Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

jeudi 25 mai 2023

LA LEÇON MANQUANTE

    Dans la gauche néo- qui est avant tout une gauche rétro-, l’élément remarquable (et en soi compréhensible) est la résistance (viscérale) au commun assimilé à l’un – à l’homogène et à l’hégémonie – de possibles effets de pouvoir. Obsession foucaldienne – qui n’est pas la meilleure théorie en fait d’action. Elle cultive pas mal d’ambiguïtés à ce sujet. L’autre aporie est celle qui est résumée par Cusset : comment sortir la minorité de son état vers le commun ? Question absurde – apolitique – en soi. Car la minorité n’est jamais destinée qu’à être une minorité, elle ne veut et ne peut rien d’autre. La leçon manquante, et le lien entre le commun et le multiple, le commun pensé comme multiple, cela passe plus par De Certeau, Agamben, etc. L’ontologie historique-politique de la manière. L’historicité du singulier contre les singularités essentialisées.

VOMIR

Rarement le politique m’aura mis en cet état de crise intérieure. Je l’ai toujours tenu en lisière avec beaucoup de méfiance. Mais l’état du monde me donne envie de vomir ces temps-ci. Hoquets. Sans parler du débat public. Je serais tellement tenté de ne plus rien dire que l’inessentiel et de fermer ce blog qui n’a peut-être que trop durer (depuis 2016 quand même...), outre qu’il est inutile et ne sert qu’à moi. Un soulagement, même si c’est impossible au plan éthique. Mais très franchement. La bouée est peut-être dans l’humour. Cette remarque d’Henri Meschonnic, me chapitrant ironiquement sur mes juvéniles indignations (souvenir) : « Il ne faut jamais dire mort aux cons, Arnaud. On en a toujours besoin ». C’est une sagesse comme une autre après tout. Et comme toutes : à sa manière désabusée, mais efficace.

REPÉRAGES

 D’abord, Murielle Chatelier, « Le business de l’antiracisme » (La Presse, 25.05.2023), le discours (ou contre-discours) commence à avancer en ce domaine ; ensuite, le numéro 15 en ligne de Circula – revue d’idéologies linguistiques, « Regards linguistiques sur les mots polémiques » (dir. Geneviève Bernard Barbeau & Nadine Vincent), exactement ce que je cherche depuis un bout de temps : des études sur « woke », « racisme systémique », « Indien/Autochtone », etc. J’aimerais trouver l’équivalent côté anglo-canadien ou américain. Chute libre, en revanche, du côté de la Grammaire pour un français inclusif de Dupuy, Lessard, Zaccour : rare concentré de sottises et d’incompétences étalées (avec arrogance en plus), sans parler des approximations sur l’histoire de la langue française, confusions méthodologiques et même métalinguistiques, « radical », « déclinaison » et « racine » utilisées en morphologie dérivationnelle, primat du communicationnel, « outils » et « stratégies ». Enfin, au chapitre du charlatanisme intellectuel, dans le même registre, le volume de Raphaël Haddad aux éditions… Le Robert, geste éditorial signifiant : L’Écriture inclusive, et si on s’y mettait ? – avec les contributions notables de politistes (Clément Viktorovitch), de sociologues (Réjane Sénac), d’écrivains (Marie Darrieussecq), de littéraires (Éliane Viennot), de linguistes qui se présentent comme expérimentales (Céline Pozniak), sans oublier le paradigme communicationnel managérial-entrepreneurial, bien évidemment. Toujours intéressant de voir la langue et les regards sur la langue en révélateurs des modèles politiques de l’individuation, des imaginaires qui les accompagnent, notoirement de la question du commun et des minorités. En lisant cette manière de solder l’exigence minimale des savoirs, on ne peut s’empêcher de penser aux belles années de Tel Quel et du maoïsme fleurissant. D’emblée datées. Néo-post-gauche très darrière-garde. Les droites ont un magnifique boulevard devant elles, cest déprimant. 

