Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

samedi 21 décembre 2019

TRISTAN


Benoît Houzé, Armelle Hérisson : Tristan Corbière, « Les Amours jaunes » (Neuilly, Atlande, octobre 2019, 429 p.)

mardi 17 décembre 2019

DESCENTE

De nouveau : la voix de l’hôtesse de l’air qu’on ne verra pas vraiment, mais qui va progressivement se détacher du fond sonore sous l’espèce d’une recommandation rituelle « nous allons commencer notre descente » et cet énoncé banal indique aussi le début du film. Mais il est aussi symbolique : la séquence s’ouvre en plein ciel sur les rêveries intérieures du personnage (ce que rappelleront les deux ballons rouges vus depuis l’arrière du taxi dans le montage parallèle du début) ; l’arrivée à la maison en est la chute, le retour à la réalité qui est celle des relations humaines, les difficultés à négocier avec les proches : la nécessité brutale de la confrontation.

HUBLOT

Il y a aussi ce geste, en apparence anodin, le regard à travers le hublot, qui ouvre la série des fenêtres (celle derrière laquelle se tient Antoine lorsque arrive le taxi, la jeune enfant au trampoline, la voiture garée et le ventilateur aux pales bleues dans la dominante du film, les verres dépolis et opaques de la salle de bains au moment de la conversation téléphonique, serrée sur la solitude et la peur de l’aveu à venir, le dialogue Suzanne-Antoine depuis la chambre du sous-sol fixé en contrechamp sur Louis en train de fumer dans le jardin, le plan métonymique, celui la véranda, la cigarette que tient la mère – dernier regard amusé et plein de tendresse du fils – après la dispute ; la seule qui soit ouverte, aux rideaux qui flottent sur les rêveries et les souvenirs de l’enfance, jusqu’à se refléter dans les yeux du personnage, accompagne l’étreinte brusquée de la mère dans l’abri, etc.). Ce regard à travers le hublot coïncide avec une séquence précise du « monologue intérieur » (mais tout autant destiné au spectateur) : « Il existe une variété de motivations, qui vous appartiennent, qui ne regardent personne d’autre que vous, qui vous poussent à partir dans la vie, à ne pas regarder en arrière. De la même manière, il existe une variété toute aussi grande de motivations qui vous poussent à revenir. » De même que s’énonce la trajectoire rebours après le départ et la distance, « ne pas regarder en arrière », mouvement contradictoire du personnage, c’est bien une tension entre l’ici et l’ailleurs qui est en jeu, ce que reprend plus loin Antoine : « Il veut être loin. Même quand il est dans le salon, il est loin » (1’18’’51’’’). L’absence aux autres se double dans la transition du voyage d’une absence au présent immédiat et concret, manifestée par la fixité songeuse mais persistante du regard devant soi ou vers le sol. Le spectacle, Louis l’imagine avant de le vivre en quelque sorte.

dimanche 15 décembre 2019

LA DISTANCE LA PLUS JUSTE

Cette autre remarque dont il faudra bien faire quelque chose, venue cette fois de Gaspard Ulliel, lors de la même conférence de presse de Cannes (mai 2016) à propos de la technique de cadrage et des plans surtout – resserrés, l’une des trouvailles majeures, et après la genèse que le réalisateur aura lui-même exposée et retracée au terme de plusieurs essais : « la distance la plus juste ». Cela n’a l’air de rien mais cela s’énonce sur un mode aussi apparemment banal que lagarcien – hanté par la question artistique de l’exactitude

NOTA BENE

Cette sonorité du silence a plus à avoir avec la « sonorité générale » d’une œuvre dont Péguy parle aussi bien à propos d’un poème que de la peinture. À terme ce n’est pas le sonore qui est l’enjeu. Inadéquat ou réducteur, ce qui revient au même, pour penser en retour le silence que l’image-mouvement fait.

L'IMAGE IRRÉSOLUE

Pour les raisons énumérées ci-avant, il me semble difficile de partager la conclusion de Daria Bardelotto (Skén&graphie, 5, PUFC, 2017, p. 109-110) qui a travaillé sur les pré-versions du scénario Dolan déposées à l’IMEC : « Dans l’adaptation de Xavier Dolan, Catherine et Antoine – sans que Louis ait besoin de se livrer à une confession impossible et qu’il ne saura pas faire – comprennent ce qu’il faut comprendre. Louis n’est donc pas retourné en vain : malgré les difficultés de la communication verbale qui caractérisent cette famille, les messages passent à travers ces échanges de regards que seul le cinéma peut transformer en véritables dialogues. La parole irrésolue de Lagarce sort de son impasse à travers l’image. » Et plus loin, commentant le geste ultime de Louis (G. Ulliel), le doigt sur les lèvres, et ce qu’en dit le script (« invitant Catherine au secret…éternel »), deux traitements assurément divergents du silence, « l’image, et à travers elle le regard, s’empare de l’espace du non-dit et le rend intelligible. » Mais y a-t-il des « messages » ? et l’issue de l’échange est-elle de « comprendre » ? et d’abord comment ces personnages « comprennent »-ils (souvent au cœur des malentendus comme ils voient mal) ? L’image s’empare du non-dit mais en le chargeant peut-être plus d’une sonorité selon le mot de l’actrice que d’une signification logique, qui viendrait résoudre ce qui chez Lagarce demeurerait irrésolu. Autant retirer au cinéma son propre pouvoir de suggestion. Autant désarticuler surtout les rapports visible/invisible-dicible/indicible, mis en place dès la séquence prégénérique.

LE SILENCE SONORE

C’est sous forme d’intuition, et en guise de mise au point sur sa performance personnelle, un morceau que j’avais manqué, ce que résume très bien l’actrice Marion Cotillard lors de la conférence de presse du festival de Cannes, en rappelant notamment quelle fut sa difficulté à incarner le personnage de Catherine, les obstacles à s’approprier le texte, ce qui est souvent le cas des comédiens qui jouent Lagarce : « Ce qui est intéressant avec les grands auteurs, c’est qu’il faut juste trouver le déclic du langage, et qui, effectivement, a pas été évident pour moi au départ. Mais en tous cas, dans la partition de Catherine, il y a tellement de phrases avortées, de redites, de butées, que c’est comme si elles donnaient un peu une sonorité aux silences, qui sont si importants dans ce film-là, et du coup, à partir du moment donné où je me suis rendu compte que sa parole était presque un silence sonore, ça a été, pas plus simple, mais, en tous cas, c’est comme si j’avais trouvé une clé pour dire ce texte, qui me faisait très très peur. » (https://www.youtube.com/watch?v=0OgdF-yMgZc). Donner « une sonorité aux silences » ce n’est pas l’affaire uniquement de la diction et du phrasé de l’acteur, et au demeurant Marion Cotillard parle plus largement de son jeu, même si en priorité elle s’interroge sur la manière de rendre le texte. En l’occurrence, c’est la parole de Catherine qui est qualifiée de « silence sonore ». Mais cela n’est pas davantage réservé à la bande son, bruitages ou séquences musicales. Donner une sonorité aux silences, c’est la poétique même du film dont le lieu est bien sous les mots et entre les mots, en capturant (au sens anglais et français) les moindres détails des corps parlants. Donner une sonorité aux silences, c’est peut-être avant tout les faire entendre à la condition de les faire voir. À ce titre, le point d’optique est déterminé par le point d’écoute, et réciproquement. Voir plus bas, l’oreille et l’œil. 

