Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

mardi 29 décembre 2020

PARRÊSIA ET FRANC PARLER

      Foucault, ma respiration. Michel de Certeau évoquait volontiers son rire. Parmi les conférences données en 1982 à Toronto, sur la notion grecque de parrêsia, que Foucault s’essaie à traduire en anglais par « free speech » puis en français, plus fidèle à ses traits sémantiques d’origine, sous la forme du « franc parler », ceci qui jette une lumière inattendue sur les événements courants : « La parrêsia est la liberté de parler et de dire dans les assemblées politiques tout ce qu’on pense, et tout ce qu’on croit vrai ou utile pour la cité ou juste, sans être victime des retombées de ce qu’on a dit si les gens ne sont pas d’accord avec vous. » (Dire vrai sur soi-même, éd. cit., p. 228). Plus loin, passage que je préfère sinon savoure carrément (une idée on ne peut plus perverse me traverse soudain l’esprit…), que la parrêsia est « la liberté de critiquer le maître quand il dit des stupidités, quand il dit les pires choses » (ibid., p. 230). Quelques paragraphes plus bas, après avoir montré que le concept est inséparable de la cité démocratique, en avoir investigué l’usage dans l’ordre monarchique, Foucault ajoute que le parlement et la liberté de la presse dans les sociétés modernes pourraient être probablement les héritiers de la parrêsia dans le champ politique.

UN COURS

     Non sans colère profonde contre cette culture moraliste et victimaire, sa révolution conservatrice. Souvenir par exemple de la mise en scène projetée en classe de l’allemand Michael Talheimer pour le Théâtre de la Colline en 2011. Devant moi j’ai non moins d’une quarantaine d’étudiants, une minorité de Français, et pour le reste, des Canadiens et Québécois de toutes origines. Et la discussion autour de Combat de nègre et de chiens est passionnante. Un point en particulier : la scène au cours de laquelle Léone, qui célèbre lyriquement le noir comme couleur de l’amour (la scarification finale en inversera la valeur), se peint le visage. Réaction d’un public nord-américain autour des pratiques Black Face, etc. En regard de cette expérience, la nouvelle culture de la censure ne peut que les priver des instruments de savoir, des instruments de la critique, et potentiellement des instruments d’émancipation. Un cours de littérature, c’est ça – très modestement. Révolte.

COMBAT

    Échange il y a quelques semaines avec Michèle Monte, qui me signale un volume qu’elle a codirigé avec Émilie Devriendt et Marion Sandré pour la revue Mots (n. 116 / 2018), Dire ou ne pas dire la « race » en France aujourd’hui. Je repense soudain à Combat de nègre et de chiens dont on parle aussi. 1979. Mais à l’exemple de La nuit juste avant les forêts – ce récit de migrants marginaux sous-prolétaires qui peuplent les cités d’Occident – j’ai envie d’en retenir la même puissance « prophétique ». L’agôn et l’économie de la violence seraient les éléments les plus évocateurs aujourd’hui – le revers dans le drame de l’utopie assimilationniste que développe (non sans effets comiques bien sûr au cœur du cauchemar) la tirade de Horn lancée à Alboury, sa géographie et sa climatologie Nord/Sud. Est-ce qu’on n’y est pas précisément dans cet agôn, celui que développe aussi Dans la solitude des champs de coton entre le dealer et le client ? Et Koltès voulait un dealer noir (joué par Isaac de Bankolé dans la première mise en scène de Patrice Chéreau en 1986). Impressions qui me traversent en tous cas.