LA CULTURE MYTHIQUE

   Non moins intriguant le développement de l’auteur de la proposition de loi 1199 contre la réécriture idéologique des œuvres en faveur d’un remaniement du code de la propriété intellectuelle : Le Figaro – 17.05.2023. On a droit d’abord à la diatribe conservatrice contre le « wokisme » et la « cancel culture » dont le tribun de droite admet qu’ils sont eux-mêmes « pluriels » dans leurs manifestations – déboulonnages, censures, annulations, récritures – ce qui devrait en soi jeter le doute sur les concepts employés. Les accusations hyperboliques contre « la déconstruction de la civilisation et de l’anthropologie occidentale » – rien de moins, svp – jusqu’au « brasier » des « luttes intersectionnelles ». Bourdieu ciblé au nom du couple dominant-dominé comme si c’était lui qui l’avait inventé. Sans parler de sa résistance aux approches états-uniennes à angle racial. Que certains bourdieusiens aillent vers la CRT, c’est une autre affaire (voir les démêlés et déboires de publication de Stéphanie Roza à ce sujet). Après la police de la pensée, la « police de la sensibilité ». L’analogie avec le procès de Madame Bovary et le procureur Pinard est mal venue ; et c’est une stratégie courante à droite de reprendre à son compte les combats de la gauche, du moment que ces combats sont passés et appartiennent à l’histoire. Ne pas trop prendre de risques. L’opposition entre la « richesse de la confrontation aux œuvres de l’esprit » et « l’avidité mercantile » dans laquelle se placent les sensitivity readers est bien plus pertinente, même si aucune analyse véritable du capitalisme de la sensibilité, des liens entre les forces du marché et l’idéologie EDI nest établie. Mais le propos bute encore sur deux points : l’appel au concept d’intertextualité et à Palimpsestes de Genette (ça y était presque : plutôt l’hypertextualité que l’intertextualité, mais bon, cette fois-ci les conseillers l’auront mieux renseigné que sur Bourdieu) masque ce problème corrélé que si la littérature procède du principe de récriture les réorientations idéologiques ou morales actuelles n’y dérogent pas, elles en sont partie intégrante (voir au Moyen Âge les Ovide et Virgile moralisés – nihil novi sub sole). Surtout, cela suppose une conception déshistoricisée et très idéalisée du texte et de la culture : dans ce circuit de la communication, on a l’impression de passer de l’auteur au lecteur et vice versa, dans une sorte de dialogue intime. Et puisqu’il est question dHomère comme d’Agatha Christie, il y a un premier passeur, c’est le traducteur. Ensuite, c’est au tour des éditeurs, correcteurs, réviseurs, etc. L’histoire matérielle du livre y a suffisamment insisté (voir Roger Chartier). Ce qui est vu à juste titre : le mercantilisme de la « vertu affichée » et le « risque réputationnel », mais déclarer que « les œuvres de l’esprit deviennent des produits de marketing comme les autres », c’est découvrir tout à coup (et bien naïvement ou hypocritement) que les lois du marché s’appliquent au monde de la culture et le mettent sous pression. Sans blague. Ce serait bien de lire Les Règles de l’art justement. Le dernier volet est l’intervention par le droit, la distinction entre les droits patrimoniaux et les droits moraux imprescriptibles avec à l’horizon l’intégrité de l’œuvre – notion bien mythique. En dernier recours, c’est l’intervention et le contrôle de l’État qui sont envisagés – comme si l’État pouvait lui-même être intègre ou neutre… Ce que ça dit une fois de plus, cest une conception politique (politisée) de la culture.

RUSES DE LANGAGE

 Intéressante mise au point sur l’algotalk ou l’algospeak : langage alternatif, techniques de cryptages, entre le sociolecte ou le code chiffré, sorte de langage pour déjouer les réseaux sociaux (Le Devoir, 25.05.2023) – notamment les stratégies de contrôle par les algorithmes et les entreprises, les moyens de censure. On est typiquement dans les mécanismes de ruse et les braconnages envisagés par Michel de Certeau.

