur hésite entre l’inclusion et la distance, ce n’est pas qu’il constate un principe insurmontable de division mais plutôt qu’il se sent comme un « homme étranger à nos luttes et à nos aspirations qui, tombant tout à coup au milieu de nous, peut regarder d’un œil impartial notre ville devenue, par un blocus impie, mystérieuse, impénétrable. » (p. 825). En même temps, il y a cette valeur extensive – politique du « nous ». L’étranger est une position discursive ; il autorise à regarder autrement et à questionner les perceptions, encombrées de représentations, d’idéologies, de préjugés, préjugés de classe notamment – d’où les injonctions : « si vous regardez bien », « à bien y regarder » (p. 819). C’est-à-dire que l’œil réapprend à voir pour comprendre, et quand il est parvenu à comprendre achève de mêler narrateur et lecteurs à la collectivité : « Approchez-vous des groupes, écoutez » (p. 820). Et ce faisant, il ouvre un espace possible d’interlocution comme il reconnaît réciproquement le droit du peuple à la parole dont ce dernier était jusque-là privé. La dignité qui consiste pour ces assemblées douvriers à s’entretenir désormais de « choses graves » (id.) entraîne non l’équivalence mais l’égalité : les ouvriers échangent « sur des problèmes qu’avaient abordés les seuls philosophes » (id.), l’homme de savoir et de culture y perdant par conséquent son privilège. Un tel changement s’explique par ce paradoxe que l’étranger est aussi, et simultanément, indigène, il est une partie du nous.

EN CONNAISSANCE DE CAUSE

Il reste que s’il mêle sa voix propre à la choralité, le narrateur du tableau assume un récit dont il se détache sans cesse. Tous les indices contribuent à montrer – le pitre sur les tréteaux ou le sermon socialiste dans l’église saint Nicolas-des-Champs – que le signataire écrit pour le peuple sans être du peuple. La révolution s’opère, et se raconte, en connaissance de cause — “soyons francs.” (p. 820), — c’est-à-dire en dépit ou en raison même des écarts entre les habitus, des divergences de perception, de condition ou de classe, des réticences doctrinales à l’exemple de Robespierre, héros des blanquistes, dont la radicalité s’accommode mal du rire, aux racines par ailleurs de la culture populaire selon le tableau.

jeudi 26 septembre 2019

AINSI

Dans cette choralité se dessine néanmoins un écart entre le concret individuel, le passant est le personnage exemplaire du quidam, et un collectif abstrait à mi-chemin du droit et de la philosophie, la Liberté. C’est dans cet entre-deux probablement que peut advenir un sujet – peuple peut-être – singulier commun, singulier collectif qui n’est rien d’autre que d’être « ainsi », qui se définit par sa modalité d’être, obstinément.

QU'IMPORTE !

Ce qui peut-être dans le tableau porte le mieux la logique de la grandeur, c’est le dialogue, condensé sous l’espèce d’une scène de rue, qui remobilise le forum, le corps de la cité, autour de l’arrivée des nouvelles, venues de l’extérieur – et l’article de journal évoquant les journaux, inutile de souligner le rôle de la presse pendant la révolution de 71, chantier plusieurs fois exploré : 

« Que se passe-t-il?
— Issy est pris!
— Qu’importe!
— Vanves est sérieusement menacé!
— Qu’importe!
— Versailles attaque cette nuit!
— Qu’importe!
— Il y a des traîtres dans les murailles!
— Qu’importe!”
Qui interroge? Le passant. Qui répond cela?... La Liberté.
C’est ainsi depuis mars. Paris est la ville terrible. Le canon lui est égal. » (p. 816)

La question de l’événement est inséparable des rumeurs et des faits, elle se place entre « que se passe-t-il ? » et « le passant » – figure qui n’est guère élogieuse chez Villiers. Voir Chez les passants. Mais aussi La Révolte : le passant fait partie des gens sérieux ; graves. Non qu’il se limite au bourgeois et à Tribulat Bonhomet, on en trouve sous la blouse aussi selon Villiers. Mais le passant qui n’est ni le militant ni le combattant apparaît dans l’œuvre aux antipodes de l’utopie poétique ou politique. La clausule très hugolienne – enracinée dans le goût de l’antithèse – (qui interroge ? qui répond ?) laisse croire à un principe de binarité. En vérité, elle déplie un principe de choralité. Et la réponse en l’occurrence est chaque fois la même. Le « qu’importe ! » annule tout : colère, indignation, panique, tout le répertoire passionnel. Énonciation et geste à la fois, parole impersonnelle, il prend le statut de réplique sublime. Celle-ci s’établit non dans les faits – l’imminence de la défaite – mais dans les principes : s’il en est ainsi depuis mars, il n’y a aucune raison pour que cela ne dure pas. 