CRT ET IMPENSÉ

    Pour y revenir, parce que ce sera un dossier – parmi tant d’autres – et le temps à y consacrer en sus de compétences qui me font défaut à ce sujet – mais il ne s’agit pas à mes yeux d’intenter quelque faux procès aux CRT non plus. La visée première, en vertu d’un héritage méthodologique issu de la French Theory, notamment du versant déconstructionniste, c’est bien entendu de débusquer l’impensé ethnique au cœur de la loi (les particularismes qu’elle dissimule). La continuité est patente aussi avec la critique marxiste de la loi interprétée au rang d’une fiction servant les intérêts de la classe sociale dominante. Mais le nœud du problème – mon malaise assez profond – au vu de la vulgate racialiste qui s’inspire aujourd’hui des CRT est peut-être ce point ambigu entre le « social » et l’« ethnique ». D’une part, il y a aussi un impensé social de l’ethnique : faire partie d’une bourgeoisie minoritaire progressiste au lieu d’un prolétariat immigrant, ce n’est pas du même ordre, pour recourir ici aux grands écarts (la dynamique des violences socio-écononiques). D’autre part, le social immerge plus directement dans l’historicité. C’est peut-être cette résistance que j’ai à considérer la présentation de Lionel Zevounou (« La question raciale chez les juristes américains. Autour des Critical Race Theories », 2020, dans La Vie des idées). Bien sûr, la leçon comparatiste, et spécialement la lecture française d’une question de la société américaine, qui a le don de mirriter comme effet dimport. Lecture qui veut cependant prendre à rebours les fondements laïcs et démocratiques de l’État républicain, produire « l’analyse de l’impensé racial du système juridique français » – ce qui en soi est intéressant – eu égard à ce fait que dès 1791 puis en 1848 les révolutionnaires ont été confrontés à la réalité coloniale et esclavagiste, eu égard aux post-colonialités du modèle français et à sa diversité comme société. Mais non sans réserves vis-à-vis de certains lieux communs qui ne sont pas discutés : les micro-agressions, le racisme systémique, ces tartes à la crème du présent, et un point philologique autour du terme de « race » (voir p. 4 et la thèse du consensus ontologique) – et il y a une différence sensible qui n’est pas soulevée sur ce point entre l’anglais et le français (langue dans laquelle le mot est extrêmement « entaché »), de sorte qu’on lit des choses comme « question raciale », etc., comme si cela allait de soi. Puis comme souvent le point de départ implicite passe entre deux modèles, USA et France, ces deux pays à société révolutionnée, dont l’un a misé sur les singularités communautaires et l’autre sur l’abstraction universaliste pour penser les différences voire corriger les injustices et les inégalités. Deux réponses qui ont leurs atouts et leurs défauts. Du côté des singularités, il dépend encore de la manière dont on les envisage selon qu’on les prend comme historicités ou comme essentialités. Il est possible dans l’écoute flottante que je peux avoir des débats ici et là que le Québec soit travaillé par cette double tradition. Il me semble avoir même lu un texte d’intervention de cet ordre dans Le Devoir, je ne sais plus. Ce qui est certain c’est que le paradigme racialiste qui est en train de s’installer sur les campus à la faveur de la culture victimaire généralise une pensée essentialisée des singularités. Il apparaît enfin que l’attitude dénoncée chez les gestionnaires du monde académique comme clientéliste a trait en vérité plus profondément à un voisinage sinon à une évidente familiarité avec les thèses des CRT (voir dans toute cette controverse le rôle des juristes, à commencer par le recteur de l’université d’Ottawa) et à la manière dont – en réponse aux militants activistes comme à l’ensemble de la communauté – ils en font usage politiquement.

lundi 28 décembre 2020

CULTURE VICTIMAIRE ET NOUVELLES « CULTURE WARS »

  Discussion avec Yves Gingras, qui me signale l’ouvrage complet (je n’avais eu accès qu’à un chapitre paru dans la revue de Comparative Sociology en 2014) des deux sociologues américains, Bradley Campbell et Jason Manning : The Rise of Victimhood Culture. Microaggressions, Safe Spaces, and the New Culture Wars (Palgrave Macmillan, 2018). C’est bien l’objet. L’air qu’on respire aussi.


