Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

mercredi 26 janvier 2022

INTRUSION POLITIQUE

      « Liberté de la recherche : deux poids, deux mesures » (Le Devoir) – nouvelle sortie et article écrit en collaboration avec François Charbonneau (Université d'Ottawa) : du programme d'appui à la laïcité du gouvernement québécois au plan d'action EDI des instances fédérales, les intrusions du politique dans la recherche : https://www.ledevoir.com/opinion/idees/664779/liberte-de-la-recherche-deux-poids-deux-mesures.

mercredi 12 janvier 2022

DIVERSITÉ

   Il n’est probablement pas de terme plus galvaudé, et sémantiquement démonétisé, que « diversité » par les temps qui courent. Il apparaît comme une catégorie vicaire – un tenant-lieu d’un concept absent. Ce qui, à rebours, en fait un lieu commun, un mot à la mode. La diversité opère d’abord comme idéologème privilégié au sein de la rhétorique managériale : relais après les politiques d’affirmative action et d’égalité à l’emploi, elle constitue dans le milieu entrepreneurial un outil de gestion des inégalités socio-écononiques (voir W. Michaels) et une représentation du social. Comme marqueur dans le champ savant, et spécialement en sciences sociales, elle n’est pas moins un élément « poreux, malléable et indéterminé » qui, pour cette raison, perd, d’après Jean-Philippe Warren, « une grande part de son pouvoir explicatif » (« L’usage du concept de diversité en histoire québécoise », Bulletin d’histoire politique, n°27-3, Montréal, VLB, 2019, p. 190.). Et de quoi parle-t-on ? Diversité géographique ? économique ? sociale ? religieuse ? ethnique ? culturelle ? raciale ? Etc. De même qu’il y a lieu de préciser ses rapports aux « disparités », il convient de clarifier techniquement ce qui la distingue de notions telles que la « pluralité » ou le « multiple ». Autre élément : l’observation de Lévi-Strauss, qu’il y a dans l’humanité plus de cultures que de races (« Race et histoire »), et en conséquence, ce n’est pas la même chose que de penser l’anthropologique sous l’angle des races et dans l’optique des cultures. Et finalement, au point de vue qui m’importe le plus : peut-on poser la diversité, la penser, sans la condition empirique des langues ? Le pluriel des idiomes – qui fonde l’historicité de l’humain. 

ANNULER

     Laure Murat, Qui annule quoi ? (Seuil, coll. « Libelle », 2021). Démarche intéressante autour de la « cancel culture », même si elle est prise en vue de la France, selon un curseur déplacé depuis les USA. Il y a le problème philologique (et la traduction, « annulation », « bannissement », sans compter les syntagmes concurrents, qui ne sont pas évoqués, « call-out culture » par exemple) et l’expression issue de l’extrême-droite, telle qu’elle circule dans l’espace public, les usages polémiques qui se la réapproprient enfin. Le propos est centré sur la statuaire, la représentation politique de l’État et la pratique du vandalisme : une économie de la violence inséparable du pouvoir et de ses failles elles-mêmes en régime démocratique (l’État est d’abord celui qui annule – mais est-ce nouveau, et s’agit-il vraiment de cela ?) D’un côté, l’illusion du tribunal rétrospectif, de l’autre la « sensibilité à l’histoire » (p. 11) (et non un ensemble de pratiques incultes) – le besoin de réparer – la logique des injustices. La résistance au texte se localise autour de certaines ellipses : l’historicisation du phénomène (dont la nouveauté est à juste titre rendue relative), une découpe chronologique à opérer ; son extension, le vandalisme et la statuaire y nourrissent la réflexion au détriment d’autres exemples : désinvitation, deplatforming, limogeages, censures des textes, autodafés, demandes de supprimer certains mots (nigger, en premier lieu) des dictionnaires, la corrélation avec la wokeness, qui n’est ni définie ni circonscrite clairement, etc. Dans ce discours s’entendent peut-être aussi une fascination de la gauche (française) pour ces usages critiques, et une ambiguïté autour de « faire l’histoire ». En revanche, la question de la « guerre des mémoires » (p. 14) paraît plus pertinente. Examen critique à poursuivre dans le détail du texte.

