Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

jeudi 24 février 2022

SUBSTANCES

      Au fond, et pour y revenir une dernière fois, le couple masculin / féminin est l’objet d’une lecture comme substances – au lieu de prendre chacun des termes comme formes (et paire formelle). Exactement le genre de confusion que dénonçait Saussure il y a un siècle, et à sa suite les sciences du langage. 

LA CRITIQUE ESSENTIALISTE

     De ces paralogismes découlent immédiatement la critique essentialiste : la langue sexiste ou machiste. L’argument est aussi friable que des déclarations telles que « l’anglais, langue impérialiste » ou « le français, langue de la liberté » (l’argument des révolutionnaires français), ce qui entraîne inévitablement, au vu de l’histoire, qu’elle nen a pas moins été « la langue de la colonisation ». Mais dans un cas comme dans un autre, il s’agit d’une position spécieuse et même absurde, qui consiste à confondre la langue et ce qui n’est pas la langue, là où elle se trouve en effet impliquée. Une politique de la langue peut-être colonialiste, visant l’assimilant d’un peuple, d’une culture, mais la langue n’en est pas davantage cette politique de la langue.

BINAIRE

    « On peut difficilement être contre l’inclusion. Quand on y pense, la phrase voulant que le masculin l’emporte sur le féminin est quand même lourde de sens », souligne de son côté Vincent Larivière, professeur à l’Université de Montréal et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les transformations de la communication savante. » Je ne reviens pas sur l’énormité de la déclaration – le pléonasme qui la fonde : l’impossibilité d’être contre l’inclusion… Je reste consterné par ce discours qui se décline autour de l’accord, le masculin l’emporte sur le féminin, la règle de proximité. L’incompréhension de ce qu’est le genre comme catégorie morphosyntaxique au même titre que le nombre, le mode, le temps, l’aspect, la voix. Le masculin et le féminin : les représentations sexuées et anthropomorphisées ont été aussi projetés sur les rimes (voir Ronsard et bien d’autres sur la mollesse et le manque de virilité des « e »). Mais depuis quand une représentation (historique et culturelle) peut être tenue pour la réalité du fonctionnement empirique de la langue ? En vertu du modèle praguois, et des approches binaires en phonologie, le masculin et le féminin répondent à la relation du non-marqué / marqué. Il s’agit d’un couple fonctionnel, qui vaut pour n’importe quel signe – nominal, adjectival – jusqu’à la flexion des participes, et ne s’arrête pas aux noms de personnes. Consternants paralogismes.

LA LANGUE POUR LETTRÉS

     Surtout ce sont les pronostics qui sont les plus sidérants : « La professeure Lori Saint-Martin, du Département d’études littéraires de l’UQAM, estime toutefois que le mouvement vers une écriture “plus juste et plus inclusive” semble irréversible. “La langue est vivante. Elle évolue de toutes sortes de façons. Certaines sont heureuses, certaines ne le sont peut-être pas, mais on ne l’empêchera pas de changer, c’est sûr”, dit la professeure et écrivaine, qui s’intéresse au phénomène de l’écriture inclusive. » Aucun locuteur n’a évidemment le pouvoir de formuler ce genre de prophétie, qui relève plus de la conviction que de l’observation. Le propos est motivé par le fait que les étudiants de master et de doctorat de la professeure y recourent de plus en plus. Comme si ce groupe de scripteurs à lui seul était représentatif de l’ensemble de la communauté linguistique qui, à terme, sanctionne les usages. Mais le périmètre de la réflexion est symptomatique de cette justice linguistique : elle est aux mains d’une élite, qui a le contrôle d’un certain capital linguistique et graphique, qui a le contrôle sur sa reproduction et sa transmission. La promotion de la langue écrite (et le fait que l’inclusion soit faiblement théorisée du côté de la langue orale  en plus des propriétés sémiologiques respectives de chaque code oral/écrit et de la non-isomorphie qui les relie) n’est évidemment pas étranger aux enjeux débattus. L’écriture inclusive est l’expression d’une langue pour lettrés. Ceux qui nous rebattent les oreilles sur le pouvoir et la domination ne lexercent jamais mieux quen mettant en pratique voire en imposant de telles formes. En plus de mettre au jour les limites de l’observation linguistique elle-même, le propos trahit donc la sociologie même du regard porté au nom de la langue et de la communication inclusive.