QUESTION ÉLÉMENTAIRE À SOI-MÊME

   Et puis que reste-t-il de l’enfance ?

lundi 22 mai 2023

APRÈS TROIS ANS

  Après trois ans. La maladie et le deuil jour pour jour. Le même manque. Le sentiment aussi, à presque un demi-siècle d’existence, d’avoir pris un tournant, très certainement physique par de multiples atteintes, intellectuel probablement aussi. Plus éloigné – provisoirement, et en apparence – de la littérature. Usure aussi, et désenchantement politique de ce monde-ci, qui a rarement été aussi divisé et violent.

dimanche 21 mai 2023

ADDENDUM IRONIQUE

 L’unique souci est que l’écriture inclusive est la politisation d’un imaginaire linguistique : une linguistique fantastique, pour reprendre Sylvain Auroux.

QUAND L'ÉTAT S'EN MÊLE

  Ce qui est fascinant dans ce phénomène, c’est sa dimension immédiatement politique. L’État et les hommes de pouvoir aussitôt s’en mêlent. Il est intéressant de comparer les situations : au Canada, l’inclusionnaire ainsi que les lignes directrices en matière d’écriture inclusive, qui résultent entre autres des travaux d’un comité interministériel, et s’adressent aux administrations fédérales du pays. En France, le retoquage récent par la justice (suite à une plainte) des statuts de l’université de Grenoble, rédigés en écriture inclusive et non-conformes à la circulaire du premier ministre Édouard Philippe de 2017 (Le Point, 15.05.2023).

CROYANCE

   Une des prémisses de l’écriture inclusive, c’est cette croyance dans l’idée que la langue devrait produire une représentation juste ou équilibrée des genres ou des individus. Outre l’amalgame entre langue et discours, qui n’est jamais démêlé, il est d’emblée supposé que le sujet, un sujet est nécessairement représentable. D’où l’aporie des solutions qui en découle en matière de « titre de civilité », « pronoms » et « néopronoms ». Jamais on n’aura aussi mal posé le problème.

HYPOTHÈSE

   Il conviendrait de le démontrer en détail, c’est l’intuition depuis le début, mais les théories de la race et du genre ont la même valeur que cette théorie de la langue – avec son paradigme (managérial) de l’inclusion. C’est la même théorie. Un exemple type en serait la grande Judith Butler. Ce qu’elle sait du langage est proprement dérisoire. Des noms. Voir Excitable Speech, qui est l’un des sommets intellectuels de notre époque. Après vous, Madame…

CODE RHÉTORIQUE

   À bien y regarder, et la dernière trouvaille du pouvoir fédéral le montre, l’inclusionnaire, mot-valise qui porte en lui le fantasme de la totalité (sans parler du sous-titre : « recueil de solutions inclusives » qui présuppose qu’il y a des problèmes), ce n’est pas une réforme de la langue qui est visée : mais la formation d’un nouveau code rhétorique, en phase avec l’idée même d’inclusion comme gestion pragmatique (v. « solutions ») des relations interhumaines, le tenant-lieu du vivre-ensemble. L’inclusion comme substitut à une politique du commun. Cette utopie marque combien la langue est déterminante dans la cohésion collective. Le code rhétorique décline des façons de parler, plus proches en cela du manuel classique de civilité ou du traité des bonnes manières bourgeoises. Ce n’est pas un hasard si le guide en communication inclusive de l’UQ sollicite une sorte d’étiquette – un entre-soi, celui des dominants qui se re-connaissent entre eux, on ne peut plus élitiste (voir mon article d’Argument à ce sujet : « Linguistique populaire et science imaginaire »).

CONTAMINATION

  Un élément qu’il était impossible de développer dans l’article sur « la haine du livre », c’est que la censure s’adresse à la manière de l’auteur (et non seulement à la manière de dire ou de penser) – que l’on soit dans le champ de la littérature, du graphique-plastique, de l’essai, etc. Les demandes de retrait de livre, c’est la haine des livres – la peur de leur pouvoir de contamination au sein de la société et de la culture. Là-dessus, les puritains de gauche et de droite se ressemblent et se rassemblent, malgré qu’ils en aient.