dimanche 27 décembre 2020

CRT ET CRITICITÉ

     Probablement une des pièces manquantes du puzzle, les Critical Race Theories (rien que le nom…), qui ont émergé autour des années 80, Derrick Bell et cie. Et l’objet est familier à certains acteurs de la controverse, en premier lieu aux juristes, si j’en crois l’échange très tendu avec la représentante en matière d’équité de mon établissement, mais également le légendaire Jacques Frémont, défenseur à peu de frais des droits de la jeunesse et des minorités, etc. Probablement aussi un des socles de la culture woke et bien entendu une critique du droit, dans le sillage historique des Civil Rights. Or ces courants de pensée qui s’enracinent en priorité dans la situation de la société états-unienne ont comme présupposé commun l’anthropologie racialiste discutée ces derniers jours avec certaines topiques sensibles dans le discours social des acteurs, l’hostilité au modèle libéral de l’éducation, les savoirs légitimes étant aux mains de la population blanche, le postulat de racisme dit systémique, les credos de la culture victimaire, et un élément qui a retenu mon attention, non seulement parce qu’il a été très « controversial » et débattu dans les dernières décennies du XXe siècle, d’après ce que j’ai pu comprendre : l’accent mis sur l’expérience et le story-telling, au détriment des nouages logiques de l’argumentation traditionnelle. Non que le « narrative », le jeu du récit, ne puisse être un instrument de connaissance en soi ; mais il exige dans ce cas un protocole de lecture spécifique. Mais le dispositif semble obéir à une autre stratégie : il se place en opposition aux procédures discursives de la logique et du raisonnement – c’est la critique sur-racialisée et entièrement fantasmée du logos occidental ; une tentative d’évitement enfin, le contrôle ou la sanction de scientificité, la validité épistémique et à terme le potentiel heuristique des arguments et des démonstrations. C’est peut-être – stricte hypothèse à vérifier par des lectures systématiques – l’une des racines que je percevais dans la reprise de l’anthropologie coloniale XIXe siècle qui place le Blanc du côté de la Raison, le Noir et extensivement les minorités du côté de l’Émotion. Dans ce contexte, on est en droit de s’interroger sur la criticité que revendiquent de telles théories. En tous cas, je saisis mieux la cohérence entre ce primat de l’expérience, l’irrationalisme dans lequel il s’immerge, et la culture victimaire, la langue de la blessure et du ressenti qui l’entoure. Car il s’agit de créer un objet argumentativement indiscutable ou irrécusable (cf. ne pas oublier le prophète Jacques Frémont : « Les membres des groupes dominants n’ont tout simplement pas la légitimité pour décider ce qui constitue une micro-agression ») – un objet d’emblée soustrait à l’empire de la raison (blanche), qui aura donc à ce titre l’efficacité politique maximale. À suivre.

samedi 26 décembre 2020

LA LECTURE MANAGÉRIALE

     Un point de détail qui me revient, et me taraude depuis la lecture des déclarations du Provost Manfredi le 15 décembre suite à l’intervention de Julius Grey et consorts dans The Gazette comme à la publication ce même jour de notre article Isabelle Arseneau et moi-même dans La Presse : « McGill’s Statement on Academic Freedom has not shifted in its scope or application. This remains true even in the face of several public statements calling upon us to prioritize equity and inclusiveness over academic freedom, or vice versa. At McGill, none of these principles supersedes the other, nor is any of them absolute. Determining the limits of any of these principles always requires a contextual analysis. » Bien entendu, la pratique de censure invalide la première phrase. Ensuite, la stratégie d’ensemble consiste à se placer au-dessus de la mêlée et à renvoyer dos à dos les acteurs de la controverse. Ce qui m’arrête est plutôt l’énoncé à valeur gnomique : « At McGill, none of these principles supersedes the other, nor is any of them absolute. » Le raisonnement qui se présente comme une particularité locale (« At McGill »), et ne vise qu’à rassurer les membres de la communauté eu égard à leur position dans la polémique, est aussi imparable qu’efficace. Car il se règle très simplement sur des truismes. Mais aussi de faux parallèles : entre liberté académique et équité ou inclusion – l’amalgame séminal de la question. Ce qui est d’autant plus surprenant que seule la liberté académique peut définir ce qu’est véritablement une institution d’enseignement et de savoir comme l’université, elle en est constitutive ; l’équité et l’inclusion ont trait à son histoire ou à son évolution, au mode d’être ensemble sur le campus, sa réalité sociale, ce qui est non moins important mais très différent. Aucun des trois termes n’est en vérité sur le même plan. L’argumentation est truquée. Dire que de tels principes ne sont pas absolus relève de l’évidence, mais l’égalisation que cette assertion autorise aussitôt trahit par contre une lecture typiquement managériale des fondements du monde universitaire : il convient désormais de gérer des principes et des valeurs sur un plan essentiellement pratique. Ainsi s’explique que l’argument qui suit immédiatement esquive littéralement un débat dont les termes sont  défaillants et viciés : « Determining the limits of any of these principles always requires a contextual analysis ». La conversion du fondement en management s’achève logiquement en casuistique. Au lieu de tenir et représenter des principes dans leur complexité même, on cherche à résoudre des cas, on convoque des solutions