ENTRE LES LIGNES

Il est un dernier terme, plus significatif, celui qu’on pourrait appeler la « langue poétique » cette fois, et que le réalisateur assimile à l’ étrang(èr)eté de la « langue de Lagarce » : « Tissée de maladresses, de répétitions, d’hésitations, de fautes de grammaire… Là où un auteur contemporain aurait d’office biffer le superfétatoire et la redite, Lagarce les gardait, les célébrait. Les personnages, nerveux et timorés, nageaient dans une mer de mots si agitée que chaque regard, chaque soupir glissés entre les lignes devenaient – ou deviendraient, plutôt – des moments d’accalmie où les acteurs suspendraient le temps. » L’auteur touche à la volubilité de la prose lagarcienne, une espèce de flux continu, proche de la logorrhée parfois, qui travaille à la fois dans le sens du manque et du surplus. Il vise ainsi ce qui a le plus agacé au moment de sa réception, et le plus intéressé la critique spécialisée dans le théâtre de Lagarce (poétique du détour, etc.) : le drame se règle tout entier sur les péripéties de l’énonciation elle-même, des obsessions, des insistances, des corrections : « j’allais rectifier » (éd. 2016, p. 40). La parole est en constante reformulation et c’est ainsi qu’elle progresse dynamiquement. D’un côté, elle est fortement segmentée, à la manière de vers ou de versets, grâce aux alinéas ; de l’autre, elle est ponctuée, et acquiert un mouvement rythmique. La redite et la faute sont le signe d’un double problème, une hantise de la belle langue, et c’est souvent le cas des membres de la famille qui tentent d’ajuster leurs discours à un modèle normatif fantasmé (sentiment social qui se double du mécanisme d’hypercorrection face au fils qui sait écrire) ; la nécessité d’un mal dire, « je ne sais pas si je pourrai bien la dire » (p. 49), d’une parole qui se tient en défaut ce qu’il y aurait à dire (émotion, pensée), à l’image de ce que déclare Suzanne : « je ne sais comment l’expliquer, / comment le dire ». Expliquer au sens premier qui est déplier – déplier ce qui ne cesse d’échapper et se révèle proprement indicible, « je ne trouve pas les mots » (p. 50) : un je-ne-sais-quoi qui pénètre les personnages et les relie entre eux et constitue proprement le moteur du drame. Ainsi la « mer de mots » que Dolan glose dans d’autres entretiens comme « verbosité », une parole qui redit et dédit simultanément, est une manière d’inventer une grammaire du silence. Et plus il y a de mots, plus il y a de silences – et Dolan place très exactement son film « entre les lignes » là où se glissent un « regard » ou un « soupir », ces « moments d’accalmie » qui suspendent le temps du dialogue. Dans un entretien avec France24 (« À l’affiche », 22 septembre 2016), le réalisateur déclare de Juste la fin du monde que « c’est un film de silence[s] surtout » (https://www.youtube.com/watch?v=TXXTJYL3r8U) sans qu’on puisse déterminer par ailleurs s’il s’agit d’un singulier ou d’un pluriel. Il précise encore : « c’est ce qui est sous les mots, entre les mots, qui compte dans la pièce » (https://www.youtube.com/watch?v=BRyOHNaqUf4) Si les mots deviennent secondaires au profit des visages, des regards, tics, esquives, moues, sourires, tout une typologie des expressions, ce n’est pas que le corps prend simplement le relais de la parole en tant qu’il prend en charge la grammaire du silence. Ce silence même pour advenir se mesure sans cesse au langage, sans lui il devient imperceptible et inintelligible. À la manière des corps parlants, il fait partie intégrante de la « langue de Lagarce » à préserver sur la pellicule.

LA RÉCRITURE FIDÈLE

Ces éléments doivent être mesurés à ce qui représente le « défi » majeur du cinéaste, ce nœud autour de « la langue de Lagarce » (déjà commenté), sorte de paradoxe fécond. Il n’est que de reprendre dans le dossier de presse au moment de la sortie du film, la construction ou la mise en scène de la lecture de la pièce, d’abord manquée. Notion aussi courante que confuse s’il en est que « langue » dans cet emploi. Mais alors que le texte semble fait « sur mesure », correspondre en tous points à l’univers dolanien – des schémas familiaux tendus, les malentendus de l’amour, l’homosexualité latente, la relation mère-fils – qu’après la deuxième lecture – celle-ci déterminante – le drame s’impose comme une évidence– un travail de reconnaissance – « tout de Lagarce m’était familier – et le serait sans doute pour la plupart d’entre nous » – dans sa dimension individuelle et transsubjective – ce partage achoppe précisément sur la langue qui pourtant produit ces effets : elle demeure « étrangère » et « nouvelle ». Or cette altérité fait partie elle-même du processus de reconnaissance, non plus en ce qu’il s’agit d’identifier ce qui est connu – le familier – mais en vertu même de la défamiliarisation qu’elle provoque. Dans ce qui tient de l’idiosyncrasie littéraire, dans un rapport interne à la langue, il  y a plusieurs choses à dissocier. D’une part, le rapport langue littéraire et langue commune, problème qui se double des variantes du français, la langue de Lagarce n’est pas celle des films de Dolan : elle s’oppose en bien des points au vernaculaire québécois voire aux traits joualisants de la plupart de ses films, de Mommy à Matthias et Maxime. Il y a là une nouveauté dans la filmographie de l’auteur, que valide et poursuit le passage à un autre idiome, plus radical dans l’œuvre suivante, The Death and Life of JF Donovan. D’autre part, la langue artistique, celle qui pose une difficulté fondamentale, la conversion du théâtre au cinéma. Dolan rappelle ce mot de la comédienne Anne Dorval, celle qui aura servi de passeur pour le texte : que ce n’est pas une « langue cinématographique ». Comment la préserver sans qu’on y entende trop le théâtre ? Il est évident que certains traits d’écriture, par exemple l’usage des passés simples, certaines répétitions ou effets rythmiques, rompraient l’illusion au cinéma ou transformerait le spectacle en télé-théâtre. Et pourtant, Dolan prétend la « conserver, et la plus entière possible ». Ce qui appelle deux remarques : la première a trait à la fidélité proclamée du réalisateur, ce mythe de l’adaptation. Or la scénarisation (et sa proximité avec l’original) est pleine de récritures, coupures, interpolations, sans compter les écarts assez nombreux de registres, ceux-ci font certes valoir une langue parlée, mais dont l’oralité n’a plus la sophistication de la scène ; la deuxième, c’est qu’à mesure où se dé-théatralise la langue de Lagarce dans la version filmique, tout en gardant l’essentiel de sa manière sans « édulcorer » ni « banaliser », la théâtralité s’évade vers d’autres composantes du spectacle. Sur ce point, Dolan est explicite par sa non-réponse : « Que l’on “sente” ou non le théâtre dans un film m’importe peu. Que le théâtre nourrisse le cinéma... N’ont-ils pas besoin l’un de l’autre de toute façon ? » Loin de répudier la théâtralité, le réalisateur souligne la complémentarité. En ce sens, la question de la « faisabilité » tient moins à une obéissance stricte ou exacte au texte – et Dolan n’agit pas différemment de bien des metteurs en scène du XXe siècle sur ce point – qu’à une manière de réinventer la théâtralité par l’image, là où on ne l’attend plus ou là l’on semble s’en être détourné. Mais le paradoxe veut que c’est bien à la condition de récrire qu’il y a de la théâtralité – autrement.

samedi 14 décembre 2019

L'OREILLE

Mais l’essentiel est encore ailleurs, c’est que dans le tout premier plan, l’accès au visible coïncide avec une image incomplète dont l’intérêt est qu’elle fait le point non sur le visage mais sur l’oreille du personnage. Si l’on veut, le spectacle s’ouvre sur le champ d’écoute – et ce n’est pas un hasard si le film donne droit d’abord à la trame sonore avant l’image. L’écoute, ce sera la caractéristique centrale de Louis et de son alter ego, Catherine, bien entendu. Ce qu’on voit, et l’on voit d’abord mal, est à entendre. De fait, ce sera la voix de l’hôtesse qui n’est pas située dans son champ de vision auquel Louis répondra. C’est à ce moment qu’il se retourne et nous dévoile son visage. Cette micro-action a une double fonction : l’hôtesse en annonçant la descente et le retour au réel sort Louis des rêveries dans lesquelles il est absorbé, le spectacle est d’abord mental avant d’être visuel ; Louis se renfonce dans son siège et boucle sa ceinture, le récit se poursuit avec changement de plan, plus resserré mais over the shoulder. Le point de vue se transforme, ce n’est plus celui d’un passager anonyme dans l’allée opposée. Louis est vu depuis le rang antérieur : le spectateur occupe le regard de l’enfant, sorte de double du héros. Quand le prégénérique s’achève sur ces mots : « Voyons voir ce qui va se passer » – annonce du récit à venir et spectacle au second degré, ce qui est cadré inversement est une partie du visage, et l’œil du personnage…