ÉLITE MONDIALISÉE ET ÉTAT POSTNATIONAL

  Un des points troublants, en dépit même de l’extension du phénomène, c’est probablement le fait que la promotion de l’EDI est la plus active dans le domaine universitaire et sans comparaison avec nul autre milieu. Il y a nombre d’explications à cette particularité – notoirement des raisons théoriques et idéologiques. Mais il me semble que la sociologie universitaire est un facteur déterminant. La « mondialisation de la pensée critique » (Keucheyan, Hémisphère gauche, p. 27) procède à même la diversité culturelle du personnel recruté, les politiques qui portent à premier vue ce nom y rencontrent un terrain spontanément favorable ; et cette question est inséparable de la cartographie des nouveaux savoirs depuis les trente dernières années, les mécanismes de diaspora intellectuelle, du côté des penseurs du postcolonialisme et du « subalternalisme » spécialement ; le rôle bien connu de captation des modèles universitaires nord-américains et les ressources du capitalisme. Il y a des variables, mais pour ce qui regarde les établissements les plus tournés vers l’international et un paradigme intensive research, on parle d’une élite mondialisée, c’est-à-dire celle à qui la mondialisation – culturelle-économique (et j’en suis moi-même incontestablement le produit) a le plus profité, ou celle qui a en le moins souffert, disons (à la différence du monde ouvrier ou même des cadres d’entreprises – voir les problématiques de décentralisation d’usines à l’étranger, la recherche de main d’œuvre à moindre coût, etc.) – une élite qui pour ces raisons peut spontanément se reconnaître dans des mots d’ordre politiques comme celui du Canada-premier-État-postnational par exemple. Il y a un noyau ici, il me semble.

jeudi 18 mai 2023

LA HAINE DU LIVRE

  On parle de censure et de guerre des livres aux États-Unis. Qu’en est-il exactement au Canada ? Nouvelle sortie et état des lieux : Arnaud Bernadet, « La haine du livre » (La Presse, 18.05.2023).

mardi 16 mai 2023

LA CULTURE AU PRIVÉ

   L’angle mort incontestable se laisse lire en sous-texte dans la proposition, il est de nature évidemment économique, même s’il ne dit jamais son nom : « Les œuvres des auteurs britanniques Ian Fleming, Roald Dahl et Agatha Christie sont les premières victimes de cette philosophie de l’effacement des contrariétés, et ce, à la demande même des héritiers dans l’affaire Agatha Christie. » À la demande même des héritiers : la logique est celle du marché. Le phénomène des sensitivity readers ne s’explique pas sans cette nouvelle dynamique du capitalisme culturel, il n’en est qu’une pièce comme le néo-management de l’inclusion, le consulting et les services antiracistes et antisexistes, tout ce « progressisme » tape-à-l’œil et lucratif, dans lequel infuse euphoriquement une partie de la gauche. À la demande même des héritiers : c’est aussi la logique de privatisation de la culture et de l’entreprise contre laquelle vient buter la mesure législative d’État (et j’ajouterais : en connaissance de cause).

dimanche 14 mai 2023

PROPOSITION DE LOI THIÉRIOT

   Geste intéressant venu de la France, et d’un député de droite, Jean-Louis Thiériot (UMP-LR), « Proposition de loi n 1199 visant à protéger l’intégrité des œuvres des réécritures idéologiques ». Le move est d’emblée défensif, et se donne comme antithèse du modèle britannique. Il s’énonce sur deux plans : le premier est universel, « des œuvres du patrimoine culturel de l’Humanité » qui seraient menacés de disparition sous l’effet d’une « philosophie de l’effacement » (cancel culture), la pression du mouvement woke (wokiste, dans le texte) ; le deuxième est national, et il trahit de lui-même les limites de l’action politique, « si nous ne pouvons pas évidemment interférer dans la législation britannique sur le droit moral des auteurs », et les exemples donnés sont Dahl et Christie. Le point de butée, c’est donc la culture comme concept et réalité radicalement transnationales. L’autre aspect, c’est la démarche de préservation et de conservation (qui n’est pas moins idéologique…). La culture est envisagée dans la perspective du patrimoine. Dans tous les cas, l’objectif de la mesure est « que le droit de repentir et de retrait ne se transmet pas aux héritiers du droit moral de l’auteur ». Il y a deux éléments intéressants pour une théorie du langage et de la littérature : la question de la « relecture en sensibilité » et la question de la « réécriture idéologique ». S’il est fait mention des œuvres en général, à quelque champ qu’elles appartiennent, le point de référence demeure toujours la littérature – avec cette difficulté majeure que la réécriture qualifie l’ordinaire même des créations, leur fonctionnement empirique. À ce titre, la proposition pourrait poser plus de problèmes quen résoudre. Sans même évoquer les conséquences juridiques.