FINANCER LA CENSURE

  Une question au fond assez simple à adresser au législateur comme aux gestionnaires « éclairés » du monde universitaire est de savoir, dans le cadre d’une société démocratique et pluraliste telle que le Québec, si l’État a l’obligation de financer la censure du milieu académique. L’utopie déclinée par Bradbury est en passe d’être réalisée sur le mode discret et non douloureux (sous la forme de ce qu’on pourrait donc appeler une petite euthanasie du savoir). Sous couvert de consumérisme éducatif, et d’idéologie clientéliste, nos universités sont en train de résilier leur contrat avec l’État. On peut donner une traduction provocatrice et triviale au problème : dans quelle mesure les contribuables devraient-ils financer la censure ? dans quelle mesure devraient-ils soutenir des institutions, qui s’écartent de la mission qui leur a pourtant été confiée par la société, la liberté académique y figurant comme lune des conditions.

vendredi 25 décembre 2020

DIVERSITÉ, ETC.

        L’autre versant du dossier par Martin Drapeau : Diversité ou discrimination. De quoi fâcher les petits gestionnaires.

SCIENCE ET ACTIVISME

     Un des points de divergence n’est pas tant le diagnostic assez juste des enjeux attachés aux radicalités anti-racistes et leur anthropologie racialiste qui font du « décolonialisme » une « démonologie » avec ses « inquisiteurs » et ses « exorcistes ». Mais on a intérêt à maintenir la distinction science/activisme à tous niveaux. Poser que les « recherches postcoloniales » représentent comme le voudrait Taguieff « un mythe fabriqué par des militants et des communicants en quête de respectabilité et de postes dans les institutions universitaires » se révèle non moins simpliste que l’objet ciblé. S’y entend bien entendu une rivalité de compétence et de pensée – dans le domaine de l’histoire et de la critique historique notamment – entre l’épistémologie des Cultural Studies dont les mouvances postcoloniales sont issues et celle (plus européenne) de l’histoire des idées. Difficile cependant de réduire les argumentaires, d’Edward Saïd à Achille Mbembe en passant par Spivak et dautres, à  cette sociologie du calcul, si même il est vrai que la dynamique du savoir se trouve dans ce cas précis, et explicitement, inséparable d’une conquête du pouvoir.