JE VOIS MAL

Je parlais de détail la dernière fois. À revoir la séquence prégénérique, qui fait écho au prologue lagarcien, pour n’en garder que certains éléments, amplement coupés ou récrits (une réduction aux deux tiers), ce qui frappe c’est l’entrée en matière – par le sonore avant l’image proprement dit, ce qui n’est pas une nouveauté (voir Laurence Anyways, l’entretien avec la journaliste et les premiers échanges ou encore The Death and Life of John F. Donovan.) Au moins troix axes : les voix d’un espace public, qui se révéle confiné, celui de l’avion, matérialisation du « voyage » et lieu de transition ; le bruit de fond de l’avion ; la voix off du personnage-narrateur qui progressivement domine jusqu’à mettre en sourdine puis neutraliser les deux autres pistes sons. Dans le brouhaha se perçoit le signal du pilotage, la consigne donnée aux passagers d’attacher leur ceinture tandis que la voix de l’hôtesse de l’air de confuse devient claire. C’est autour de cette première minute du film qu’apparaît la première image du film et que s’amorce la musique de Gabriel Yared. La première image s’ouvre alors sur un plan flou et à ce titre se révèle déceptive. Le spectateur doit identifier dans un cadre nocturne et tamisé, qui installe d’emblée une atmosphère grise-bleutée, programmatique pour le reste du long métrage. Or cette image fait ensuite l’objet d’une mise au point mais là encore elle débouche sur un plan coupé. D’une part, le point de vue adopté qui devient celui du spectateur serait celui d’un passager situé sur l’allée opposée – à distance par conséquent ; d’autre part, le plan est coupé, on ne perçoit ni le visage ni le corps en son entier. Ce cadrage qui joue de deux obstacles du décor, à gauche et à droite, a une portée considérable. Loin de voir, le spectateur entrevoit et doit en conséquence compléter. Il me semble que cela est à mettre en rapport avec la remarque bien plus tard de la mère au moment des retrouvailles : « Je vois mal mais cela a l’air beau » à propos de sa coiffure, chose futile s’il en est, mais qui lui sert alors à dissimuler sa fébrilité et son émotion de revoir le fils après tant d’années d’absence. Le spectateur est lui aussi dans cette situation, il voit mal. Cela a évidemment cet autre effet de mettre sur le devant la spectralité de Louis, personnage crépusculaire, qui est en train de disparaître sous nos yeux et ceux de sa famille. Au demeurant, on trouve une deuxième métaphore optique, beaucoup plus proche, dans la séquentialisation : au moment où l’enfant tape une deuxième fois sur l’épaule de Louis, il retient de sa main gauche ses lunettes qui manquent de tomber. Ces lunettes sont à mettre en rapport avec les yeux de Louis qu’il cache bien entendu. C’est bien le souci : du spectateur il est exigé qu’il corrige sa vue, s’ajuste au noir et aux bleutés de la lumière. Mais le rapport entre visible et invisible est d’emblée déterminant.

dimanche 8 décembre 2019

KNIPPER

La culture du détail. Selon l’œuvre. Au cours du duo Louis-Suzanne, le plan qui glisse sur les coupures de journaux dans la version cinéma de Juste la fin du monde. Arrêt sur image : assez pour dire la mythologie – entre fascination et admiration – dans laquelle s’entretient la famille à l’égard du prodige qui, pour l’occasion prend un nom, ce dont il est dépourvu dans le drame (et malgré tout associé à l’univers théâtral de Lagarce : Voyage de Madame Knipper vers la Prusse orientale (1979), pièce montée à la Comédie française en 1982). « Louis-Jean Knipper : hors du temps, hors des lois »  texte élogieux dont les caractères imprimés sont brouillés à l’exception d’un encadré : « Louis-Jean Knipper s’impose, à tout juste vingt-sept ans, comme le grand sachem du mal d’amour et des malentendus modernes » (20’’26’’’). Photo et pose à l’appui. Bien sûr, la rhétorique du dithyrambe journalistique, ses stéréotypes connus ; mais le repli vers la référentialité interne (non sans distance peut-être) : 27 ans, c’est aussi l’âge du réalisateur au moment du film. Surtout, le double registre, « mal d’amour » et « malentendus modernes » – aperçu ou résumé des œuvres de chacun des deux auteurs. Et la catégorie du malentendu est à saisir dans l’optique du silence et de la poétique du silence.

SMILE OF DEFEAT

Réécoute émerveillée de The Goal, extrait du posthume Thanks for the Dance de Leonard Cohen. La grâce d’une phrase qui s’inachève – se met en suspens par sa chute – voix récitée-chantée et voix instrumentales, le crescendo piano en particulier – et elle travaille la durée (à peine plus d’une minute), elle fabrique de l’instant – mais un instant qui fait qu’on désire recommencer peut-être, une phrase qui produit un concentré de finitude, par-delà le sens immédiat ou concret (« I’m going down again / But I’m not alone », « I sit in my chair », « I shine with the chrome », etc.), rapporté à l’individualité de l’artiste (« my smile of defeat »). https://www.leonardcohen.com/video/the-goal

samedi 30 novembre 2019

LA SCÈNE PERVERSE

Il y a aussi une autre lecture possible, fondée sur une astuce perverse. Cette ouverture opère à la manière d’une benevolentiae captatio. Elle installe le spectateur dans le point de vue de Louis, l’oblige en premier lieu à regarder selon sa perspective – visuelle et éthique – sa propre famille, mais le film va s’attacher à découdre cette priorité. Le point culminant en est dans la séquence finale la réponse à l’accusation violente de Suzanne, « Brutal et con en plus ! », la répartie blessée d’Antoine : « Ma brutalité à moi ? ma brutalité à moi ?… » dont la sœur ne perçoit nullement le sous-entendu : « Oui, évidemment, toi... » Cela se dispense de commentaire, mais il s’en dégage un portrait beaucoup plus gris et trouble de Louis, dont la seule présence active les passions, et qui, après douze ans d’absence (reçue comme de l’indifférence), voudrait imposer l’aveu de la mort à la cellule familiale.

L'INVITE AU SPECTACLE

Il me semble qu’un concentré remarquable, et en quelque sorte programmatique, est la séquence pré-générique de Juste la fin du monde dans l’avion : le spectateur est d’emblée embarqué. La tonalité bleue et crépusculaire qui va accompagner pendant 1 h 36 le personnage de Louis. Le double rappel de l’hôtesse de l’air qui se tient pratiquement hors champ : « Nous allons commencer notre descente » et le mot peut s’entendre moins banalement qu’à double sens. Mais il fait valoir la fixité de Louis sur ses pensées – déjà ailleurs, délocalisé – et il y en aura plusieurs rappels : la scène familiale au cours de laquelle Suzanne sort Louis de ses songeries (et de sa relation anxieuse au temps qu’il lui reste pour délivrer l’aveu). Le jeu des plans : over the shoulder ; ¾ dos ; de face, etc., ceci en concordance avec la voix off et la récitation du prologue. Le jeu de l’enfant et des mains qui fera l’affiche du film, et ce motif sera tramé tout au long du film : les deux ballons rouges (allusion au moyen métrage de Lamorisse en 1956) cadrés depuis l’arrière du taxi ; les photographies et commentaires de Catherine ; la jeune fille à la trampoline aperçue derrière la vitre ; les objets évocateurs entassés dans le débarras ; les flashbacks mélancoliques sur les sorties du dimanche, etc. La dernière réplique, tête inclinée : « Voyons voir comment ça va se passer ». Procédé méta qui place Louis en spectateur-auditeur plutôt que dialoguant et adresse-invitation au public – et on le retrouvera dans le duo Suzanne-Antoine : « De toute façon, c’est bientôt fini – Ah bon ? » suivi d’un cut et d’un noir qui placent la séquence finale orageuse de la dispute autour du dessert, tout en laissant la sœur à l’incompréhension de la situation tragique.

