Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

lundi 18 juillet 2016

AUTRE ANTIENNE : LA LANGUE FRANÇAISE


C’est une obsession ici. On le sait. Au point que la question m’ennuie. L’entretien qui suit, après lecture du livre de Pierre Encrevé, Conversations sur la langue française (Gallimard, 2007), s’attache néanmoins à cibler plutôt quelques discours actuels sur l’état de la langue française*.

J’ai beaucoup de questions à vous poser et je ne sais pas par où commencer…
Mais il y a d’autres interlocuteurs. Je ne suis pas spécialiste de la langue française. Et pour l’essentiel, je la vois à travers les œuvres littéraires.
Parce que c’est vous qui m’avez dit de lire ce livre !
Fair enough (comme on dit en bon français).
Commençons, on retrouve la même remarque chez trois intellectuels français, Hélène Carrère d’Encausse, Alain Finkielkraut et Antoine Compagnon sur les dangers qui menacent l’enseignement du français : ils prennent chacun l’exemple des professeurs de maths se plaignant de ne plus pouvoir faire comprendre leurs énoncés tant le niveau de français régresse. Quelle est donc la situation du français? Faut-il s’en plaindre? S’en rassurer ?
Plusieurs remarques préalables. D’abord, cette inquiétude sur l’état du français n’est pas une nouveauté, mais un discours stéréotypé qu’on nous assène, et qu’on est contraints de supporter depuis bientôt un siècle. À croire que les deux mots « français » et « déclin » sont devenus synonymes. Ce discours prend l’une de ses sources dans les années 1930, près de Charles Bally, un linguiste. Ensuite, pour ce qui regarde le discours contemporain, la controverse est régulièrement agitée autour de l’enseignement. S’il y a là une donnée capitale, et nul n’ignore le rôle joué par l’appareil scolaire en France depuis la IIIe République, est-ce pour autant la même chose ? La vitalité d’une langue se mesure-t-elle uniquement à l’apprentissage et à la transmission, résolument normés ?
Quant aux trois porte-parole que vous citez, qui se piquent de défendre si bien la langue française, comme ils prétendent ailleurs sauver la littérature et la culture qui se produisent dans cette langue (et qui dépassent, à ce titre, l’espace hexagonal, son alarmante étroitesse), ce sont pour rappel des modèles médiatiques et bien-pensants, qui agitent à dates régulières inquiétudes et réflexes conservateurs. Ce qui suffirait à situer leurs propos.
Mais avant d’aller plus loin, je souhaiterais demander à nos pleureuses, si bien informées, et tellement angoissées devant le présent, sur quels critères tangibles et vérifiables ils bâtissent leur argumentaire.
Il y a justement un rapport sur la francophonie qui a été déposé par un député français Pouria Amirshahi le 22 janvier dernier qui fait preuve d’un certain scepticisme et qui invite le gouvernement à réagir. Il rapporte notamment les propos d’Hubert Védrine, ancien ministre des Affaires Étrangères qui écrit dans un rapport adressé au Président de la République datant de 2007: « L’indifférence des élites françaises au sort du français, et de la francophonie – mis à part les spécialistes –, est un scandale et une absurdité. Manifestation, sans doute, d’une sorte de déprime nationale et de faux modernisme, se préoccuper du français leur paraît une obsession de vieilles barbes, le comble étant atteint dans les milieux économiques globalisés où le snobisme, en plus de l’efficacité pratique, s’en mêle. Ni les Espagnols, ni les Russes, ni les Arabes, ni les Chinois ni les Allemands entre autres ne sont aussi désinvoltes avec leur propre langue. Si l’américain était sérieusement menacé, les États-Unis n’hésiteraient pas à adopter des lois Tasca / Toubon ! La France est le seul pays qui a la chance de disposer d’une langue de culture et de communication et qui s’en désintéresse, sauf institutionnellement. Le résultat en quarante ans est là. » Il remet une certaine responsabilité sur les élites françaises, comme les conseils d’administration qui passent au tout-à-l’anglais.