dimanche 9 janvier 2022

ACADEMIC RADICALS

   Lash perçoit bien la conversion de segments des sciences sociales qui, en passant par la Theory, se dispensent à terme de « the rigorous discipline of empirical social observation », ce qui a été un terrain fertile à l’approche militante et politisée – on le constate dans la version actuelle. À cet égard, la Theory « is no substitute for social criticism » (p. 193) ; non seulement la radicalité et la subversion ont pu servir l’idéologie de l’ordre, mais plus concrètement elles ont assuré les progrès du « corporate control » (id.) dans le milieu universitaire et l’expansion du managérialisme. L’objection majeure que l’on peut faire à Clash, c’est qu’il ne dialogue pas vraiment avec les œuvres et les auteurs de la dite Theory, et que la sociologie des academic radicals s’y trouve à peine amorcée. 

KNOWLEDGE CLASS

     Au chapitre de l’« academic pseudo-radicalism », Clash pointe l’émergence d’une « knowledge class whose “subversive” activities do not seriously threaten any vested interest » (p. 193), particulièrement l’intérêt du capitalisme. Cet académisme a muté, mais il s’est largement renforcé depuis. De ce point de vue, et par une singulière ironie de l’histoire, les critical thinkers, donnent exactement dans ce que Horkheimer et Adorno dénonçaient comme la reproduction même de l’ordre social et qu’ils opposaient précisément au travail de la théorie critique.

samedi 8 janvier 2022

EN PLAN

    Textes en plan : partir du cas signalé du bâtiment Rimer, articulation exemplaire entre la version néo-libérale de l’université, la philanthropie éducative qui plonge ses racines dans l’histoire nord-américaine des institutions d’enseignement et de savoir, et la décolonisation à la manière dogmatique de la CSJT – le supplément d’âme éthique de la wokeness ; poursuivre la mise au point sur la politique de la recherche au Canada et les convergences avec d’autres pays autour de ces questions identitaires-égalitaires. Des États qui mettent l’accent là où ils échouent par ailleurs le plus.

LE ROMANTISME DE L'AUTRE

      Observation critique de Lash portant sur les détournements et les relais opérés par le « social engineering » et la « self-righteousness » de gauche sur les luttes des Civil Rights : « The white left, which romanticized Afro-American culture as an expressive, sexually liberated way of life free of bourgeois inhibitions » (p. 136) et la polarisation raciale déployée par certains militants des minorités. Le même cocktail. 

L'ESPRIT DU TEMPS

 


Bien résumé par ce dessin satirique de Joe Dator (The New Yorker, 28 novembre 2016).

LA LARME À L'OEIL

      Dans ses Conseils aux jeunes littérateurs, Baudelaire disait : « L’éreintage ne doit être pratiqué que contre les suppôts de l’erreur » (Œuvres complètes, t. II, 1976, p. 16). C’est très exactement le sentiment qu’inspire l’annonce du départ de Suzanne Fortier, principale de McGill, relayée dans les médias sociaux et les journaux. Car qui s’en plaindrait, véritablement ? Un manque complet de leadership, l’absence même de vision universitaire, autre qu’une approche strictement gestionnaire et néolibérale ; la multiplication des pataquès et autres « affaires », de l’hôpital Victoria aux affaires Salzmann, Drapeau, DLTC ; la légitimation de la cancel culture (voir sa communication au sujet de la statue de James McGill, qui assimilait le vandalisme à une forme acceptable d’expression - suggestion : peut-être est-il possible de contester, même violemment, et de manière plus efficace, dans un lieu destiné à largumentation et à lexercice critique de la pensée ? Je le dis juste comme cela en passant...) et des pratiques de censure ; la réduction des programmes de français à l’Éducation d’École Permanente (voir le compte rendu du Délit, 30.11.2021) ; l’incapacité à défendre les fondements et les principes de l’enseignement et de la recherche, entre autres les libertés académiques ; la pensée molle et la démagogie en guise de gouvernance. Triste bilan.