ÉCRAN

Lecture dynamisante de J. Cléder et L. Jullier sur l’adaptation cinématographique, et le transfert texte / écran (Champs Flammarion, 2017). On peut partager bien des conclusions, notamment la critique de la fidélité, de nature à la fois technique et éthique, dans le vis-à-vis livre / film, ce qui se trouve également récusé de l’attitude répandue qui prend le passage à l’écran comme « un phénomène inquiétant de dilapidation ou d’altération d’une production originaire » alors qu’il « s’inscrit dans un processus temporel constant de ré-ajustement et de ré-appropriation. » (p. 373), et même de continuation et réinvention. J’y ajoute nombre de lieux communs du comparatisme, et de pertinentes analyses de cas. Le versant plus difficile a trait aux prémisses, la manière dont est exposée la question sémiologique, qui certes acte les nœuds théoriques après tant de travaux – à commencer par ceux de Christian Metz – sans toutefois chercher à les résoudre. C’est le point de départ sur le langage qui en vérité fait défaut (et ce qu’il fait dire de la littérature) : les unités considérées « mot » vs « image », le signe et ce qu’il désigne, et corrélativement : le partage entre signe « symbolique » et signe « analogique ». Voir le chapitre en particulier « Changer de signes » (p. 17-110).

L'EUROPE DE LA CULTURE

Des acteurs culturels à l’échelle européenne. Ce site EUROPEAN LAB lancé par Arty Farty, que m’avait mentionné Enzo Constantin, et dont l’archive me semble vraiment intéressante, en particulier la rubrique des podcasts. https://europeanlab.com.

mercredi 27 novembre 2019

VISAGES

Ceci à mettre en lien avec l’échelle des plans, les techniques de cadrage, de clairs obscurs, de lumière, la revendication de « filmer au plus près des visages » comme réplique à la théâtralité ou à l’effet de télé-théâtre – et cette option est tenue, par exemple lorsque Louis et Catherine se serrent la main (la rencontre dans l'entrée de la maison), on ne les voit pas le faire, on le devine à l’appui du commentaire ironique de Suzanne. « Pourquoi vous vous serrez la main ? » L’intensité éthique, les violences, les mystères, la lecture des intériorités reposent sur cette visagéité. Toute la charge des instants photographiques également.

LES CORPS PARLANTS

L’issue en est « un film qui parle par le corps ». Propos plus complexe qu’il n’y paraît. On serait tenté de le placer immédiatement dans le champ d’une aiesthesis. À un premier niveau, les corps parlants mettent en défaut les mots. Non les échanges, les propos, mais l’ordre des signes. Pour autant, les corps parlants ne condamnent pas les signes au nom de quelques limites négatives. Ils ont la capacité de dire, moins en se dispensant du langage ou en le contournant, qu’avec le langage lui-même. En-deçà de la parole. En ce sens, les corps parlants des acteurs sont les homologues du corps parlant de la spectatrice. Ils tiennent dans les gestes, les regards, les expressions, les postures parmi les plus discrètes voire les plus infimes, et se règlent au maximum sur la physique du comédien. Non au sens où la poétique du silence reposerait intégralement sur la performance ou le jeu, cette poétique doit tout autant aux effets de cadrage et de montage qui donnent à voir ces corps. À un deuxième niveau, le silence est étroitement noué au langage. S’il est vrai qu’il n’est pas une absence de langage, mais d’abord une absence de parole. Les corps se posent en vis-à-vis de la parole, et ont pouvoir de dire aussi bien ou sinon mieux qu’elle. Ils concentrent ce paradoxe que le cinéaste repère chez l’écrivain : « il n’y a rien qui se dit » alors que ça parle sans cesse. Et ce qui parvient à se dire manque ou contourne l’essentiel. Ce qui compte – l’indicible qui échappe ou que laisse échapper la parole – c’est ce que prend en charge le silence des corps-parlants, c’est-à-dire le visible du cinéma, le visible qu’invente le cinéma. Aussi est-ce sans contradiction que Dolan peut revendiquer sa fidélité à la langue de Lagarce, une langue qui dit jusqu’à l’excès et « qui se dédit » (id.) à proportion.

LE TRAVAIL DU VISIBLE

L’anecdote a valeur d’allégorie, elle peut servir de méthode d’analyse ou de mode de lecture. En premier lieu, elle consiste pour l’auteur à élire ou construire le spectateur idéal ou fantasmé, tel qu’il se prend du moins à l’imaginer, parce qu’il serait au plus près du sens de son entreprise artistique. Un spectateur qui serait coupé de la musique, de la bande son, qui n’entendrait pas les dialogues au double sens du terme ; mais qui serait exposé au travail brut de l’image et plus largement du visible (quelque chose qui vient chercher aussi dans la mémoire et l’histoire du cinéma lui-même). Ainsi le handicap se renverse : loin d’être privation et manque il devient aux yeux de Dolan l’instrument d’une compréhension inédite, intime, de l’œuvre. C’est sans doute une compréhension d’abord sensible (il est question plus loin du « cœur »), dont le champ d’incidence concerne apparemment l’émotion. Mais alors que la spectatrice sourde-muette est celle qui se tient devant l’écran plutôt que dans l’écran, sa lecture du film procède en vérité par un regard de l’intérieur. En second lieu, ce travail brut du visible permet de mettre le doigt sur la poétique du silence, qui constitue et le drame et le film. De Lagarce à Dolan, ce qui est au centre de l’exploration artistique c’est très précisément cette articulation entre le visible et le dicible ou l’indicible.

LIRE SUR LES LÈVRES

Ainsi la dernière scène du film est littéralement muette et se joue entre Catherine et Louis, les deux personnages le plus étrangers à la cellule familiale. Tandis que Louis veut occuper la position de l’observateur, et se met à l’écoute des autres, Catherine est aussi celle qui parle le moins : « On ne vous entend pas beaucoup. » C’est sur cette base qu’il convient à mon avis de comprendre l’anecdote que Dolan livre de la lecture de son film à l’occasion d’un entretien sur RDI https://ici.radio-canada.ca/info/videos/media-7603414/xavier-dolan-nous-parle-de-juste-la-fin-du-monde: « Le principal courant du dialogue du film est dans le silence puis dans le regard. Il y avait une jeune fille sourde et muette qui est venue voir le film à Bordeaux ou à Toulouse, je ne sais plus […] : “Je suis désolée de ne pas pouvoir vous communiquer vocalement mon appréciation du film. J’ai ressenti de grandes émotions en regardant les personnages.” Moi je lui ai dit à la fin : “Ben, dans le fond, vous ne pouvez pas me parler, vous ne pouvez pas m’entendre, mais en même temps vous êtes probablement le public le plus apte à recevoir ce film qui parle par le corps et par le cœur plus que par les mots.” Parce que, dans ce film-là, il n’y a rien qui se dit. […] Parler, pour finalement tout dire, sauf ce qui compte. »

UN DOIGT SUR LES LÈVRES

De ce côté, certains fils se plaisent à se nouer et dénouer. D’abord cet entretien, donné par X. Dolan à RDI (émission 24 / 60 – septembre 2016), qui ne se contente pas de résumer l’essentiel du drame lagarcien : « quand on doit dire l’indicible », mais en propose plus efficacement une allégorie à travers l’anecdote d’une spectatrice sourde-muette assistant à l’une des projections en France, j’y reviens ensuite. À coordonner avec cette double entrée du texte et du film. La première, la longue tirade d’Antoine à la scène 3 de la deuxième partie, qui a précisément disparu du film de Dolan : « rien jamais ici ne se dit facilement » ; l’autre propre au film, l’échange final de regards (champ-contrechamp) entre Catherine (Marion Cotillard) et Louis (Gaspard Ulliel) suivi du geste, le doigt sur les lèvres en guise de requête, celle du silence, auquel consent Catherine : une séquence absolument inexistante chez Lagarce. On peut la trouver emphatique, trop éloquente. Il reste que l’enjeu qui réunit les deux œuvres est sans équivoque possible le silence. Mais il n’a pas la même valeur. La phrase d’Antoine (version Lagarce) met l’accent sur la difficulté voire les empêchements à dire, mais ces obstacles répétés sont la preuve d’une tentative sans cesse renouvelée de dire, à la fois recommencée et empêchée, d’aller vers l’exactitude, de trouver le mot juste qui traduise la pensée, l’émotion, l’état de chacun. Le geste de Louis (version Dolan) referme ce drame de la parole. Le cinéma a bien compris que toute la pièce était destinée à une problématique du langage, mais le film se referme sur la maladie et la mort. Le doigt sur les lèvres ressortit à une intimation, il consigne un contrat du silence entre les deux personnages, quitte à réprimer la vérité, à refermer les blessures familiales sans être capables de conjurer l’issue tragique de l’histoire. Les deux perspectives sont pratiquement opposées. Mais elles procèdent de la même expérience.