De qui parle-t-on? Des élites intellectuelles ? Du monde économique ? De la classe politique ? Il y a plusieurs visées dans cette citation, à la fois un reproche à l’égard des « élites » et une série d’exemples tirés de milieux économiques, agissant à l’échelle mondiale (à moins que ce ne soit les mêmes). Avec cet autre lieu commun des temps présents, qui est l’hégémonie de l’anglais – domination qui en soi, et quelle que soit la langue, n’est jamais une bonne chose. Enfin, une assimilation dommageable entre la langue et la culture. Personne ne niera que l’influence de la culture française dans le monde s’est largement infléchie. Cela posé, bien que langue et culture interagissent constamment, on ne peut simplement conclure du déclin de l’une au déclin de l’autre. Enfin, peut-on penser la langue, une langue sur le mode binaire «langue de culture » / « langue de communication » ? Émile Benveniste l’a montré depuis longtemps, réfutant la thèse instrumentale : avant toute chose, le langage sert à vivre. La communication n’en est qu’une dimension.
C’est la distinction que fait implicitement Pierre Encrevé dans son livre, qui dit que le français est une langue distinguée, que « ce n’est pas une langue qui rapporte mais une langue qui apporte quelque chose de tenu pour exceptionnel », à l’inverse de l’anglais qui serait précisément une langue qui rapporte. 
La conversation que nous avons en ce moment est-elle distinguée ? Je reste méfiant devant ce qui pourrait éventuellement dissimuler un cas d’ethnocentrisme. Car à raisonner de la sorte, – le prestige attaché à l’exceptionnel – mais je ne me souviens pas du propos d’Encrevé, on risque de laisser penser inversement que les autres langues ne sont pas porteuses de culture au même degré que le français. Ce qui est une représentation voire un imaginaire possible. Du moins est-il certain que du lien historique qui a pu exister, et continue d’exister entre langue et culture en français, on ne saurait déduire quelque implication naturelle ou essentielle. À la langue distinguée, il conviendrait d’ailleurs d’ajouter son usage comme idiome de la diplomatie au XVIIIe siècle, dont certains ne se sont pas encore remis.
De ce point de vue, ce qui vaut pour le français s’applique à l’anglais, dont le sous-texte (à travers l’opposition apporte vs rapporte) établit explicitement le lien à la mondialisation capitalistique réglée sur l’évangile néolibéral. Pour une mise au point, je renvoie au livre remarquable de Claire Joubert, Critique de l’anglais. Poétique et politique d’une langue mondialisée**. Du reste, les contre-exemples à une proposition aussi générale prolifèrent. Si je vois l’anglais inversement comme langue de culture, il m’est difficile de dire que Shakespeare, W. H. Auden, Faulkner, etc., plus près de nous Alice Munroe, rapportent.
On touche à l’amalgame récurrent entre la langue et ce qui n’est pas elle. Ceux qui déclarent que l’anglais est la langue de la mondialisation, ou constitue un idiome impérialiste (au plan économique, culturel, etc.), ressemblent à ceux qui, à la manière des révolutionnaires, affirmaient que le français était la langue de la liberté. Ce qui est aussi incontestable que de rappeler combien le français a été la langue de la colonisation.
On sent chez les linguistes le désir d’opposer à une langue qui reflèterait une vision de la France, l’idée du français comme étant un créole du latin, selon Pierre Encrevé, qui nous amènerait vers le métissage universel.
— L’idée de créole prend appui sur l’histoire de la langue française. Mais donnez-moi un contexte.
C’est surtout par rapport au fait que le français est en train de se mouvoir plus rapidement aujourd’hui, après avoir été cadastré durant des siècles par des règles établies depuis Malesherbes.