COMMENT METTRE LE GRAND "AUTRE" À LA MODE

      Le dernier cri à l’université d’Ottawa (source signalée par Joseph Facal en date du 08.01.2022) : une annonce de poste sur les questions autochtones contemporaines (souveraineté alimentaire, anthropologie de l’environnement, résistance et/ou résurgence autochtones, études bispirituelles et queer, critiques décoloniales et anticoloniales, etc.) de l’Institut d’études féministes et de genre et de l’École d’études sociologiques et anthropologiques. On y lit bien sûr que « la préférence sera accordée aux personnes autochtones qui ont des liens vérifiables avec leur communauté autochtone. » Et à ce sujet, il est précisé : « L’Université d’Ottawa prendra des mesures pour confirmer “l’identité autochtone” des candidats et candidates dans le cadre du processus de recrutement et de sélection. Pour confirmer “l’identité autochtone” des candidats retenus dans le cadre du processus de recrutement et de sélection, nous allons suivre les procédures suggérées par l’Institut de recherche et d’études autochtones. » Là où il est question de critère ethno-racial. Quant aux qualifications : « Un doctorat en anthropologie, études autochtones, études féministes et de genre, ou dans un domaine connexe. Les candidat.es exceptionnel.le.s qui n’ont pas de doctorat seront pris en considération s’ils ou elles détiennent des savoirs autochtones reconnus, ont des liens avec des communautés autochtones, utilisent des méthodes de recherche et d'enseignement autochtones ou ont des travaux universitaires remarquables reconnus par d'autres chercheur.e.s autochtones. » (Je souligne) On se demande bien ce que sont les méthodes de recherche et d’enseignement autochtones, en quoi ils seraient spécifiques, ce qui fait aussitôt l’impasse sur les critères épistémologiques de reconnaissance de ces méthodes, sur l’histoire des disciplines, etc. Une nouvelle variante de romantisme par esthétisation de l’autre. Une autre forme de méconnaissance de l’autre par essentialisation. Non seulement on hypothèque les exigences de recherche et d’enseignement à la base de la sanction institutionnelle qui commande la logique de recrutement (la dérogation au diplôme normalement attendu, et il est pour le moins paradoxal dattendre une expertise en méthode et recherche en faisant l’économie du diplôme qui est centré sur cette question même...), mais vis-à-vis des populations autochtones elles-mêmes cette démarche dissimule mal une forme détournée et inavouée de paternalisme (et partant : d’un colonialisme qui ne dit pas son nom). Dans tous les cas, c’est pleinement cohérent avec la conception des « savoirs » comme expression des « identités ».

vendredi 7 janvier 2022

TENURE

      Un cran au-dessus de Rima Azar de l’Université Mount Allison (NB), le cas de Frances Widdowson, professeure titulaire, renvoyée par l’Université Mount Royal de Calgary, parce qu’elle a tenu des propos controversés sur le mouvement Black Lives Matter (véritable sacrilège par les temps qui courent...) et les pensionnats pour Autochtones l’an passé : https://ici.radio-canada.ca/amp/1852044/frances-widdowson-renvoi-universite-mount-royal. À part cela, il ne se passe rien… Un cas de plus qui confirme le rôle des administrateurs et de la double motivation clientéliste et idéologique. À voir les faits et le dossier. Ce qui est en jeu, cest quand  même la protection de la tenure en plus des droits élémentaires dexpression.

mercredi 5 janvier 2022

PHARE

       En regard, le mordant sans compromis de Baudelaire, démêlant le beau du juste et du vrai, me sert de phare dans cette époque obscure par utopisme et  sentimentalisme.