SPECTRE

L’anxiété de cet interminable automne, chaotique, qui me tient loin de l’écriture courante et traversière, incapable d’honorer la logique calendaire comme à mon habitude ; le spectre de la maladie qui tombe, inélégante, grossière, sans même avoir la politesse de se présenter, et dont j’ignore la mesure imaginaire, les proportions réelles, à coups de rendez-vous et de tests ; ou ce qui rôde en elle du nom poétique dune constellation ; enfin, l’ironie de la lecture, celle de travailler Juste la fin du monde, propice à tous les fantasmes.

lundi 11 novembre 2019

RISQUE


Sortie polémique de Martin Scorsese dans le New York Times (4 novembre 2019 : « I Said Marvel Movies Aren’t Cinema. Let me explain »). Il n’aura certes pas été le premier. Ni sûrement le dernier. Ce n’est pas tant la dénonciation d’une expression entièrement assujettie au divertissement, des produits graphiques stéréotypés comme des récits manufacturés et standardisés – le consommable de l’image ; ni même la structure dualiste mise en place – dont les fondements sont moins culturels qu’économiques ou le sont les uns par les autres, réciproquement : « The situation, sadly, is that we now have two separate fields: There’s worldwide audiovisual entertainment, and there’s cinema. » – et les impacts diversifiés, variables, des ressources en production aux salles de projection. L’intérêt de la tribune tient au lieu même de la critique, portée par une œuvre personnelle assurément, à ses termes (d’où elle parle). De Bergman à Hitchcock en passant par Sam Fuller, Kenneth Anger, Claire Denis ou Jean-Luc Godard, etc., l’enjeu est une « art form » tournée vers « the unexpected » : « something absolutely new and be taken to unexpected and maybe even unnameable areas of experience. » À l’inattendu qui travaille les bornes du visible et de l’invisible, correspond le sentiment de révélation : « For me, for the filmmakers I came to love and respect, for my friends who started making movies around the same time that I did, cinema was about revelation — aesthetic, emotional and spiritual revelation. » Dans tous les cas, c’est la catégorie du risque que Scorsese remet au premier plan – celle qui fait défaut à la majorité des fabrications cinématographiques, le modèle Marvel étant l’une des plus rentables et des plus caricaturales à cet égard : « the gradual but steady elimination of risk. » Au lieu de quoi le règne des franchises est le fait de « talented people » et d’« artistry ». Nuance capitale. Le risque entraîne – au cœur même d’une entreprise dont Scorsese sait – et rappelle qu’elle est collective et coopérative – une signature ou « the unifying vision of an individual artist » s’il est vrai que « the individual artist is the riskiest factor of all. » D’où cet ironique paradoxe : « I suppose you could say that Hitchcok was his own franchise »…


dimanche 27 octobre 2019

LA VALEUR DU TEXTE

On peut lui ajouter ce niveau de complexité en mesurant la question aux controverses contemporaines sur le post-dramatique. Ce rappel au paradigme dramaturgique gouverne néanmoins un primat du récit (pourtant souvent mis à mal dans les pièces), du texte et de la langue. « Je viens du livre. Je viens de l’analyse du texte, de la virgule et de la ponctuation. Fréquemment, en cours de répétitions, les acteurs me demandent, lorsque je leur parle de leur personnage : « Où vas-tu chercher tout ça ? » (Tout ce que je leur raconte). Mon propos n’est pas fait d’eau tiède. J’ai étudié la sémiologie, la linguistique, la philosophie. Je viens de la valeur du texte. Je m’intéresse à la signification du signe et du code. » (p. 22). De la signification à la valeur, du livre à ses détails les plus matériels et infimes, c’est à la poétique concrète des œuvres que s’adresse le travail de direction.

LE SPECTACULAIRE, LE DRAMATURGIQUE

Un contrepoint capital dans la discussion autour du metteur en scène comme « meilleur agent du pouvoir », et « réinsertion de l’art dans le fonctionnariat » (p. 150) est ce que la sujétion étatique et la pression économique mettent au jour : le théâtre aussi bien que l’administrateur-créateur est « isolé », et sans pouvoir atteindre un public qui le ferait vivre ; et bien souvent « la première victime du prix du “spectaculaire” qui remplace un discours dramaturgique spécifique très souvent absent » (p. 151). Cette analyse doit être évidemment coordonnée par ailleurs à l’entretien avec Jean-Michel Potiron (1994) qui ouvre Mes projets de mises en scène, même s’il ne s’agit pas du même niveau de débat. Il reste que l’accent est mis sur la dramaturgie, à l’œuvre selon Lagarce dans la génération précédente (Planchon, Sobel, Chéreau), plus que sur un théâtre de l’image (décliné pour partie chez Lavaudant). Ce que cela implique : la relation entre le spectaculaire et l’image. Ce qu’inversement la proposition selon laquelle « l’image vient du texte » (p. 20) dit des notions de spectacle et de spectaculaire, en les dissociant.

L'OPPOSITION DISCIPLINÉE

Il me semble que cette injonction éthique du créateur – écrivain, dramaturge, metteur en scène, acteur dans le cas de Lagarce – sorte d’artiste complet et variable en quelque sorte – déplace les termes mêmes de la conclusion du parcours par ailleurs intéressant de Théâtre et pouvoir en Occident (Les Solitaires intempestifs, 2000). Lagarce perçoit bien sur la période immédiatement contemporaine la « mise en institution de la subversion », le travail post-68 de « récupération » (p. 157). Il pointe déjà le phénomène avec lequel il sera aux prises dans les années 80, l’élan de « la décentralisation française » et ses effets d’« opposition disciplinée » (p. 158). Il s’y énonce au moins cette lucidité, que les formes du pouvoir qui s’exercent sur le théâtre et de l’intérieur du théâtre, à commencer par la figure du metteur en scène, créateur mais aussi administrateur (en dépendance de la logique économiste des subventions), est loin d’avoir disparu. Lagarce parle de conscience de cet effet d’institution et de peser sur le « maximum de possibilités de décalage existant entre le discours institutionnalisé et un discours de subversion, pris dans ces mêmes structures » (id.) C’est à cette idéologie – circulaire et datée– de la subversion, ou du rapport subversion-institution, que se soustrait l’injonction éthique et critique de l’incertitude et de l’inconnaissance : aller son chemin.