— Étendue, la notion de « créole » a cet intérêt qu’elle promeut une logique d’impureté et de métissage, qui est le fonctionnement ordinaire des langues, loin en tous cas du mythe du génie. Koltès disait que la langue française n’était belle pour lui qu’à condition d’être maniée par un étranger. Voyez La Nuit juste avant les forêts.
Pour revenir au discours décliniste, il est sans doute inséparable de l’histoire du français depuis l’âge classique, des missions attribuées en 1635 à l’Académie française, le besoin de surveiller et de légiférer (sur) la langue. L’histoire du français est très institutionnelle et normative. L’objectif de l’Académie française lors de sa création par Richelieu, et selon les lettres patentes de Louis XIII, est de produire un dictionnaire, ce qui arrive tardivement dans le siècle (au point que les lenteurs et les arguties lexicales des Immortels exaspéraient Louis XIV), mais aussi d’établir une grammaire, une poétique. En regard, au XIXe siècle, on découvre les dessous de la langue, sa diversité. La langue verte, la langue érotique. Entre bien d’autres, je pense à Alfred Delvau qui a établi un dictionnaire de la langue érotique dans les années 1860. On s’intéresse à l’argot, la langue des criminels. Considérez les positions artistiques de Hugo.
Se pose par ailleurs la question du recul des dialectes et la continuation du processus d’unification de la langue sur le territoire, qui ne sera véritablement acquise qu’au cours du XXe siècle. Il y a à la fois ce mouvement d’homogénéisation et de l’autre côté une reconnaissance de la pluralité interne, quelque chose que vont mettre à profit les écrivains.
Par rapport à l’homogénéisation du français et à sa normalisation, Pierre Encrevé note un paradoxe. Il dit : « Après 1960, au moment où le français a complètement triomphé en France de toutes les langues régionales concurrentes, où on le fait intégrer par tous les enfants sur le temps long de l’enseignement obligatoire et avec le relais du développement généralisé de la télévision, c’est à ce moment-là que commence à faiblir la reconnaissance mondiale de la littérature française contemporaine. » Est-ce qu’on peut imputer une certaine responsabilité de l’arrivée des médias de masse et de l’industrialisation de l’édition sur ce phénomène ?
Le glissement est là encore observable, qui va de la langue à la littérature, comme si c’était la même chose. Il est indéniable que la langue est une condition de la littérature, qu’en retour la littérature fait la langue comme elle invente la culture, de la culture. Mais de là à établir une corrélation ou ce point de basculement chronologique entre langue et littérature… au demeurant inséparable de la période coloniale et post-coloniale. De nouveau, le point de repère implicite est le français comme langue de culture, syntagme ambigu, on l’a vu. Enfin, l’idée de culture est clairement associée ici aux créations de l’esprit, c’est-à-dire au sens restrictif de la notion.
Il y a une prise de conscience au niveau institutionnel, au niveau politique. Le rapport de Pouria Amirshahi vante l’exemplarité de la politique linguistique québécoise, qui serait un modèle à imiter en France. Aujourd’hui nous sommes en période de campagne, et si le Parti Québécois passe, il propose de renforcer la loi 101.
— Bien entendu. Mais les analogies sont ou risquées ou trompeuses. La France n’est pas soumise à la réalité du colinguisme (plutôt que du bilinguisme) comme l’est le Québec. L’anglais n’y joue pas le rôle d’adstrat.
C’est que le discours du déclinisme en France s’articule surtout autour de l’anglais, l’enseignement et les élites. Ce sont les trois piliers qui reviennent. On peut prendre l’exemple de Michel Serres, qui dit dans une entrevue à La Depêche « La classe dominante n’a jamais parlé la même langue que le peuple. Autrefois ils parlaient latin et nous, on parlait français. Maintenant la classe dominante parle anglais et le français est devenu la langue des pauvres ; et moi je défends la langue des pauvres ».