L'ÉPOPÉE VUE D'EN BAS

Encore un point : sur l’articulation entre l’épopée et la grandeur. D’un côté, elle reste conforme à l’argument de Hegel, dont Villiers a été fervent lecteur – et Hegel reprend cette proposition aux classiques, selon quoi donc la manière grande ou la grandeur de manière est la seule acceptable ; la manière étant par définition entachée de caractéristiques particulières et accidentelles, celles empiriques d’une subjectivité – l’éclipse des marques énonciatives. Et cette grandeur s’accorde avec le genre de l’épopée. De l’autre côté, le tableau redéploie ce sens de la grandeur dans l’ordre de la petite vie : la grandeur de manière n’a pas sa place dans les « hauteurs épiques » de Montmartre, la « citadelle suprême », icône de la Commune depuis le 18 mars et l’affaire des canons ; mais « en bas, là où l’on chante » (p. 824-825). Moyen de conjurer la mort bien entendu par l’allégresse et l’insouciance. Mais comme pour le rire et sa filiation rabelaisienne (dont les héros sont parodiquement gigantesques…), l’épopée s’opère par immersion dans la culture populaire – dont la parole – et le modèle de la chanson le décline – se voudrait anonyme et collective. 

LA PAROLE COMPROMISE

À poursuivre jusqu’au bout le raisonnement, on découvre plusieurs lignes. Le passage par Baudelaire est central – il soutient la lecture politique d’un poète qui a eu maille à partir avec le régime impérial ; il replace dans une historicité autre ce que faisait l’auteur des Fleurs de Mal en ce temps de « grève des événements » (Baudrillard) qu’avait instauré le césarisme ; il prend à contretemps ou tente de gagner du temps sur l’issue inévitablement tragique de la révolution socialiste. Et il importe de le souligner d’autant plus que Baudelaire n’est pas nommé. Celui qui l’est c’est Hugo ; au moment de décrire la colonne, le texte s’abrite certes sous les vers de Châtiments, emblème de la littérature d’opposition ; mais il cible narquoisement l’éloge de la colonne dans les Odes et Ballades. Autre stratégie du contretemps, qui rabat le désormais poète de la République au niveau du « refrain d’une vieille chanson » (p. 818), « La Colonne » d’Émile Debraux, rival de Béranger. Ce qui pose en retour la question de la parole littéraire et de ses compromissions politiques.

NOUVEAU TABLEAU PARISIEN

Ce motif de la grandeur, je ne l’invente pas. Il est très Villiers, dans la manière de Villiers. Il a été repéré, et souligné par les éditeurs ; mais où se place-t-il ? Des tableaux, du Siège, de Paris, etc., il y en a plein dans le dernier tiers du siècle, le genre lui-même a une histoire et il est qualifié dans les dernières lignes de l’article d’« esquisse ». Mais il est non moins manifeste qu’il s’ajoute aux « Tableaux parisiens » de Baudelaire. D’où l’importance de l’indice liminaire autour de la Révolte. Signe vers le drame représenté un an auparavant par Villiers, peut-être ; allusion non moins à cette autre section des Fleurs du Mal, dans laquelle figure « Abel et Caïn » – variation mythologique et métaphysique sur la lutte des classes et la répression de Juin 48. Et s’il fallait s’en convaincre, le texte évoque lumineusement “exil”, “pontons” et “colonies lointaines” (p. 817). D’une révolution à l’autre, il y a cependant transfert d’une propriété capitale, attachée à la grandeur, celle de l’épique et de l’épopée. On est du côté des « Tableaux » et du Spleen : l’épopée de la petite vie – l’héroïque n’est pas dans les combats, jamais décrits, au mieux évoqués à travers l’arrivée des journaux et des nouvelles. L’héroïque est dans la petite vie de l’homme ordinaire, d’où le raccord vers les sermons révolutionnaires dans les églises, les cafés chantants, les théâtres, etc. 

DE LA GRANDEUR

Il y a deux conséquences à l’énoncé de ce problème, il me semble. Le premier est à la fois historiographique et politique, et on s’explique ainsi la longue description vengeresse de la colonne Vendôme, dont la démolition le 16 mai précède immédiatement la publication du tableau. Le texte descelle ironiquement de son socle, et désacralise, le « grand homme » de sa « position olympienne » (p. 822) dans l’histoire, et en premier lieu l’Empereur, ce qui cible par ricochet l’homme de Sedan qui a retouché la colonne en 1863 – confirmant ainsi l’antibonapartisme de l’esprit communaliste. Mais il y a plus : s'il s’agit de voir les bas-reliefs et les légendes du monument mais de les considérer d’en bas, depuis l’humble et l’ordinaire. Et la chute annoncée par le décret du 12 avril 1871 qui dénonce dans la démesure de la colonne une forme d’hybris, l’essence de la force brute, et une insulte permanente des vainqueurs aux vaincus, est symbolique de ce retour à l’horizontalité à revers de la transcendance écrasante du pouvoir. La deuxième conséquence est que cette destruction redonne à penser la question même de la grandeur – précisément dans le champ d’immanence des acteurs sans noms.