LE TOUT-RACIALISABLE

    La composante déterminante de cette idéologie est probablement l’anthropologie racialisée sur laquelle elle s’appuie. La société comme culture ou lieu des cultures est d’abord un lieu des confrontations, des antagonismes, des violences. Il s’agit d’une totalité d’identités dans laquelle ces identités sont non seulement présupposées ontologiquement mais aussi préassignées éthiquement. Dans ce cadre, l’attribution ethnique précède toute tentative de prise de parole. Elle constitue l’a priori des formes d’individuation et d’association. Ces identités mises en tension sont traitées au rang d’essences. C’est ce que Taguieff comprend, il me semble, lorsqu’il déclare que ce « pseudo-antiracisme rend la pensée raciale acceptable ». D’un côté, les mécanismes de domination ressortissent nécessairement à une logique de discrimination, les termes sont tenus pour équivalents, ce qui fait déjà difficulté. Selon la cible déclarée, « l’Occident » se voit de la sorte pleinement « essentialisé en tant que raciste » et objet de contestations voire d’une « haine sans limites ». De l’autre, il s’agit peut-être d’une « nouvelle version, racialisée, du choc des civilisations, présupposant une conception manichéenne du monde qui se traduit culturellement et politiquement par une guerre des races, des ethnies, des religions. » Mais pour rappel, la thèse de Huntington disposait le concept de civilisation au lieu de celui de culture ; il actait le retrait de la vision universaliste qui a porté les sociétés occidentales, avec en ligne de mire entre autres les blocs islamiques. Mais dans cette anthropologie, même le religieux passe au second plan ; c’est la théorie de l’identité qui s’y exprime et tient pour naturel et essentiel le critère ethnique qui constitue désormais un obstacle. C’est en raison de cette radicalité essentialiste que ses expressions diverses comme discours social en font l’instrument d’une possible révolution conservatrice. Sur cette base, il découle aussi que l’ethnique devient l’interprétant des pratiques et des catégories par lesquelles une société pense ces mêmes pratiques, par lesquelles une société se pense. Un des effets, anecdotique mais parlant, – caricatural et pathétique aussi – de cette anthropologie, du tout-ethnique, c’est par exemple la révision terminologique dans les milieux informatiques – Goggle et Microsoft en tête – autour des notions Master / Slave ou Whitelist vs Blacklist (désormais remplacées par Allowlist et Blocklist). Ainsi réinterprétées, des oppositions de nature pourtant sémiotique servent bien entendu de couverture déontologique aux entreprises. Mais en vertu des termes qui la fondent, il n’existe pas de limites à cette anthropologie : nimporte quel objet y devient racialisable.

mercredi 23 décembre 2020

RACIALISME ET ANTIRACISME : DE LA PENSÉE-FOUTAISE

     Une amorce possible pour situer le débat autour des politiques racialistes, en termes de généalogie des idées notamment, ce serait l’entretien donné à Marianne (25.10.2020) par Pierre-André Taguieff à l’occasion de la publication de son essai L’Imposture décoloniale – avec tous les irritants et réserves de rigueur qu’on peut éprouver bien entendu : « Ce pseudo-antiracisme rend la pensée raciale acceptable ». Il reste qu’une double filiation semble nettement perçue : l’émergence de la critique antiraciste chez les militants afro-américains de la fin des années 60, qui ont promu l’idée de « racisme systémique » ou « racisme structurel » ; la convergence et les effets de continuité avec les mouvances communistes – d’obédience autoritaire, essentiellement stalinienne – et tiers-mondistes. D’un côté, se trouve pointée sous le terme de « racisme institutionnel », qui est devenu un lieu commun du discours public (et repris à l’ultra-gauche par les droites identitaires qui s’en servent ou non comme d’un paravent), « une arme symbolique » – je dirais personnellement : un gadget idéologique – le contraire en effet d’une « conceptualisation du racisme », c’est le plus important à souligner. La pensée-foutaise, qui ne permet pas de rendre compte du fait de ses indifférenciations caricaturales et de ses généralisations abusives des discriminations et même les laisse échapper. Le racisme systémique qui ressortit au mot d’ordre et aux jeux de ralliement, non à une analytique des pouvoirs et à une description des phénomènes d’aliénation socio-ethnique, ressortit au strict maintien de l’ordre. Une illustration presque parfaite de ce que serait une théorie traditionnelle dans l’ordre politique des cultures, dans l’ordre culturel du politique, si le mot « théorie » n’était vraiment de trop ici. De l’autre côté, on trouve l’articulation pertinente entre les caractéristiques de cette nouvelle doctrine « victimaire » (voir l’usage massif de la notion volatile de « micro-agression ») et « identitaire », qui a rompu avec « la tradition de combat avec les préjugés raciaux fondée sur l’universalisme des Lumières » et les conséquences – les déplis de la sophistique – du principe de l’antiracisme fondé sur la critique du racisme dit systémique : son ciblage presque exclusif sur les sociétés blanches, qui tient les cultures occidentales pour coupables eu égard aux récits de l’histoire (l’esclavage, les colonialismes, etc.), de sorte que tous les Blancs sont potentiellement racistes « jusqu’à preuve du contraire ». On passera sur ce fait qu’anthropologiquement le racisme se décline pourtant au pluriel – que les racismes se comptent autant que les cultures dont ils nomment les violences et les conflits, qu’ils sont multilatéraux et à ce titre toujours spécifiques. Ce qui n’enlève rien bien entendu au rôle historique des sociétés occidentales (dont on ne saurait cependant faire par ailleurs un englobant unique, sous peine de les réduire elles aussi culturellement). S’il est vrai que les « dominants » sont par nécessité des « racisants », alors comme le pose Taguieff à juste titre cela revient ici à nier « les responsabilités individuelles non sans faire obstacle à l’identification des vrais coupables » ; cela passe sous silence les noms de ceux qui en Europe ont dénoncé l’esclavage et le colonialisme… Cette sophistique, on le sait, emprunte à Robin DiAngelo et à sa topique de la White Fragility : exemple de « concept » au sens où l’entend le monde du marketing, mais qui a trouvé des terreaux favorables au gré des événements et des créneaux académiques. Le plus important dans cette discussion est ce qu’implantent de telles doctrines : une anthropologie racialisée, j’y reviendrai. Comme sur le point de vue franco-centré et euro-centré de Taguieff qui fait l’économie des situations américaines, alors qu’il mentionne au départ les activistes des années soixante. Pas un mot sur le trumpisme par exemple.