"EDID" AU MOYEN ÂGE

      Annonce savoureuse de la Canadian Society of Medievalists pour sa rencontre annuelle de 2022. Un vrai sottisier. D’abord l’acronyme au complet, non seulement EDI, « équité », « diversité », « inclusion », mais EDID, s’il vous plaît, « D » pour « décolonisation ». C’est mieux, surtout s’il s’agit de répondre à la « nouvelle croissance de l'activisme antiraciste, ainsi que le mouvement des droits des trans, #MeToo et une pandémie mondiale », qui ont suscité « un regain d’attention sur la race, le handicap, le genre et la sexualité, ainsi que sur les changements dans les approches académiques de ces sujets. » Le lecteur aura de lui-même établi le lien étroit et profond qui unit cette construction idéologique et le Beowulf ou les romans de Chrétien de Troyes par exemple… Des approches particulièrement révolutionnaires pour le Moyen Âge, on s’en doute, un vrai changement de culture, sachant que « les médiévistes de couleur et les femmes médiévistes ont, souvent à leurs risques et périls, braqué les projecteurs sur la discrimination ancienne et actuelle dans notre domaine. » Dangereuses, les études médiévistiques : « à leurs risques et périls », à l’image des étudiants eux-mêmes qui, face à la terrible dictature du Blanc-chrétien-hétérosexuel-cisgenre, doivent sérieusement raser les murs en se rendant en salle de cours. On considérera ainsi la « race », même si le terme n’a absolument pas le sens actuel. En plus de ce flagrant anachronisme, on visera à décoloniser avant même que les colonisations n’aient lieu, et que l’on puisse parler de colonialisme. Mais comme on le sait, et qu’il faut faire quelques petits arrangements avec l’histoire (d’autres composent bien avec la mort), on suggérera (sur un mode binaire et simpliste) d’examiner comment « la race, le genre, le handicap et la sexualité » sont « représentés (ou mal représentés) et déployés (de manière positive ou négative) dans le médiévalisme populaire ». C’est plus sûr quand même. L’annonce EDID ne traduit pas uniquement le conformisme intellectuel du temps (jusqu’à l’absurde). Elle marque le souci néo-libéral du milieu, le virage enfin utilitariste des humanités (le tournant numérique n’a pas eu l’effet escompté, une autre option se présente). La fonction de ce texte est prostitutionnelle, il s’agit de rendre une discipline ou les sous-segments d’une discipline enfin attirants. Sex it up a little. Faire le trottoir et ameuter le client : « Approche, mon lapin. Regarde sous mes jupes. Goûte. Tu verras. Cest comme une pomme ». Cette démarche racoleuse vérifie la lecture de Justin Sider (In defense of desinterested knowledge) : la justice sociale (enfin : la rhétorique CSJT, plutôt) y sert d’ultime justificatif à des disciplines déclinantes sur le marché du savoir. On ne saurait mieux se suicider.

lundi 3 janvier 2022

LASH

    L’étonnement rétrospectif à considérer Christopher Lash – une des impasses de la lecture (à combler) – spécialement The Revolt of the Elites and the Betrayal of Democracy (Norton, N.Y., 1995), moins les lieux communs parfois passéistes sur les repères ou les cadres collectifs perdus : par exemple, « In effect, identity politics has come to serve as a substitute for religion » (p. 17) ou sur la compétition victimaire des communautés ou des groupes minoritaires (p. 18) – l’essai abonde en ce genre de « prophéties », qui permettent de re-déchiffrer le présent (et centralement la critique de la gauche culturelle, de la PMC, voir C. Liu).