SPARTACUS

On en tire logiquement cette inférence qu’au lieu d’attribuer des séries d’événements à des noms propres et plus encore à des noms illustres, le récit que dresse le tableau s’attache au « travail inaperçu » d’êtres innommés, obscurs ou ordinaires, des « inventeurs inconnus » pour reprendre Jacques Rancière dans les Noms de l’histoire (1992, p. 15). Il reste que ces inconnus sont aussi, et par avance, vaincus ; entre le 17 et le 24 mai, la défaite devient imminente. Le 24, la moitié de la capitale est occupée par les troupes versaillaises. On ne saurait rêver coïncidence idéale entre l’écriture et l’événement. Sur cette base, le tableau se met en quête d’un autre sujet de l’histoire, qu’il se représente d’abord sous les traits de « l’esclave-peuple » — les nouveaux « Spartacus » (Villiers, p. 817) en lutte contre la République bourgeoise. Lieu commun s’il en est de la littérature communaliste, par ailleurs très présent dans la tradition marxiste, l’assimilation de l’esclave romain et du prolétariat moderne. À titre exemplaire : le roman historique de Benoît Malon, paru deux ans après les événements, Spartacus ou la guerre des esclaves. Il reste que si les nouveaux Spartacus ont su mettre fin à leur assujettissement, c’est moins cependant en vertu de cette nécessaire nécessaire puissance de révolte que l’auteur reconnaît un tel sujet qu’à « quelque chose de grand » qui habite la « cité guerrière artistique et marchande », capable d’engendrer « l’imprévu » (p. 824).

L'ÉNONCIATION INDIVIDUÉE

C’est-à-dire : il n’y a pas renoncement à une énonciation individuée, c’est certain – (“je vous avertis […]” p. 819) mais recul, discrétion, effacement – le je est prêt à se confondre avec des marqueurs collectifs récurrent tels que “nous” et “on”, de sorte que l’instance se dérobe régulièrement derrière le “curieux spectacle” (p. 827) de l’histoire. À ce retrait du je répond régulièrement “le murmure confus de la foule” (p. 817) à travers les figures vagues ou massives de “quelque Rose-Croix […] revêtu de ses insignes mystérieux”, moyen subtil toutefois pour l’écrivain Villiers (en admettant cette hypothèse de lecture) de rappeler sa descendance et le rôle de conciliation politique des Francs-Maçons (leur intervention du 29 avril 1871 à Neuilly notamment), de “très vieilles femmes, revêtues d’un deuil tout neuf”(p. 817), sans exclure les rôles et les types, des “assistants et orateurs sévères et convaincus” (p. 819) du club du IIIarrondissement aux bourgeois, réfractaires, factionnaires et autres gamins de Paris.

L'ÉVÉNEMENT SANS AUTEUR

En vérité, ce qui frappe, et m’a longtemps échappé, c’est le continu qui unit dans ce tableau le régime pseudonymique (qui s’explique en premier lieu pour des raisons de prudence politique) et l’anonymat des personnages ; il y a un peuple et une foule, des individus et des groupes, mais pas vraiment de décideurs, d’orateurs ou de responsables, genre Delescluze, Vallès, Grousset, Rigault. Il convient de commencer par cette problématique du nom propre, parce qu’elle amorce celle de l’individuation collective au cœur de la révolution. Or les noms propres, soit à titre élogieux soit à titre satirique ou polémique, sont en priorité réservés à ceux qui ont faitvoire écritl’histoire du long XIXesiècle, de Danton, Robespierre et Napoléon à « l’homme de Sedan » (Pléiade, t. II : 818) en passant par le ministre Ernest Picard—comme aux glorieuses autorités de la littérature passée et présente (Homère, Hugo, Milton, etc.) En regard, la Commune est un événement sans auteur – ou en quête d’auteur.

UN SIMPLE TEXTE

La peine et le temps, qui m’ont rendu quelques jours silencieux ici, à tenter de dénouer et renouer les fils autour du Tableau de Paris, attribué à Villiers de L’Isle-Adam. Ce que modestement peut faire un simple texte, par la perplexité qu’il provoque. La difficulté première est le legs de l’histoire littéraire, le statut complexe qui entoure le texte : est-ce de la main de Villiers, une collaboration Villiers-Mendès, etc. À qui, et à quoi, ressemble le texte ? Mais de quel modèle exactement parle-t-on ? On peut également spéculer sur le pseudonyme Marius, en lien avec le dieu Mars et par conséquent la guerre civile, par une voie philologique incertaine et fragile, ou encore en y voyant une allusion au Marius Pontmercy des Misérablesélevé dans les valeurs monarchistes par son grand-père Gillenormand et hanté par le souvenir du père mort à la bataille de Waterloo, avant de rejoindre sur les barricades de 1832 ses amis de l’ABC. Ce qui s’accorderait avec l’hugolisme effréné de l’auteur selon l’éditeur Sao Maï. Du moins le processus référentiel est-il ouvert.