LE LIEU DE L'INCONNAISSANCE

Dans l’écriture même des éditoriaux – ceux du Théâtre Granit en particulier – là où se déploie par syncopes le double mode de l’énumération et de l’injonction à soi-même, aux autres – le même objectif : « aller son chemin » (p. 7), leitmotiv – même si ce chemin on ignore comment il est balisé, à quel événement il est destiné, par quels détours, épreuves ou obstacles nécessaires on le traverse. Ce mouvement dynamique exposé à l’inconnu se trace comme régime négatif et privatif : « Se méfier de toutes les certitudes. Continuer à avoir peur, être inquiet, ne jamais être sûr de rien. » (id.) Moins ascèse qu’un état de dépossession, et en premier lieu de dépossession d’un savoir sur l’art, sur la société, sur la vie, ce qui devient la condition de résistance et de critique voire de désobéissance aux discours qui habitent et pensent les sujets, chacun, tous, côte à côte. L’invention ou la réinvention est à ce prix-là : « Éviter toujours ces mots-là, « le consensus », « la conjoncture », « les synergies », on a beau avoir fait des études, ces mots-là, on ne les comprend pas, on les laisse. » (p. 8). D’où la vitalité pour ce faire du rire et de l’ironie. Le théâtre conçu comme lieu de l’incertitude est ce qui met en état d’inconnaissance – c’est à ce titre qu’on peut aller son chemin. 

lundi 21 octobre 2019

ALLER SON CHEMIN

Au départ, le travail obsessionnel sur soi (sur ses origines aussi probablement), de ce que JLL appelle le « luxe » – ce surplus de privilège tourné vers « l’insouciance » (p. 44) – le beau et l’inutile alors que vont les horreurs du monde – l’ordre de la mauvaise conscience du créateur ; ce qui repense ensuite les lieux communs de l’engagement – ses variantes post-sartriennes, désorbitées de leur économie théorique première, et souvent rebattues dans ces années 80-90, mais adressés particulièrement au théâtre aux prises immédiates avec la société. Ce qui leur est opposé – la résistance éthique : « aller son chemin » (p. 45). Et dans le cours du monde, la difficulté majeure est de savoir « comment » (id.). L’expression est plusieurs fois invoquée par l’écrivain. Aller son chemin n’est possible que pour qui tient l’art au rang de « questionnement » et non de « réponse », de ce qui fait et défait « la maison commune de notre citoyenneté » (id.)

SCÈNE DE VIVRE

Ce sont ces intensités partageables qui font que « dire aux autres » ou « redire aux autres » ne ressortissent pas uniquement à une parole destinée ou adressée, que la scène du dire est scène de vivre – c'est-à-dire instauratrice d’un ensemble qui fait le théâtre « être dans la Cité » (p. 40).

LES INTENSITÉS PARTAGEABLES

Et puis la nudité et le dépouillement de l’acte dramatique, cette parole adressée – « dire aux autres » (id.) – acteurs, spectateurs, lecteurs, selon la polyphonie constitutive du théâtre, l’étendue des destinataires, ce qui justifie le jeu– la parole-corps en vertu d’un répertoire de situations, d’émotions et d’expériences dans ce qu’elles révèlent de plus fragile, de plus précaire ; ce qui justifie corrélativement la pulsion d’écriture : « s’avancer dans la lumière et redire aux autres, une fois encore, la grâce suspendue de la rencontre, l’arrêt entre deux êtres, l’instant exact de l’amour, la douceur infinie de l’apaisement, tenter de dire à voix basse la pureté parfaite de la Mort à l’œuvre, le refus de la peur, et le hurlement pourtant, soudain, de la haine, le cri, notre panique et notre détresse d’enfant, et se cacher la tête entre les mains, et la lassitude des corps après le désir, la fatigue après la souffrance et l’épuisement après la terreur. » (id.) Tout ce qui devient – fabrique une physique du plateau, centrée décentrée par le corps-parole, capable de créer des intensités partageables. 

LA FORCE EXACTE

Traversées lagarciennes – jusqu’au Pays lointain. De nouveau, dans Du luxe et de l’impuissance, cette très belle page qui ramasse en quelque sorte la démarche d’écriture, l’humilité de l’entreprise littéraire et dramatique – c’est-à-dire l’exercice de la lucidité par l’auteur sur sa propre pratique d’abord : « raconter le Monde, ma part misérable et infime du Monde, la part qui me revient, l’écrire et la mettre en scène » (p. 41). Et cette précision capitale plus loin : « Montrer sur le théâtre la force exacte qui nous saisit parfois, cela, exactement cela, les hommes et les femmes tels qu’ils sont, la beauté et l’horreur de leurs échanges et la mélancolie aussitôt qui les prend lorsque cette beauté et cette horreur se perdent, s’enfuient et cherchent à se détruire elles-mêmes, effrayées de leurs propres démons. » (id.) L’expression centrale tient à cette « force exacte », celle qui habite et fait les sujets. Ce pourrait être aussi la meilleure définition de ce qu’est un personnage de théâtre. Il y a plus : ce que « exact » et « exactement »  marqueurs récurrents de l’œuvre ont en commun avec le je-ne-sais-quoi et l’indicible – cet essentiel évité, contourné, tenté, difficilement circonscrit – qui n’a d’autre nom que « ça » ou « cela » et ce couplage est constant dans les pièces, il en devient un tic d’écriture. Mais il a trait à ce qui indéfiniment suscite cette parole, laquelle s’auto-corrige, se reprend, se détourne et se retourne, en défaut comme en excès d’elle-même, apte à déterminer les uns comme les autres à se taire, à écouter et à échanger.

dimanche 6 octobre 2019

LA PART DE L'AUTRE

Cet oxymore qui soustrait l’acte de création – quel qu’il soit – comme acte de culture – potentiellement – est très précisément ce qui l’invente ; et soustrait la société à la logique passéiste du patrimoine, elle replace le questionnement au présent au nom de ce qui est en cours et en devenir, qu’il faut bien accepter – risque et vérité – ; sans cela il n’y pas d’événement artistique, il ne se passe rien ; si bien sûr : la répétition du même. Demain coordonné à l’énonciation en cours déplace l’idée même de patrimoine, l’accumulation des forces et des valeurs. Cela suffit pour dire que demain ne consiste pas à se détourner d’hier – nullement – ce que les réactionnaires de tous poils, accrochés à l’héritage – peinent à comprendre ; le demain de l’art est la condition pour qu’une société et une culture se fassent. Lagarce appelle cela plus loin « la part de l’inconnu » et « la part de l’autre » (id).

LE PATRIMOINE DE DEMAIN

Nouvelles pérégrinations dans les textes de J.-L. Lagarce. Du luxe et de l’impuissance, 2008 (Les Solitaires intempestifs, 1995), volume d’articles et d’éditoriaux. Très beau texte, incisif, juste sur les lieux de création – en premier lieu du théâtre, mais pas uniquement, en vertu de cette extension à la société, à la culture et même au politique – et l’expression dramatique de nature résolument collective représente la position critique la plus en phase sur de telles questions. Ce que leur fait l’art (à la société, à la culture, etc.) Et par-delà l’acuité de l’analyse et le sens de la trouvaille, une parole tournée vers l’avenir : « Une société, une cité, une civilisation qui renonce à l’Art, qui s’en éloigne, au nom de la lâcheté, de la fainéantise inavouée, le recul sur soi, qui s’endort sur elle-même, qui renonce au patrimoine de demain, au patrimoine en devenir pour se contenter, dans l’autosatisfaction béate, des valeurs qu’elle croit s’être forgées et dont elle se contenta d’hériter, cette société-là renonce au risque, elle s’éloigne de sa seule vérité, elle oublie par avance de se construire un avenir, elle renonce à sa force, à sa parole, elle ne dit plus rien aux autres et à elle-même. » (p. 19)

mardi 1 octobre 2019

HENRI MESCHONNIC : ÉLOGE D'UN "MARGINAL MAJEUR"



Conférence d’ouverture, sous la forme d’une conversation avec Youlia Maritchik-Sioli, à l'occasion du colloque international qu’elle a organisé à Moscou les 26 et 27 septembre 2019 sur le thème Henri Meschonnic et la modernité : quel héritage intellectuel ? 

lundi 30 septembre 2019

LE GRAND HOMME

Au loin, le grand événement de l’automne : la France en deuil. Éplorée, elle se recueille, comme le veut la formule consacrée. Génuflexions et oraisons. Évidemment, je n'ai pas la manière de Malraux pour le dire. Mais quand même : le pays perd un « grand homme », celui qui, du ministre au président, savait l’art de taper-sur-le-cul-des-vaches et s’en faisait des campagnes politiques – c’est le cas de le dire. La religiosité républicaine me rend décidément hargneux. La France tout en contraste. Le quai Branly, soit ; mais aussi : la loi sur les bienfaits de la colonisation en 2005, plus exactement « portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés », le fameux rôle positif de la présence française en Afrique du Nord, dans les DOM-TOM, etc., article controversé et abrogé. Ou comment venger cette vieille France qui a perdu – cette France que Koltès dans sa pièce appelait le « désert ». Celle qui fait vomir.