LEÇON

     En chemin, il y aura eu plusieurs délestages, du côté des routines du littéraire, et probablement un dialogue beaucoup plus serré mais incontestablement plus heureux avec les sciences sociales, en raison des errements (notamment politiques) d’une discipline sur le déclin dans le paradigme du sensible – et à lopposé un attachement obstiné à l’empirique et au factuel qui tient aussi à des années de fréquentation, plus directement « positivistes », avec les sciences du langage. Des réorientations en cours du travail et de la pensée. En route, il y aura eu l’expérience absolument déconcertante, et quelque part violente – de la religiosité et de la bêtise de la gauche, des gauches, le manque de discernement ou de prudence, etc. Leçon de vie. – Et il n’y a aucune raison de faire de cadeau à son propre camp. Sur le bord du chemin : ce qui se perçoit nettement, c’est l’occasion peut-être de revitaliser le débat intellectuel et, par là, la fonction sociale et éthique de la critique.

STEM

     De Counter Wokecraft, en plus de l’inventaire des stratégies de terrain, les techniques reconnaissables de prises de pouvoir, la typologie des personnages en milieu académique (sympathisants, alliés, opposants, dissidents, etc.), le point le plus pertinent est peut-être le clivage entre le champ des « Humanities » et des « Social Sciences », entièrement modelées sur le paradigme de la CSJT et l’encore relative résistance du domaine STEM. Cela pose la question intéressante des distributions, des inégalités, des variations disciplinaires. À vérifier cependant en regard des pressions institutionnelles, par exemple côté canadien lorsqu’on exige de candidats à des bourses doctorales en sciences naturelles et en génie qu’ils prennent a priori en compte dans leurs travaux « le sexe (aspect biologique), le genre (aspect socioculturel), la race, l’ethnicité, l’âge, le statut de personne handicapée, l’orientation sexuelle, l’emplacement géographique », en soumettant d’emblée l’opération savante à une doxa « éthique » (Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada).

LA MÉTAPHORE VIRALE

     Irritation à la lecture de la préface de James Lindsay pour Counter Wokecraft, le manuel pratique de combat de Charles Pincourt (pseudonyme qui en dit long sur la perception paranoïaque). La double crase : 1. « Woke ideology » (p. viii) - que j’ai pu moi-même utilisée – mais qui résiste à plusieurs titres : est-elle seulement consistente ? existe-t-elle ? Cela suppose plus rigoureusement de distinguer entre « Woke » au sens afro et dans l’acception militante de terrain – et le « Wokism » et la « Wokeness » qui ressortissent à une théologie populaire du réveil – point historique et philologique qui n’est pas établi ; 2. « to prevent further infection » (p. ix). Bien entendu, la métaphore est surmotivée par un auteur qui appartient au champ des sciences ; mais elle est typique des regards déshistoricisés – en plus d’inscrire l’université, les savoirs, les enseignements dans une optique organiciste (corps malade, corps blessé, etc.) Surtout, quelle différence dans ce cas avec les vitupérations droitières dans le genre de Mathieu Bock-Côté – qui assume au moins explicitement ce genre d’analogie (voir La révolution racialiste et autres virus idéologiques) ?

OBSERVATOIRES

    L’essor du genre des observatoires, qui pose un double problème – à la fois épistémologique et idéologique. D’usage il s’agit d’établissements ou d’organismes qui ont mission d’observer diverses variations à des fins documentaires (TLFi), indépendants ou sous tutelle d’un pouvoir, d’une administration, d’une entreprise. Observatoire de la langue française. Observatoire économique. Dernier cri : l’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires, véritable point de convergence, et réservoir des rhétoriques conservatrices. La question, c’est non seulement le site de l’observation elle-même, le processus et sa méthode, mais le partage entre l’observateur et l’observé, sans oublier qu’à tous instants l’observateur fait partie intégrante de l’observé. L’autre point, c’est : qui a la légitimité d’observer qui, et au nom de quoi ? Autre élément : le cas des observatoires – qui s’exercent sur la base d’une fiction de neutralité, et often claim themselves as fully independent, et peuvent combler des attentes pratiques (puisqu’ils documentent) et le cas des fondations et des think tanks. Une relation par ailleurs à clarifier. L’âge néolibéral de la pensée.