mercredi 3 mai 2023

DU COLLÉGIAL ENCORE

   L’obstacle qui découle du néomanagement inclusif, c’est le lien avec le collégial évidemment. La verticalité gestionnaire redouble la verticalité de l’État concernant les demandes en EDI. Des tensions apparaissent avec le recrutement du corps professoral. D’une part, et alors que leurs effets se sont révélés nuls, les ateliers de formation aux biais inconscients sont devenus obligatoires pour les comités de sélection. D’autre part, comme l’admet le plan de l’université Concordia, le profilage des postes peut être à la source de discordes et même de bras de fer entre une administration qui doit répondre aux cibles fixées par le gouvernement du Canada dans le cadre du Programme CRC et la liberté des enseignants de déterminer les besoins des départements en lien avec l’évolution et l’avenir de leur discipline : « The primacy granted to collegial decision-making in the recruitment process means there is little room for formal interventions on EDI grounds prior to the formulation of a hiring recommendation, when doing so might be more formative. This makes interventions on EDI grounds (i.e., the rejection, by the Dean or OPVPA) more drastic—and makes them far more costly in terms of delays and lost candidates—risking resentment and adversity between colleagues and senior administration. » (Equity, Diversity and Inclusion Action Plan for the Canada Research Chairs Program. 2019-2020 (pdf), p. 15)

MONOPOLE

   Quand les universités comme les entreprises ont dû composer avec les attaques de la droite reaganienne qui démantelait et définançait les programmes hérités de l’époque Great Society, contre Title VII (1964) qui exigeait notamment des employeurs qu’ils rendent et tiennent compte de la race de leurs employés, la diversité a constitué un discours euphémique, elle est une manière détournée pour la majorité blanche de parler des autres, et spécifiquement des relations interraciales (cf. Ellen Berrey). Bien qu’elle intègre toujours la catégorie de race, c’est désormais de manière diluée, comme composante parmi d’autres éléments surtout culturels, tels que la langue, la religion, l’appartenance ethnique ou le genre. Ainsi s’explique cependant que la diversité ait pu être utilisée comme stratégie rhétorique et symbolique, susceptible de maintenir le statu quo, et d’aggraver par conséquent les discriminations et les inégalités. À l’inverse, les bases militantes ont évidemment tenté de reprendre à leur compte le mot et de relancer le combat des droits civiques. La sémantique est ici révélatrice de tensions et d’oppositions entre des sujets et des groupes, des valeurs et des intérêts divergents. La diversité a été incontestablement la cible et le lieu de luttes pour le monopole du discours. À la lumière de ces exemples, on peut légitimement se demander si les incertitudes définitionnelles et les réappropriations axiologiques auxquelles donne lieu aujourd’hui la triade « équité », « diversité », « inclusion » ne participe pas d’une logique similaire : une tentative de contrôle, à la faveur de nouvelles sensibilités idéologiques, qui se traduirait, en l’occurrence, par la mainmise du capital et du savoir sur les demandes sociales et culturelles de minorités ou de communautés au nom desquelles ils prétendent parler et faire justice.