FANTASMES

    Texte encore dans Le Devoir (23.02.2022) sur l’écriture inclusive adoptée par une revue de sociologie. Je suis frappé de voir combien les avis n’émanent jamais ou trop rarement de linguistes professionnels, alors que les positions énoncées vont à rebours du savoir minimal en ce domaine. Cette linguistique spontanée est l’une des utopies de notre temps : elle en dit beaucoup sur les fantasmes qui occupent nos sociétés et nos cultures, plus que sur la langue elle-même. 

lundi 21 février 2022

BRASIER FÉMINISTE

    Aussi : la destruction de nombreux ouvrages en 1998 à Hollins College (Virginie du Sud), à l’appel d’un « Collectif de femmes » : livres, périodiques, revues, des volumes de Schopenhauer, des pages de la Bible, des photos du Pape, tout ce qui portait atteinte de manière dégradante à la condition de la femme, jeté dans le feu (ibid., p. 380).

BIBLIOCASTES ET AUTRES ENRAGÉS

      Dans sa monumentale Histoire universelle de la destruction des livres (Fayard, 2008), dont les premiers signes sont aussi anciens que l’apparition de l’écriture elle-même, Fernando Baez note l’emploi de « bibliocauste » (p. 299). Il est contemporain des autodafés nazis, et en marque la condamnation. Le mot fait son entrée dans le Times du 22 mai 1933, suite aux premières actions spectaculaires du ministère Goebbels.

samedi 19 février 2022

LE CHARNIER DU TEMPS

    Dans le grand charnier du temps, celui où l’on entasse les cadavres, un cinéaste, un acteur silencieux et intime, tel critique, un poète, et non des moindres – Michel Deguy – disparaissent surtout ces noms qui ont dessiné un paysage intellectuel, qui l’ont modelé pendant plusieurs décennies, qu’on les admire ou les déteste, qu’on en soit proche ou lointain. Des repères ou des phares. Le sentiment mélancolique du désert, en retour, celui de devoir lutter, dans un corps-au-corps quotidien et épuisant, avec les impostures stériles ou clownesques du contemporain.

TOURS DE PASSE-PASSE

    Dans le même registre, si je regarde vers le débat français de 2017, ce morceau d’anthologie d’un article de Raphaël Haddad (directeur d’une agence de communication et auteur d’un manuel d’écriture inclusive), évoquant le sexisme et les inégalités inhérentes à la langue : « Les sciences humaines nous offrent sans doute une réponse probante: “Le discours n’est pas simplement ce qui traduit les luttes ou les systèmes de domination, mais ce pour quoi, ce par quoi on lutte, le pouvoir dont on cherche à s’emparer”, déclarait Michel Foucault lors de son entrée au Collège de France. Or, la langue française reste fondamentalement phallocentrique. » Et l’auteur d’enchaîner les preuves : « “des acteurs du développement durable ». Prévalence du masculin sur le féminin dans les accords en genre: “des femmes et des hommes sont allés”. Hésitations à mobiliser les formes féminines de certains noms de métiers ou de titres : rares sont celles et ceux qui emploient le terme “écrivaine”, et ne parlons pas de celui d’“entraineuse”! » (Ce que l’écriture inclusive peut apporter à l’égalité hommes-femmesHuffpost, 18.01.2017). Sans surprise : la référence à Foucault comme critique du pouvoir, mais lequel ? Car il faudrait démontrer que la langue exerce à l’état de système ce sexisme sur l’ensemble des locuteurs et spécialement des locutrices, poser que l’arbitraire du signe est masculin. Mais la véritable astuce rhétorique n’est pas là : elle est dans le passage, opéré en guise d’autorité par la citation, de discours à langue française. Au centre de sa théorie des rapports pouvoir-savoir la notion de discours chez Michel Foucault n’a jamais appelé une définition… linguistique. On parle d'autre chose ici.

ENCORE UNE HISTOIRE COCHONNE DE PHALLUS (VOUS ALLEZ ÊTRE DÉÇUS EN LISANT CE POST...)