— L’argument polémique contre l’anglais vise des effets de domination, émanant des classes d’affaires, des gouvernants, des médias. Il faudrait y ajouter les milieux scientifiques. L’observation de Pierre Encrevé est très juste, les médias peuvent véhiculer des éléments tels que les anglicismes. Ils jouent aussi, de la presse à la télévision ou autres technologies, un rôle positif dans la diffusion de la langue. Il n’y a aucune raison de les mépriser ni d’en faire une source diabolique.
Quant aux anglicismes, on assiste déjà à leur entrée au XVIIIe siècle. Autant en juger avec mesure et discernement. Savez-vous par exemple ce qu’est le drawback ? Certes, l’inconvénient, le désavantage, le handicap, le revers. Attesté en 1755, c’est d’abord un terme technique relatif aux échanges commerciaux, que le CNRTL glose ainsi : « Remboursement, à l’exportateur de produits manufacturés, des droits de douane payés lors de l’importation des matières premières qui ont servi à fabriquer ces produits. » (http://www.cnrtl.fr/definition/drawback).
Pour revenir au parallèle France/Québec, il faut croire que les peuples ne sont pas faits pour s’entendre. Dans son court essai, On n’emprunte qu’aux riches***, Chantal Bouchard montre très bien que le prestige de l’anglais (et des anglicismes) auprès de la population française tient à l’influence de l’Empire britannique et a pris des formes nouvelles après guerre avec le modèle culturel des États-Unis. À l’inverse, l’anglais a été historiquement inséparable de la sujétion économique chez les Québécois. Dire plug, plutôt que prise, spécialement quand on ignore l’équivalent français, c’était trahir par exemple ses origines sociales.
Quant à l’analogie suggérée par Michel Serres, l’anglais comme langue des dominants, le français comme langue des pauvres, elle est absolument truquée dans son rapport au latin. Il n’y a rien de l’ancienne opposition entre vernaculaire et savant, encore moins de la situation de diglossie dans laquelle se trouvent les clercs de l’âge médiéval. La déclaration, outrageusement simpliste, ressortit à une idéologie populiste.
Je pense que le raisonnement de Serres part d’une considération sur le langage publicitaire ; il fait le rapprochement entre la France sous l’Occupation. En disant qu’il y a « plus de mots anglais sur les murs de Toulouse qu’il n’y avait de mots allemands pendant l’occupation »
Mettons un bonnet d’âne sur l’auteur de l’Éloge de la philosophie en langue française.
J’ai une dernière remarque, tirée du dernier séminaire de Roland Barthes, qui disait : « Nous vivons un renversement. Le bien-écrire, entraîné dans la débâcle esthétique de la bourgeoisie, n’est plus respecté, c’est-à-dire qu’il n’est plus observé. […] Il devient un langage volontairement artificiel, à part, difficile. Nous devons aujourd’hui concevoir l’écriture classique comme déliée du durable dans lequel elle était embaumée. N’étant plus prise dans le durable, elle devient nouveau. Ce qui est fragile est toujours nouveau. Où est la diversité du vivant? Est-elle dans l’écriture? Je devrais dire le writing, des stéréotypes de l’actuel, ou dans le principe du style, énoncé par Flaubert à 33 ans ? Il faut que les phrases s’agitent dans un livre comme les feuilles dans une forêt. Toutes dissemblables en leur ressemblance. »
Le bien-écrire n’est plus respecté ? Mais qui ne s’en féliciterait pas ? Derrière nous, deux siècles d’histoire qui ont promu le mal dire – exprès, la difformité, les contrefaçons, les malfaçons, le mauvais goût. Cette filiation commence probablement avec Hugo dans la préface de Cromwell, elle se poursuit chez Baudelaire dans Les Fleurs du Mal, se réinvente chez Rimbaud, Verlaine, Corbière, Jarry, Lautréamont, et la liste serait longue au XXe siècle de tous « ceux qui merdrent », depuis les blocs de kha-kha d’Antonin Artaud au Mal vu mal dit de Beckett. Fragiles ou durables ? Combien d’auteurs ont vu en retour leurs œuvres qualifiées de monstrueuses, méconnaissables et inintelligibles, alors que ce mal dire y figure comme éthique ? Et une éthique de la langue, en premier lieu.