ÉCHANGE

      L’autre morceau de ce problème, qui tient aux savoirs, aux libertés de chercher, de penser, de dire, est résumé par le physicien et épistémologue Étienne Klein (Le Goût du vrai, Tracts-Gallimard, 2020) : « Lorsque l’idée même de vérité est ainsi abrogée, c’est la notion de monde commun qui se trouve elle-même néantisée : l’échange devient impossible, qu’il s’agisse d’idées, de jugements, de sentiments ou d’émotions. » (p. 24). Ce monde commun ne peut se penser, à l’image de la vérité elle-même, qu’à travers l’historicité des discours (ce dont tient lieu le terme « échange » ici) – ce qui n’en fait pas pour autant un perspectivisme, encore moins un relativisme.

EN-COMMUN

     Lecture instructive de Mark Lilla, La Gauche identitaire. L’Amérique en miettes (Stock, 2018), notamment par l’insistance sur les deux périodes Roosevelt et Reagan. Ce que j’en retiens le plus, le focus sur la citoyenneté à rebours de l’identity politics et de son mariage (très heureux) avec l’individualisme néolibéral. Dans ce qui veut reprendre à nouveau frais la question du demos, et pour un pays certes hanté par la fracture sociale et idéologique, il s’y entend surtout la nécessité de (pro)poser ou (ré)inventer du commun – aux antipodes des politiques différentialistes, ou plus exactement de l’essentialisme différentialiste qui a pris le dessus dans la vie publique. On peut énoncer le problème dans les termes de la théorie politique de la culture chez De Certeau qui se plaçait au point de vue de ce qu’il appelait l’hétérogène. Postuler un en-commun qui (re)lie entre elles les appartenances et les différences sans pour autant les effacer mais sans discréditer non plus le commun défini comme multiple sous l’espèce de l’un ou de l’homogène. Une question éthico-politique quil est impossible de construire sans ce qui précède à propos du langage. Impossible à construire sans une critique de la différence.

LA PROBLÉMATIQUE DU LANGAGE

  Aussi fondées soient-elles ces analyses sont hantées par une conception normative du débat public. Elles en reviennent à l’importance institutionnelle, civique et politique, de l’éducation, plus spécialement à l’enseignement de la philosophie qui a dramatiquement reculé, les scènes classiques du doute cartésien ou du dialogue socratique. Mais ce qui est peut-être plus frappant, c’est la méconnaissance de ce que Barthes appelait la « problématique du langage », dans le champ des rhétoriques et des logiques, d’Aristote à Perelman, comme dans celui des linguistiques et des poétiques. Au mieux, ce qui en émerge est la rationalité communicationnelle et l’éthique version Habermas (p. 108), ou point plus intéressant, le lien entre éthique de la discrétion (nuance, milieu, etc.) et éthique de la discussion (p. 129).

MILIEU

       C’est l’état du débat public, et l’inquiétude qui s’y trouve corrélée au devenir des démocraties. Diagnostics convergents en raison même de leurs objets, et parmi d’autres auteurs, Anne-Cécile Robert sur la catégorie des fake news et de la post-vérité (Dernières nouvelles du mensonge, Lux, 2021) et plus encore Jonathan Curiel (La Société hystérisée, Éditions de l’aube, 2021) sur la société de l’avis et de l’opinion qui pointe une « manière d’être à l’autre » (p. 53) fondée en priorité sur l’émotion, où l’autre est posé comme « ennemi commun » (p. 91). Au point qu’en retour il est devenu « décalé d’être nuancé et modéré » (p. 97). Rappel utile de Pascal selon lequel le milieu est plus difficile à atteindre que les extrêmes.

NUANCE

     Cette remarque, qui est bien de notre temps, au début du Traité de l’antiracisme de Danny Laferrière : « Je tiens la nuance pour la forme la plus persuasive qui soit, et parfois la plus subversive. » (Boréal, 2021, p. 10).