    Un des arguments qui constamment fait retour est l’idée courante et partagée que la langue serait sexiste et phallocentrique. Ce qui est aussi absurde que de déclarer qu’elle est coloniale. Une politique de la langue qui n’est pas la langue même, peut être coloniale, viser par exemple l’assimilation ethnique, sociale, culturelle. Mais l’amalgame est strictement le même que lorsque certains Révolutionnaires déclaraient que le français était la langue de la liberté. On confond la langue et ce qui n’est pas elle. Il en va ainsi du primat masculiniste, ou phallologocentriste pour parler le « derrida », idiome à la mode : on prend pour la langue ce qui ressortit aux discours, aux constructions sémantiques en acte, au gré des conversations et des interactions, aux représentations. L’amalgame classique de la langue et du discours : c’est moins la « culture du langage » comme le dit Jean-Louis Chiss que sa déshérence – une déculture promue dans ses avatars les plus simplistes par le poststructuralisme, certaines traditions institutionnelles et scientifiques.

LE MOT REND JUSTICE

   C’est ce que déclare en 1999 un document sous-titré « Guide pour l’utilisation du langage inclusif » de The United Church of Canada, ressource émanant du comité contre le sexisme. D’une théologie à l’autre... Au reste, la même illusion gouverne ces entreprises : celle qui consiste à croire que l’ordre symbolique peut agir et résoudre les inégalités et les questions de diversité. Et l’illusion symbolique est centrale dans l’économie de la gauche culturelle : elle lui permet de dissimuler son conservatisme socio-économique, un ordre auquel elle ne touche pas.

LA LINGUISTIQUE POPULAIRE

     C’est le sentiment, et le régime de l’intuition, du raisonnement analogique, etc., qui est mis de l’avant dans les guides de rédaction épicène ou autres manuels d’écriture inclusive. Quand les auteures en sont déclarées, il est frappant de constater que les femmes – logiquement – sont dominantes. Des hommes ne sont pas exclus mais, par définition, ils en sauront toujours moins que les femmes, en vertu des savoirs dit expérientiels. Le sentiment, c’est ce qui doit se porter garant, contre le système de la langue si nécessaire, de l’équité et de la justice – de l’inclusion. De fait, les savoirs pratiques auxquels répondent les « guides » recourent moins à des arguments scientifiques qu’à ce que Sylvain Auroux appelait dans sa Philosophie du langage une « linguistique populaire ».

LE SENTIMENT ET LA PREUVE

    Non que le sentiment soit écarté par les linguistes de profession qui, à l’occasion, peuvent s’en servir, sur eux-mêmes ou, plus fréquemment, auprès d’informants, au titre de procédure de vérification. Mais ce n’est jamais qu’une procédure. Le sentiment n’est pas une preuve. Et il ne saurait prendre la place de l’observation, de la description, de l’analyse du corpus, quel qu’il soit.

TITRES

    Dans cette nouvelle business, on a tendance à s’autodéclarer « consultant EDI », plus souvent « consultante EDI ». On détient un savoir sur la base non de compétences mais de son vécu et de son identité : en priorité, être femme, ou appartenir aux minorités dites visibles. Le nec plus ultra, bien entendu, c’est lorsqu’on est intersectionnelle. Et de fait, à examiner les profils des consultantes déclarées, ceux-ci se rapportent aussi bien à la science politique, au management, à la formation administrative, à l’histoire, à la sociologie, etc. Dit autrement, aucune compétence n’est spécifique à la business EDI, qui se fonde en priorité sur le mythe de l’expérientiel. N’importe quelle compétence sera opératoire et pourra donc être justifiée. Derrière les titres, les postures et impostures, ce qui est préoccupant, c’est le statut accordé aux savoirs, et les relations aux savoirs.

LES CONSULTANTES "LANGAGIÈRES"

  Le modèle par excellence de ces consultantes EDI, ce sont celles qui se reconnaissent au rang de « langagières ». J’ai déjà commenté cette nominalisation d’une valeur particulière de l’adjectif « langagier » que le TLF en ligne glose de la sorte : « B. − [En parlant d’une pers.] Soucieux du langage. C’est parce que l’écrivain ne s’est pas assez soucié de mots qu’un lecteur le trouve tout langagier, astucieux, verbal (Paulhan, Fleurs de Tarbes1941p. 117). » Ce souci s’accomplit sous l’espèce d’une sensibilité au langage et à la langue. Il va sans dire qu’une sensibilité ne constitue pas un savoir et ne saurait valoir à sa place. Mais c’est très exactement ce qui se passe : ce qui est au centre c’est le sentiment linguistique, au lieu du regard expert sur l’objet.