* Version remaniée d’un dialogue avec Le Délit, journal francophone du campus de l’université McGill, 1 avril 2014.
** Claire Joubert, Critiques de l’anglais. Poétique et politique d’une langue mondialisée, Limoges, Lambert-Lucas, 2015.
*** Chantal Bouchard, On n’emprunte qu’aux riches. La valeur sociolinguistique et symbolique des emprunts, Montréal, Éditions Fides, 1999.

dimanche 17 juillet 2016

LA MOUETTE DE SAUSSURE


Devant mes incertitudes lexicales, et surtout mon incapacité à identifier l’oiseau à son vol ou à son plumage, une amie descendue il y a à peine quelques heures des dégels de l’Alaska, me fait observer, hilare, qu’il y a autant de ressemblance entre cette mouette et un goéland qu’entre Saussure et Chomsky. Je me le tiens pour dit.

« SE RECYCLER » ? (UN ÉTAT DES LIEUX DÉJÀ ANCIEN DES « ÉTUDES LITTÉRAIRES »)


Au hasard des découvertes, ce court article signé par Marc Angenot en 1985, « Pour en finir avec les études littéraires », issu d’un numéro de la revue Liberté sous l’enseigne thématique « Universitaires* ». C’est moins le propos ironique (sinon satirique) et iconoclaste qui retient mon attention que, trente ans plus tard, l’effet de lecture rétrospectif, involontairement généré par ce papier : le discours d’un symptôme et le symptôme d’un discours, qu’on ne peut pas ne pas mesurer aujourd’hui au déclin effectif des « lettres », corrélé à la « crise » plus ample des humanités. Certes, l’article réserve sa part de lucidité avec des zones d’ombres ; mais il convient plutôt d’interroger ici le diagnostic qu’il porte sur l’enseignement de la littérature, selon un regard croisé entre la France et le Québec, et ses présupposés souvent polémiques.
« Il va falloir songer à se recycler » (p. 33). Une telle conclusion, adressée à l’étroite communauté de savants dont l’objet de moins en moins stimulant s’appelle littérature, a pu être reçue comme dérangeante ou prématurée, et peut sembler inversement prophétique. Angenot y parvient au terme de trois mouvements que je qualifierai (à condition d’avoir entendu sa démonstration) de modèle humanistique ; de modèle moderniste ; et de modèle théoriciste. Le premier s’est illustré en France avant mai 68 surtout ; inséparable des impulsions de la Révolution tranquille, le deuxième s’est vérifié au Québec, en même temps que se constituaient un corpus et une historiographie littéraires à caractère national ; le dernier est à la fois une résultante et un « antidote » (p. 30) contemporains. En vérité, ces trois paradigmes ne représentent pas si simplement des synchronies détachées et/ou successives ; ils n’appartiennent pas en propre soit à l’Europe soit à l’Amérique du Nord. Ils admettent de nombreuses circulations et migrations épistémologiques et méthodologiques entre les continents et les pays. Mais ils se traduisent par le même constat : une désaffection aggravée ou phase de « coma dépassé » (p. 31) des départements littéraires.