GOUVERNANCE INCLUSIVE

 Cette géniale expression, signe de notre temps, allie management et progressisme. La gouvernance est bien ici une philosophie de l’organisation qui assimile classiquement l’université à l’entreprise, à son fonctionnement, à ses besoins et à ses intérêts mais en traitant du même geste la science comme business. Dans la version nouvelle des EDI, qu’ils doivent intégrer à la conception de leur demande de subvention (le primat des facteur dits identitaires), les chercheurs ne sont donc plus uniquement des agents du capitalisme cognitif. Bien sûr, ils conservent bien leur titre d’experts, en détenteurs incontestés de compétences liées aux champs spécifiques qui leur appartiennent. Ces « gestionnaires du savoir » (La Médiocratie, 2015, p. 28), comme les appelle Alain Deneault, produisent moins une connaissance critique et problématique que d’abord des indicateurs, des témoignages et des résultats, ceux que la société est en droit d’attendre de systèmes subventionnaires. Mais ils sont de surcroît en train de devenir des entrepreneurs à part entière de la diversité et de l’équité, ce qui donne un tout autre statut à leur rôle et à leurs interventions dans l’espace public, sans parler des savoirs militants eux-mêmes. Le point révélateur en est la circulation des concepts entre les discours universitaires et les discours managériaux. Rien ne le résume mieux que le Livre blanc EDI de la chaire pour les femmes en science et en génie de l’université Sherbrooke : « La gestion de l’ÉDI demeure un impératif moral, une obligation légale ainsi qu’un facteur de performance. » (L’équité, la diversité et l’inclusion en enseignement supérieur et en recherche, 2021, p. 61). On ne saurait être plus clair.

LA LUTTE CONTINUE

    En 2020 pour le magazine Vogue, j’avais relevé le cas, la maison de luxe italienne Gucci n’a pas hésité à mettre en scène Ellie Goldstein, une jeune fille atteinte du syndrome de Down, son agence Zebedee Management y voyant un moyen d’accroître la représentation de ceux qui jusque-là étaient exclus des médias. Variante et détournement du lieu commun – faire entendre sa voix et rendre visible : l’empowerment dans sa traduction capitaliste. L’argument commercial et la proposition idéologique sont à la fois solidaires et réversibles. Mais l’université Concordia se comporte-t-elle si différemment, lorsqu’à l’occasion d’une campagne publicitaire en 2023 pour ses admissions au premier cycle, elle lance le slogan : « Deviens une briseuse de plafond de verre » ? La photographie qui l’accompagne est celle d’une jeune fille noire. Elle répond comme dans le cas d’Ellie Goldstein au code de l’intersectionnalité, combinant deux formes de domination ou d’oppression. L’établissement déclare ainsi accueillir « à bras ouverts les membres de groupes mal desservis désirant acquérir de nouvelles compétences et devenir des vecteurs de changements », et reconnaît même sur ce point : « La lutte continue, et elle est loin d’être terminée ». La rhétorique clientéliste transpose ici les guerres culturelles états-uniennes, en s’appuyant sur un cliché de la pensée foucaldienne autour des rapports savoir/pouvoir. Elle tend surtout à convertir la salle de classe en bataille des sexes, des genres et des races loin du lieu traditionnel d’apprentissage.

A SENSE OF COMMUNITY

    Autre point important : au moment où Roosevelt Thomas Jr théorise le paradigme de la diversité, il est très clair : le management doit prendre la suite des politiques d’affirmative action, qui ne peuvent rien pour l’upward mobility des minorités et des femmes ; le problème n’est plus tant d’intégrer ces nouvelles forces aux milieux de travail, que de favoriser leur accès à des postes de middle-management et de leadership. La diversité doit devenir un potentiel pour la performance et la créativité. Ce qui met de côté, et l’auteur est explicite là-dessus, la question de l’égalité. Or à cette date les entreprises et le management prennent le virage définitif du multiculturalisme dont le souci majeur est de convertir le divers et la mosaïque des identités en commun. Comme le dit McKinsey, chacun amène son moi sur le lieu du travail, mais il faut aussi créer « a sense of community » (Diversity Wins, How Inclusion Matters) et l’une des mesures clefs repose sur les « communication styles ». On ne comprend rien aux rapports communication – inclusion (l’inclusion, c’est la conception managériale du langage et des langues) sans cette question du commun, moins encore à la dynamique néolibérale des pronoms (she/her ; they/iel/iels) – qui récupère les revendications des linguistiques féministes et de genre, aux formations militantes sur l’écriture. L’inclusion, c’est la réponse au « sense of community ». Dans les EDI, c’est le « concept » qui tient lieu de vivre-ensemble, ce qui manage la diversité. Voir l’importance des guides qui ressemblent à des manuels de civilité. Je ferme la boucle.