TROIS PETITS POINTS

   Est-il besoin de préciser que ce racialisme (le terme de whiteness, traduit par blanchité, en est un merveilleux symptôme) est un essentialisme ?

  N’est-ce pas injuste de dire que les mouvances ultra-gauche, identitaires et moralistes, sont dépourvues de programme ? Il y a bien une utopie qu’on désigne en rassemblant des traits hétérogènes sous l’expression (que je ne valide pas ; j’y vois plus un non-concept ou un concept par défaut…) de Cancel Culture ? Un travail d’épuration dont les récritures de l’Histoire par censures, dénonciations, diffamations, déboulonnages, etc., sont des variantes. (On m’écoute sceptique, j’ai l’air de prêcher dans le désert, chaque fois que je dis que retirer la statue de James McGill par exemple au vu de son passé esclavagiste est un geste pauvre et inefficace ; qu’une plaque commémorative – un contre-discours – rappelant l’histoire des vaincus, induit une tout autre perception et de l’homme et de l’institution dont il est à la fois fondateur et symbole.)

 Nourri à la rhétorique d’extrême-gauche, chez les vieux trotskystes puis les anciens maos, je vois un mode panique de l’argumentation dans la manœuvre qui consiste régulièrement à qualifier vos critiques à droite, cela mamuse – et il serait difficile d’être plus à gauche que cette ultra-gauche elle-même. Aporie du spectre politique. La stratégie consiste à déclasser et reclasser pour tenter de vous identifier au lieu de se placer en mode dialogique voire dialectique (ne pas trop leur en demander quand même...) On est toujours le conservateur sinon le réactionnaire d’un autre, on est toujours le radical sinon le révolutionnaire d’un autre. Ces stratégies de faibles ont néanmoins leur efficacité, spécialement dans un contexte où dominent sinon le lavage de cerveaux du moins les automatismes de la pensée. Bret Weinstein en dénonçait les ressorts dans son témoignage auprès du Congrès américain en 2017.