De quoi s’agit-il ? Ces trois modèles manifestent ce qu’Angenot appelle la « clôture universitaire » (p. 27), qui a d’abord placé au dehors la littérature jusqu’à se substituer finalement à elle, cet art ayant « cessé d’intéresser » (p. 31) ou n’occupant plus de place « visible » et « légitime » (p. 30), ce qui explique en retour que la « demande sociale » (p. 33) pour recruter un personnel qualifié en ce domaine se soit en proportion amenuisé dans les établissements. Ainsi, au temps où l’on étudiait Nivelle de la Chaussée, Boileau ou Sully-Prudhomme, l’université ignorait délibérément Éluard, Aragon, Sartre ou Camus, c’est-à-dire les « écrivains vivants » (p. 27) et novateurs. Un changement s’est opéré dans les années soixante lorsque les auteurs du temps ont progressivement investi « la fonction des grands morts poussiéreux » (p. 28). Enfin, pratiquer « l’étude des études littéraires » (p. 31), Proust vu par Deleuze, Racine d’après Barthes, a constitué « une autre formule » (p. 30) à mesure que la littérature devenait « moribonde » (p. 32), les ventes de livres les plus significatives étant motivées ponctuellement par les programmes des cégeps et des universités. Dans le cas français, l’analyse s’étendrait par exemple à la loi des concours – des classes préparatoires à l’agrégation.
La prémisse commune à ces trois paradigmes, dont l’évolution institutionnelle, « l’élargissement de l’accès » (p. 29) du public étudiant à l’enseignement supérieur, les mutations épistémologiques internes à la discipline représentent autant de facteurs déterminants, c’est chaque fois la déperdition de la littérature – en termes de prestige et d’aura, observation qui nourrit de nos jours nombre d’idéologies réactionnaires sous couvert d’humanisme et de défense des valeurs primordiales de la culture… Telle n’est pas l’optique d’Angenot, dont le récit emprunte par ailleurs bien des raccourcis en les assumant. Suggérées à titre ironique, les solutions de rechange pour « louvoyer, panacher, réveiller l’attention moribonde » seraient par exemple de mettre au programme « Platon, Tintin, Nivelle de la Chaussée et Derrida » (p. 31) – à la manière des Cultural Studies. Ou plus radicalement, inventer la littérature « nous-mêmes ! » en « transformant la classe en cours de création littéraire » (p. 32), usage largement répandu en terres américaines…
Dans cet état des lieux démystificateur, et pratiquement sans concession, ce qui fait défaut pourtant ce sont moins les preuves sous l’espèce de faits et de chiffres que les termes mêmes de l’analyse. À commencer par la catégorie « études littéraires » qui est d’emblée admise sans jamais être questionnée. Sans doute se décline-t-elle sur le mode anglophone des Studies ; peut-être l’appellation est-elle également gouvernée par des réalités plus locales que générales. Créée en 1969, l’Université du Québec à Montréal (dite UQAM, affiliée à l’Université du Québec), possède par exemple un « Département d’études littéraires ». Quoi qu’il en soit, le pluriel « études » dont « littéraires » n’est plus qu’une composante, lui donne une extension (et, subséquemment, une indétermination) telle qu’en cette valeur apparemment intégratrice elle efface aussi nécessairement de multiples spécificités. Du moins ne saurait-elle être tenue pour un équivalent strict de « Littérature » ou de « Lettres », dont les emplois se règlent sur des traditions institutionnelles, disciplinaires et nationales historiquement variables.
Mais le point névralgique est encore ailleurs, dans la liaison systématique posée comme « axiome dissimulé » (p. 28) de l’institution entre les « études littéraires » et la « littérature », suivant une logique d’implication et d’explication réciproque et continue. À la source d’amalgames récurrents dans la rhétorique contemporaine de la crise, le nœud polysémique qui entoure « littérature » n’est pas non plus dénoué. Car de quoi parle-t-on ? D’une expression artistique, dont le mode de symbolisation est le langage ? de l’ensemble des œuvres ainsi produites ? d’un institution culturelle ? d’un objet de connaissance ? d’une discipline ? Bien qu’Angenot marque l’indépendance de chaque terme, la frontière n’est pas toujours si claire. Lorsqu’il s’amuse du réflexe conservateur de l’université, longtemps attachée aux textes canoniques du passé, en attendant que « le mystérieux Jugement de la Postérité » (p. 28) s’exerce sur les œuvres contemporaines et fasse définitivement le tri, en dehors d’une saisie sociologique du phénomène il s’abstient néanmoins de donner les critères qui rendent telle littérature « légitime » (p. 30) sinon par les acteurs – dont les savants et les universitaires – qui la légitiment. Pour toute théorie de la valeur, ce qu’il appelle en discours rapporté « la bonne et vraie littérature instituée » (id.) – instituée, donc – on n’a qu’un raisonnement circulaire.