MANAGEMENT « PROGRESSISTE »

   Les EDI représentent le mirage progressiste de nos sociétés, et des universités particulièrement. Elles résultent de trois forces : l’État et la tradition légale ; le marché et l’idéologie de la productivité ; les luttes sociales. C’est le paradigme managérial qui unifie ces trois dimensions et les rend poreuses les unes aux autres. Dans cet ensemble, j’ai longtemps sous-estimé le troisième terme de la triade, sans doute parce que je ne le comprenais pas bien. Bien sûr, son lien au design, aux agences de publicité, qui vient d’ailleurs détourner des emplois progressistes dans les philosophies de l’éducation et la pédagogie. Mais c’est surtout la 3e vague du paradigme managérial après l’égalité et la diversité. Au reste, la diversité et l’inclusion se donnent comme des continuatrices des Civil Rights, mais cela tient amplement du mythe. L’inclusion consacre ce qu’on pourrait appeler un management « progressiste », fondé sur une recaptation des thématiques et des concepts de la justice sociale par le marché, qui explique que la firme McKinsey parmi d’autres peut parler classisme, intersectionnalité et cie, et même déclarer qu’il faut se mettre dans une « social-listening approach » avec les employés (ce qui permet de couper l’herbe sous le pied aux syndicats). Mais cette version convient parfaitement aux universités, notamment les plus gestionnaires d’entre elles. Certains plans d’action EDI parlent de « gestion inclusive » ou de « gouvernance inclusive ». Comme il y a l’excellence inclusive. Le mot de l’âge Thatcher et la phraséologie néolibérale. De leur côté, Concordia et McGill parlent d’atteindre les cibles fixées par le fédéral en genre et race (elles doivent le faire avant l’échéance 2029 dans le cadre du Programme CRC), mais elles disent même vouloir faire plus ! Zèle. Et qui dit management dit marketing auprès des étudiants : la justice sociale comme argument publicitaire. On a affaire à un « progressisme » qui se donne les moyens puissants du marché. Là-dessus la gauche prétendument éveillée n’a rien à en dire – et pour cause elle a hypothéqué le socioéconomique. Le danger que je perçois depuis le début est là : ce progressisme du management confisque la critique du capital.

ELLES SONT CINQ

   Dans la déclinaison actuelle de la justice sociale, il y a la justice épistémique, la justice raciale, la justice de genre, la justice environnementale, la justice linguistique. Ai-je fait le tour ? Elles sont au moins cinq. On les compte comme les Grâces ou les Muses.

LA NOUVELLE LANGUE D’ÉTAT

  Travail en vue sur la nouvelle langue d’État : L’Inclusionnaire, recueil de solutions inclusives du gouvernement du Canada qui contient 316 items : entre les techniques de rédaction et les manuels de civilité à l’image du Sierra Club’s Equity Language Guide par exemple. Dans le même genre : A Progressive’s Style Guide (2016) d’Hanna Thomas et Anna Hirsch qui présente ce slogan en 1ère de couverture : « Sum of Us ». Le double jeu de mots (sum pour some et us pour United States), à l’image de l’entreprise Toys R Us, lie nation, identité et multiculturalisme. Il est surtout typique de la conception inclusive, c’est-à-dire cumulative ou additive, du collectif. Le mot-valise Inclusionnaire (et le coup de maître est que cela marche en anglais aussi : Inclusionary) accomplit le procédé repérable dans les acronymes EDI (DEI, JEDI, EDIB, IDEA, etc.), celui de la synthèse ou de la totalisation, puisqu’il inclut en quelque sorte un signe dans un autre. Ce chantier résulte de la collaboration de plus de trente ministères. À passer au microscope.