mardi 22 décembre 2020

RACIALISME VS UNIVERSALISME

    Dialogue avec NC qui évoque Aristote et Descartes – les fondements d’une pensée aujourd’hui mise en cause, mais sur la base de quels arguments ? La critique de la raison universitaire qui opère comme critique de la raison blanche s’enracine en vérité dans les pires sophismes et paralogismes. De l’autre côté, il y a, plus intéressant à observer, le symptôme lexical – le rejet absolu de « nègre » au détriment des réflexes méthodologiques, au mépris des règles élémentaires de la science ; rejet surtout des réemplois subversifs du mot pris aux Blancs contre les Blancs par les générations post-50. Cette proscription sous l’espèce du tabou est significative d’autres enjeux, probablement internes aux militantismes noirs, Black Lives Matter en tête. Derrière s’énonce une rupture profonde dans les discours activistes, les plus radicaux sans doute, avec les figures antérieures, Senghor et Laferrière ; aussi : de Martin Luther King à Nelson Mandela en passant par James Baldwin. Ceux que NC qualifie d’« apôtres de la main tendue ». Cette expression pointe avec une justesse inattendue l’écart entre une version universaliste de la lutte pour la cause noire et pour les minorités et une version raciologique ou racialiste qui émerge depuis plusieurs années sur l’aile ultra-gauche. Parce que, soyons clair, ce qui sous l’impulsion de ces mouvances idéologiques, et avec l’aide de militants ou intellectuels blancs, tente de s’implanter sur les campus après les Culture Wars n’est autre que des Ethnic Wars. C’est à ce niveau que je croise peut-être le discours de P.-A. Taguieff (ses positions ont le don de m’horripiler) – L’imposture décoloniale non encore disponible ici. Voir.

lundi 21 décembre 2020

Y VOIR CLAIR

      Dans cette controverse, je n’entends que trop bien le silence qui s’est installé – le silence de qui a peur. On est trop peu nombreux à parler. Sans évoquer des institutions qui se défroquent et se conchient dessus au moindre mouvement de contestation ou pulsion de censure ; je ne vois que trop bien que je n’ai prise que sur des morceaux – des questions aux marges desquelles je suis longtemps resté. Je le paie chèrement. Y voir clair pour vivre ce que je trouve intellectuellement intolérable. Y voir clair au risque des erreurs et des approximations. Ça ne compte pas lorsqu’on cherche. Y voir clair parce que si ce n’est pas tout à fait la première fois, je me prends en pleine gueule un problème. Sans effet dannonce. Et avec quelle brutalité.