L’ŒIL DE L’ÉTRANGER

De fait, si le narrateur hésite entre l’inclusion et la distance, ce n’est pas qu’il constate un principe insurmontable de division mais plutôt qu’il se sent comme un « homme étranger à nos luttes et à nos aspirations qui, tombant tout à coup au milieu de nous, peut regarder d’un œil impartial notre ville devenue, par un blocus impie, mystérieuse, impénétrable. » (p. 825). En même temps, il y a cette valeur extensive – politique du « nous ». L’étranger est une position discursive ; il autorise à regarder autrement et à questionner les perceptions, encombrées de représentations, d’idéologies, de préjugés, préjugés de classe notamment – d’où les injonctions : « si vous regardez bien », « à bien y regarder » (p. 819). C’est-à-dire que l’œil réapprend à voir pour comprendre, et quand il est parvenu à comprendre achève de mêler narrateur et lecteurs à la collectivité : « Approchez-vous des groupes, écoutez » (p. 820). Et ce faisant, il ouvre un espace possible d’interlocution comme il reconnaît réciproquement le droit du peuple à la parole dont ce dernier était jusque-là privé. La dignité qui consiste pour ces assemblées douvriers à s’entretenir désormais de « choses graves » (id.) entraîne non l’équivalence mais l’égalité : les ouvriers échangent « sur des problèmes qu’avaient abordés les seuls philosophes » (id.), l’homme de savoir et de culture y perdant par conséquent son privilège. Un tel changement s’explique par ce paradoxe que l’étranger est aussi, et simultanément, indigène, il est une partie du nous.

EN CONNAISSANCE DE CAUSE

Il reste que s’il mêle sa voix propre à la choralité, le narrateur du tableau assume un récit dont il se détache sans cesse. Tous les indices contribuent à montrer – le pitre sur les tréteaux ou le sermon socialiste dans l’église saint Nicolas-des-Champs – que le signataire écrit pour le peuple sans être du peuple. La révolution s’opère, et se raconte, en connaissance de cause — “soyons francs.” (p. 820), — c’est-à-dire en dépit ou en raison même des écarts entre les habitus, des divergences de perception, de condition ou de classe, des réticences doctrinales à l’exemple de Robespierre, héros des blanquistes, dont la radicalité s’accommode mal du rire, aux racines par ailleurs de la culture populaire selon le tableau.

jeudi 26 septembre 2019

AINSI

Dans cette choralité se dessine néanmoins un écart entre le concret individuel, le passant est le personnage exemplaire du quidam, et un collectif abstrait à mi-chemin du droit et de la philosophie, la Liberté. C’est dans cet entre-deux probablement que peut advenir un sujet – peuple peut-être – singulier commun, singulier collectif qui n’est rien d’autre que d’être « ainsi », qui se définit par sa modalité d’être, obstinément.

QU'IMPORTE !

Ce qui peut-être dans le tableau porte le mieux la logique de la grandeur, c’est le dialogue, condensé sous l’espèce d’une scène de rue, qui remobilise le forum, le corps de la cité, autour de l’arrivée des nouvelles, venues de l’extérieur – et l’article de journal évoquant les journaux, inutile de souligner le rôle de la presse pendant la révolution de 71, chantier plusieurs fois exploré : 

« Que se passe-t-il?
— Issy est pris!
— Qu’importe!
— Vanves est sérieusement menacé!
— Qu’importe!
— Versailles attaque cette nuit!
— Qu’importe!
— Il y a des traîtres dans les murailles!
— Qu’importe!”
Qui interroge? Le passant. Qui répond cela?... La Liberté.
C’est ainsi depuis mars. Paris est la ville terrible. Le canon lui est égal. » (p. 816)

La question de l’événement est inséparable des rumeurs et des faits, elle se place entre « que se passe-t-il ? » et « le passant » – figure qui n’est guère élogieuse chez Villiers. Voir Chez les passants. Mais aussi La Révolte : le passant fait partie des gens sérieux ; graves. Non qu’il se limite au bourgeois et à Tribulat Bonhomet, on en trouve sous la blouse aussi selon Villiers. Mais le passant qui n’est ni le militant ni le combattant apparaît dans l’œuvre aux antipodes de l’utopie poétique ou politique. La clausule très hugolienne – enracinée dans le goût de l’antithèse – (qui interroge ? qui répond ?) laisse croire à un principe de binarité. En vérité, elle déplie un principe de choralité. Et la réponse en l’occurrence est chaque fois la même. Le « qu’importe ! » annule tout : colère, indignation, panique, tout le répertoire passionnel. Énonciation et geste à la fois, parole impersonnelle, il prend le statut de réplique sublime. Celle-ci s’établit non dans les faits – l’imminence de la défaite – mais dans les principes : s’il en est ainsi depuis mars, il n’y a aucune raison pour que cela ne dure pas. 

L'ÉPOPÉE VUE D'EN BAS

Encore un point : sur l’articulation entre l’épopée et la grandeur. D’un côté, elle reste conforme à l’argument de Hegel, dont Villiers a été fervent lecteur – et Hegel reprend cette proposition aux classiques, selon quoi donc la manière grande ou la grandeur de manière est la seule acceptable ; la manière étant par définition entachée de caractéristiques particulières et accidentelles, celles empiriques d’une subjectivité – l’éclipse des marques énonciatives. Et cette grandeur s’accorde avec le genre de l’épopée. De l’autre côté, le tableau redéploie ce sens de la grandeur dans l’ordre de la petite vie : la grandeur de manière n’a pas sa place dans les « hauteurs épiques » de Montmartre, la « citadelle suprême », icône de la Commune depuis le 18 mars et l’affaire des canons ; mais « en bas, là où l’on chante » (p. 824-825). Moyen de conjurer la mort bien entendu par l’allégresse et l’insouciance. Mais comme pour le rire et sa filiation rabelaisienne (dont les héros sont parodiquement gigantesques…), l’épopée s’opère par immersion dans la culture populaire – dont la parole – et le modèle de la chanson le décline – se voudrait anonyme et collective. 

LA PAROLE COMPROMISE

À poursuivre jusqu’au bout le raisonnement, on découvre plusieurs lignes. Le passage par Baudelaire est central – il soutient la lecture politique d’un poète qui a eu maille à partir avec le régime impérial ; il replace dans une historicité autre ce que faisait l’auteur des Fleurs de Mal en ce temps de « grève des événements » (Baudrillard) qu’avait instauré le césarisme ; il prend à contretemps ou tente de gagner du temps sur l’issue inévitablement tragique de la révolution socialiste. Et il importe de le souligner d’autant plus que Baudelaire n’est pas nommé. Celui qui l’est c’est Hugo ; au moment de décrire la colonne, le texte s’abrite certes sous les vers de Châtiments, emblème de la littérature d’opposition ; mais il cible narquoisement l’éloge de la colonne dans les Odes et Ballades. Autre stratégie du contretemps, qui rabat le désormais poète de la République au niveau du « refrain d’une vieille chanson » (p. 818), « La Colonne » d’Émile Debraux, rival de Béranger. Ce qui pose en retour la question de la parole littéraire et de ses compromissions politiques.