De même, les raisons du déclin de la littérature elle-même ne sont pas présentées, « l’honnête homme amateur de livre » – autre fiction ou abstraction – « passionné de littérature novatrice, attentif au mouvement littéraire » devenant « une réalité sociologique des plus évanescente » (p. 29). En fait de critique, c’est une théorie du public qui manque cette fois. Du reste, si c’est pour vérifier le pouvoir d’assimilation des créations contemporaines, particulièrement au Québec, par le monde du savoir qui exerce sans discernement une « activité anxieuse et envahissante » et pour tout dire « nuisible » (p. 33), – « comment proclamer aujourd’hui : je suis l’avant-garde ; j’expérimente la nouvelle écriture, je suis incompris, les philistins me dédaignent, la preuve : je ne suis qu’au programme des cégeps de Saint-Jovite et Rivière-du-Loup ? » (p. 30) –, ce n’est pas seulement l’évanescence du lecteur qui est en cause mais, plus gravement, le déficit de « grands écrivains légitimés par les trompettes de la renommée » (p. 32). La sociologie a besoin du mythe et du sacré qui lui servent de cibles à dévoiler.
Sa position n’est pas si différente de l’institution dont elle démarque les limites. Car, faute de critères, elle ne démontre pas davantage de capacité à lire au présent les œuvres, et il est remarquable que le propos daté du milieu des années 80 se situe à un tournant de la littérature québécoise, à un moment de mutation du champ littéraire français. Du côté des « études littéraires », cette chronique d’une mort annoncée se fait sans tenir compte de la concurrence des disciplines entre elles, par exemple – passé le Linguistic Turn – des rapports qu'a entretenus cette activité de longue tradition avec la montée en puissance des sciences sociales, ni même des réorganisations globales – moins visibles, il est vrai, mais déjà amorcées à l’époque – du monde universitaire en direction d'une « économie de la connaissance ». Le devenir de la « littérature » ne se sépare pas des disciplines fédérées au gré des cartographies épistémologiques et/ou institutionnelles dans le champ des humanités. La question n’y est plus d’ordre social mais politique, le déclin mais aussi la résistance de la discipline s’inscrivent dans l’interaction savoir/pouvoir inhérent au capitalisme cognitif, tel qu’il est mis en œuvre par les organismes privés et les États.
Trente ans après, le chant funèbre et ironique de Marc Angenot conserve sa pleine actualité. La situation ne s’est guère améliorée, elle s’est répétée et certainement amplifiée. Elle a peut-être empiré. Mais les raisons d’un tel phénomène sont plus complexes et variées que ne le pensait l’auteur. L’analyse appelle enfin le doute sinon la perplexité. Car aussi moribonds qu’ils soient, les départements incriminés ont survécu au terme de trois décennies, inégalement sans doute, mais ils continuent d’exister en dépit des coups portés par les « gouvernances » universitaires, l’idéologie des réformes et les décisions émanant des ministères de tutelle. Il faut donc croire que la discipline littérature obéit à une fonction qui n’est pas sans objet ni fondement – une fonction qui engage au quotidien les oeuvres (toujours là...), les acteurs et les connaissances qu’ils produisent.


* « Pour en finir avec les études littéraires », Universitaires, Liberté, vol. 27, nº2, (158) 1985, p. 27-33.