LE DOSSIER FRANÇAIS

   Le colloque sur la déconstruction. La querelle de l’islamo-gauchisme. Les rhétoriques de Mediapart à Zemmour et consorts. Il y a en soi un dossier sur l’importation des débats nord-américains sur le terrain culturel et politique français, à quels besoins elle répond à droite, et pour le pouvoir. Deux points à ce sujet : a) ce qui est frappant à bien y regarder, c’est de voir que les versions états-unienne et canadienne ne sont déjà pas les mêmes (dans ce dernier cas : le tournant pris par le NPD et surtout le PLC aux affaires depuis 2015 sous l’influence du progressisme américain) sans parler du Québec ; b) ce point très intéressant, qui implique la circulation internationale des idées, et les relais médiatiques, comme les think tanks, relevé par Cusset : que la plupart des pamphlétaires « antiwoke » français vont puiser dans la doctrine libérale-conservatrice de Mathieu Bock-Côté.

PENSÉE LAPSUS

  Texte affligeant d’Anne E. Berger et autres signataires dans Le Monde (03.05.2023) : « Non, l’anti-wokisme ne sert pas la démocratie ». Repositionnement hexagonal, par l’entremise d’universitaires français travaillant aux États-Unis, des guerres culturelles ; réplique surtout à l’instrumentalisation des savoirs par les conservateurs et le pouvoir hypermacroniste à l’intérieur du débat républicain. Ce qui est frappant, c’est que la tribune ne démêle pas les « amalgames » et les « contresens » qu’elle dénonce à juste titre. Elle les aggrave, notoirement dans le dernier paragraphe. La rhétorique est tout à fait caractéristique de la pensée binaire actuelle. Elle ne laisse guère de place à l’analyse et au travail critiques. Elle rappelle bien les attaques des penseurs d’extrême-droite, d’Huntington à Zemmour, contre la « déconstruction » et Derrida ; elle omet du même geste de mentionner les origines mêmes de la notion et sa filiation heideggérienne par exemple. Le « wokisme » est rapporté aux études de genre et aux courants postcoloniaux, ce qui est un peu court, et ne dit rien de l’histoire du mot, ni de la sociologie du mouvement. L’angle de la riposte – et la question est devenue sensible en France depuis les manœuvres politiques de la querelle sur l’islamo-gauchisme– tient dans les rapports de l’université, cible régulière des conservateurs de tous rangs et du pouvoir. Quant au backlash impulsé par Ron DeSantis et les Républicains, le récit tient carrément de la pensée lapsus : « En Floride, au Texas, au Tennessee, en Oklahoma, on limoge des enseignants, on retire des livres des bibliothèques, on interdit d’enseignement des pans entiers de la science et même des œuvres de l’art occidental. Et ce n’est qu’un début. La falsification de l’Histoire, l’abolition de la culture, la mise au pas de la pensée sont en marche. » Comme s’il n’y avait pas eu avant d’enseignants limogés par leurs propres institutions universitaires, de mots ou d’ouvrages interdits, de censure et d’autocensure pour des raisons diamétralement opposées. Silence complet sur la cancel culture. Lexemple des œuvres de lart occidental est sur ce point délicieux compte tenu des critiques décoloniales. On se demande bien à quoi répondent donc le backlash droitier et sa tentative de reprendre le pouvoir. Il est incontestable que les rapports de force entre les deux camps sont déséquilibrés au détriment de la gauche. Pour autant, l’abolition de la culture et la falsification de l’histoire sont-elles le fait « non pas des opprimé.e.s et des minorisé.e.s sans pouvoir médiatique ni armes lourdes qui cherchent à faire entendre leurs voix, mais du nouveau fascisme qui a fait de l’antiwokisme son fer de lance » ? Pas un mot sur le rôle des institutions, du capital et du savoir dans cette dynamique. Quant aux opprimés et aux minorisés qui cherchent à « faire entendre leurs voix », et aux signataires de la tribune qui s’expriment de nouveau en leur nom, il serait peut-être utile d’en préciser l’identité sociologique. Et pour finir, les gros concepts qui visent moins à décrire qu’à blâmer et condamner : le « nouveau fascisme » rappelle étrangement le mot de Donald Trump lors de son allocution au Mont Rushmore qui qualifiait la cancel culture, cette menace nationale, de « fascisme d’extrême-gauche ». Non, ce n’est pas l’anti-wokisme qui menace la démocratie, mais des combats idéologiques en miroir, identités contre identités. Sale époque.