NOUVEAU TABLEAU PARISIEN

Ce motif de la grandeur, je ne l’invente pas. Il est très Villiers, dans la manière de Villiers. Il a été repéré, et souligné par les éditeurs ; mais où se place-t-il ? Des tableaux, du Siège, de Paris, etc., il y en a plein dans le dernier tiers du siècle, le genre lui-même a une histoire et il est qualifié dans les dernières lignes de l’article d’« esquisse ». Mais il est non moins manifeste qu’il s’ajoute aux « Tableaux parisiens » de Baudelaire. D’où l’importance de l’indice liminaire autour de la Révolte. Signe vers le drame représenté un an auparavant par Villiers, peut-être ; allusion non moins à cette autre section des Fleurs du Mal, dans laquelle figure « Abel et Caïn » – variation mythologique et métaphysique sur la lutte des classes et la répression de Juin 48. Et s’il fallait s’en convaincre, le texte évoque lumineusement “exil”, “pontons” et “colonies lointaines” (p. 817). D’une révolution à l’autre, il y a cependant transfert d’une propriété capitale, attachée à la grandeur, celle de l’épique et de l’épopée. On est du côté des « Tableaux » et du Spleen : l’épopée de la petite vie – l’héroïque n’est pas dans les combats, jamais décrits, au mieux évoqués à travers l’arrivée des journaux et des nouvelles. L’héroïque est dans la petite vie de l’homme ordinaire, d’où le raccord vers les sermons révolutionnaires dans les églises, les cafés chantants, les théâtres, etc. 

DE LA GRANDEUR

Il y a deux conséquences à l’énoncé de ce problème, il me semble. Le premier est à la fois historiographique et politique, et on s’explique ainsi la longue description vengeresse de la colonne Vendôme, dont la démolition le 16 mai précède immédiatement la publication du tableau. Le texte descelle ironiquement de son socle, et désacralise, le « grand homme » de sa « position olympienne » (p. 822) dans l’histoire, et en premier lieu l’Empereur, ce qui cible par ricochet l’homme de Sedan qui a retouché la colonne en 1863 – confirmant ainsi l’antibonapartisme de l’esprit communaliste. Mais il y a plus : s'il s’agit de voir les bas-reliefs et les légendes du monument mais de les considérer d’en bas, depuis l’humble et l’ordinaire. Et la chute annoncée par le décret du 12 avril 1871 qui dénonce dans la démesure de la colonne une forme d’hybris, l’essence de la force brute, et une insulte permanente des vainqueurs aux vaincus, est symbolique de ce retour à l’horizontalité à revers de la transcendance écrasante du pouvoir. La deuxième conséquence est que cette destruction redonne à penser la question même de la grandeur – précisément dans le champ d’immanence des acteurs sans noms.

SPARTACUS

On en tire logiquement cette inférence qu’au lieu d’attribuer des séries d’événements à des noms propres et plus encore à des noms illustres, le récit que dresse le tableau s’attache au « travail inaperçu » d’êtres innommés, obscurs ou ordinaires, des « inventeurs inconnus » pour reprendre Jacques Rancière dans les Noms de l’histoire (1992, p. 15). Il reste que ces inconnus sont aussi, et par avance, vaincus ; entre le 17 et le 24 mai, la défaite devient imminente. Le 24, la moitié de la capitale est occupée par les troupes versaillaises. On ne saurait rêver coïncidence idéale entre l’écriture et l’événement. Sur cette base, le tableau se met en quête d’un autre sujet de l’histoire, qu’il se représente d’abord sous les traits de « l’esclave-peuple » — les nouveaux « Spartacus » (Villiers, p. 817) en lutte contre la République bourgeoise. Lieu commun s’il en est de la littérature communaliste, par ailleurs très présent dans la tradition marxiste, l’assimilation de l’esclave romain et du prolétariat moderne. À titre exemplaire : le roman historique de Benoît Malon, paru deux ans après les événements, Spartacus ou la guerre des esclaves. Il reste que si les nouveaux Spartacus ont su mettre fin à leur assujettissement, c’est moins cependant en vertu de cette nécessaire nécessaire puissance de révolte que l’auteur reconnaît un tel sujet qu’à « quelque chose de grand » qui habite la « cité guerrière artistique et marchande », capable d’engendrer « l’imprévu » (p. 824).

L'ÉNONCIATION INDIVIDUÉE

C’est-à-dire : il n’y a pas renoncement à une énonciation individuée, c’est certain – (“je vous avertis […]” p. 819) mais recul, discrétion, effacement – le je est prêt à se confondre avec des marqueurs collectifs récurrent tels que “nous” et “on”, de sorte que l’instance se dérobe régulièrement derrière le “curieux spectacle” (p. 827) de l’histoire. À ce retrait du je répond régulièrement “le murmure confus de la foule” (p. 817) à travers les figures vagues ou massives de “quelque Rose-Croix […] revêtu de ses insignes mystérieux”, moyen subtil toutefois pour l’écrivain Villiers (en admettant cette hypothèse de lecture) de rappeler sa descendance et le rôle de conciliation politique des Francs-Maçons (leur intervention du 29 avril 1871 à Neuilly notamment), de “très vieilles femmes, revêtues d’un deuil tout neuf”(p. 817), sans exclure les rôles et les types, des “assistants et orateurs sévères et convaincus” (p. 819) du club du IIIarrondissement aux bourgeois, réfractaires, factionnaires et autres gamins de Paris.

L'ÉVÉNEMENT SANS AUTEUR

En vérité, ce qui frappe, et m’a longtemps échappé, c’est le continu qui unit dans ce tableau le régime pseudonymique (qui s’explique en premier lieu pour des raisons de prudence politique) et l’anonymat des personnages ; il y a un peuple et une foule, des individus et des groupes, mais pas vraiment de décideurs, d’orateurs ou de responsables, genre Delescluze, Vallès, Grousset, Rigault. Il convient de commencer par cette problématique du nom propre, parce qu’elle amorce celle de l’individuation collective au cœur de la révolution. Or les noms propres, soit à titre élogieux soit à titre satirique ou polémique, sont en priorité réservés à ceux qui ont faitvoire écritl’histoire du long XIXesiècle, de Danton, Robespierre et Napoléon à « l’homme de Sedan » (Pléiade, t. II : 818) en passant par le ministre Ernest Picard—comme aux glorieuses autorités de la littérature passée et présente (Homère, Hugo, Milton, etc.) En regard, la Commune est un événement sans auteur – ou en quête d’auteur.

UN SIMPLE TEXTE

La peine et le temps, qui m’ont rendu quelques jours silencieux ici, à tenter de dénouer et renouer les fils autour du Tableau de Paris, attribué à Villiers de L’Isle-Adam. Ce que modestement peut faire un simple texte, par la perplexité qu’il provoque. La difficulté première est le legs de l’histoire littéraire, le statut complexe qui entoure le texte : est-ce de la main de Villiers, une collaboration Villiers-Mendès, etc. À qui, et à quoi, ressemble le texte ? Mais de quel modèle exactement parle-t-on ? On peut également spéculer sur le pseudonyme Marius, en lien avec le dieu Mars et par conséquent la guerre civile, par une voie philologique incertaine et fragile, ou encore en y voyant une allusion au Marius Pontmercy des Misérablesélevé dans les valeurs monarchistes par son grand-père Gillenormand et hanté par le souvenir du père mort à la bataille de Waterloo, avant de rejoindre sur les barricades de 1832 ses amis de l’ABC. Ce qui s’accorderait avec l’hugolisme effréné de l’auteur selon l’éditeur Sao Maï. Du moins le processus référentiel est-il ouvert. 

samedi 31 août 2019

RÉSISTANCE

Cette autre réflexion qui vient au long du travail, l’intérêt durablement porté – même si les questionnements et les objets s’en sont progressivement éloignés depuis plusieurs années – à la littérature française d’opposition sous le second Empire. Sans se commettre dans un comparatisme absurde, à coups d’anachronismes inévitables, il y a ce terrain commun en dernier lieu pour les mécanismes de contournement et de détournement, les phénomènes de résistance, ou ce que Michel de Certeau a envisagé sous le terme de tactiques – plus d’un élément en tous cas à adresser à notre présent. À terme, ce travail ressortit probablement à une politique de la lecture – et plus.