BUSINESS "EDI"

     Dans la business « EDI » qui se développe ces dernières années, se dégage une typologie de personnages opportunistes qui ont bien compris qu’il y avait là plus qu’une mode, une créneau potentiellement lucratif, en lien avec l’industrie du diversitaire. Ce qui interroge c’est d’abord le signifiant acronymique et ses variantes : EDID, c’est qu’on y ajoute la décolonisation ; EDI2, c’est pour dire non seulement « inclusion » mais « intersectionnalité ». Le chiffre « 2 » suit et imite le modèle énumératif des identités-singularités : LGBTQIA2+, etc.

jeudi 10 février 2022

CANCEL SHAKESPEARE

        « […] the racist assumption that Shakespeare is for all humans, as long as those humans are white » ou les apories de l’identitaire devant la littérature et l’art – entretien de Denis Austin Britton (UBC News, 10.02.2022). L’effacement des textes, c’est d’abord l’effacement de leurs poétiques – et de leurs politiques. La cancel culture, cest une époque qui a désappris à lire.

IRONIE

  Une remarque piquante d’Olivier Beaud, qui ne m’a pas échappé, comment l’Université McGill, haut lieu du maccarthysme dans les années 50 au Canada (voir là-dessus le livre-somme de Michiel Horn, Academic Freedom in Canada, University of Toronto Press, 1999) – faire barrage aux idées socialistes – s’est positionnée aujourd’hui à la pointe de la cancel culture. Décidément, l’histoire est riche en enseignements. Elle est surtout pleine d’ironie.

MALENTENDU

     Intéressant d’être lus, François Charbonneau et moi-même, par laile droite, cette fois : la chronique de Frédéric Bastien, « Avec la diversité, Ottawa pervertit la science » (Le Journal de Québec, 06.02.2022). En miroir inversé, des malentendus à peu près analogues à ceux qu’entretient la lecture de gauche. Et même si l’auteur perçoit ici nettement qu’avec les politiques EDI le fédéral interfère allégrement dans les compétences éducatives de la province. Mais l’alternative ne situe pas entre la laïcité et le multiculturalisme, dont on n’a cure. La critique porte de manière principielle sur la politique de la recherche et, plus spécifiquement, les ingérences du politique dans la recherche, quelle qu’en soit la nature par ailleurs. Difficile de faire entendre les nuances. De se faire entendre sur l’autonomie de la pensée et des savoirs.

mercredi 9 février 2022

REDISTRIBUTION VS RECOGNITION

    À bien des égards, les termes de la question en jeu se ramènent à gauche au débat entre Nancy Fraser et Axel Honneth, Redistribution or Recognition – A Political-Philosophical Exchange, London-New York, Verso, 2003. Ou Gramsci vs Marx. Comme on voudra. Ce sont toujours des alternatives réductrices, qui laissent échapper le problème.

MAKING EXCELLENCE INCLUSIVE

  Article porteur de Sarah Brown, dans The Chronicle of Higher Education (09.02.2022), « Race on Campus », elle y retrace en particulier l’expression qui a fait florès, celle d’excellence inclusive. Cet étrange mariage entre l’idiome néolibéral et la langue supposée de la justice sociale. Or la notion aurait été mise en circulation par Alma R. Clayton-Pedersen, pour le compte de l’Association of American Colleges and Universities, à l’occasion d’une bourse en 2003-2004 de la Fondation... Ford  https://www.uwp.edu/explore/offices/EDI/upload/Making-Inclusive-Excellence.pdf (version 2013). Du rôle des fondations privées et des think tanks de gauche. À suivre. Et il suffit d’aller sur le site  (https://www.fordfoundation.org) pour y mesurer, à coups de slogans, le poids des problématiques EDI. Autre observation – sur la syntaxe même – l’adjective complement (making excellence inclusive) – dynamique, si l’on veut, qui met en tension deux notions discontinues l’une à l’autre pour instaurer une réciprocité – et sa généralisation sous la forme épithète stéréotypée : inclusive excellence.