LE MYTHE DE LA RAISON BLANCHE

  Car l’objection majeure qui procède de l’amalgame qu’Isabelle A. et moi avons dénoncé, et qui agit en son nom, est que toute défense de la liberté académique porterait (et masquerait) sur un plan d’abstraction, spéculatif-scolastique, l’existence des singularités – des identités ethniques irréductibles en particulier. Le sous-entendu (pervers et jamais vraiment explicité) de cet argument est, à mon avis, que la liberté académique n’est elle-même qu’un instrument au service de la domination et de la majorité blanches. Il s’agit d’une variante du discours activiste dans sa rhétorique extrême qui considère par exemple que ce sont les Blancs qui déterminent la légitimité des savoirs, ce qui est en eux acceptable et rationnel, savoirs à leur tour validés par des auditeurs et des publics de Blancs. Un pas de plus – mais cette prémisse se trouve en réalité impliquée dans le propos – et la raison, la logique, l’argumentation sont blanches. Thèse qui est probablement la forme radicalisée, et en l’occurrence réinterprétation hyper-racialisée, de la critique (derridienne surtout) du logos occidental, qui s’est jouée dans la tradition philosophique continentale et sa métaphysique au cours des années soixante, puis ses réemplois dans les décennies suivantes au cours des batailles culturelles. Il y a nombre d’objections à cette prémisse non seulement fausse mais extrêmement nocive au plan éthique et politique. Un exemple élémentaire : l’inférence, la capacité à enchaîner des propositions, à passer du particulier au général, ou l’inverse, etc. Autant d’opérations en vérité universelles, dont un.e japonais.e, un.e mexicain.e, un.e suédoise ou un.e malien.ne sont également capables – puisqu’il s’agit dans tous les cas des procédures de l’entendement humain. Que telles opérations empruntent le truchement des langues naturelles, et mettent ainsi en tension nœuds logiques et discursivité des énonciations – phénomène en soi absolument passionnant – indique le lieu même du problème qui n’est pas ethnique justement mais linguistique – qui passe par l’activité des idiomes, l’historicité des discours et des sujets qui s’y inventent et s’y agencent. En vérité, ce sont moins les objections à l’interprétation ethnicisée de la critique logocentrique qui m’importent que les conséquences d’une telle représentation qui semble servir de dogme aux luttes. S’il était vrai que la raison, la logique, l’argumentation sont blanches, il ne pourrait plus y avoir d’idées ni de savoirs partageables et partagés. Et ce qui est frappant dans cette affaire c’est peut-être précisément le langage comme condition du commun – qui est totalement oublié. S’il était vrai que la raison, la logique, l’argumentation sont blanches, il n’y aurait que l’ordre de la violence pure. C’est ce détail qui avait retenu mon attention en découvrant les attaques polémiques de la société étudiante de McGill et l’appui recherché du côté de David Gillborn (chercheur britannique, blanc s’il était besoin de le préciser…, et spécialiste en sociologie de l’éducation). Le segment cité de « Risk-free racism: whiteness and so-called “free speech” ». Je ne reviens pas sur les confusions entre freedom of speech et academic freedom. Pour ceux-là, je ne peux plus rien, ce sont des cas désespérés. L’idée plus intéressante selon laquelle ce sont les Blancs – savants ou auditeurs –« who simultaneously define as irrational, emotional, or exaggerated the opposing views of people of colour » Je ne commenterai pas davantage le binarisme et le manichéisme qui retirent à une telle déclaration sa validité ; l’élément pertinent ici est plutôt la récupération du modèle anthropologique colonial du XIXe siècle. Bien qu’elle soit disposée dans le paradigme négatif de la raison blanche-occidentale-chrétienne-masculine, etc., la rhétorique activiste de la victime s’en accommode : c’est dans l’émotion et l’irrationnel – les blessures, les humiliations, les traumas – qu’elle se déplie en premier lieu ; et c’est encore au nom de la sécurité et du bien-être qu’elle se revendique en contre-pouvoir. L’ordre du ressenti et l’ordre de la violence. 

DISSOCIATION D'IDÉES

      Il y a plusieurs écueils. Sortir le débat public de la question raciste, pratiquer la dissociation d’idées comme le voulait Remy de Gourmont, en guise d’exercice critique. Travail de lucidité comme résistance aux effets idéologiques ou aux jeux d’endoctrinement. Reconnaître que la polémique est née par ce canal. D’un côté, en relativiser la portée : l’axe ethnique dissimule une demande sociale plus large et un paradigme politique – à dominante identitaire – plus riche ; de l’autre, éviter à tous prix de s’en faire un angle mort, le comprendre et l’anticiper. Le débusquer au contraire. Sans cesse. 

GESTIONNAIRES ET GIROUETTES

    Article incisif, et dérangeant, d’Yves Gingras, historien et épistémologue, au titre un brin provocateur : Quand le jugement [des élites] fout le camp. (Journal de Montréal, 17.12.2020). L’optique n’est pas celle d’un populisme pourtant – ce que s’applique à défaire la double lecture des crochets. Aux phénomènes de pressions sociales, et particulièrement les « tentatives de censure, de chantage ou d’intimidation » exercées par des « groupuscules de moralistes », distincts ici des simples activismes inséparables du statut même d’une société démocratique et ouverte, répond le comportement – et c’est de côté que porte en priorité le regard – d’instances censées représenter des institutions, agir au nom de leurs principes et de leurs valeurs. Le propos se centre sur le champ du savoir et de la culture (de l’édition au cinéma en passant par l’université). Le pointage qui exigerait un inventaire factuel et des développements analytiques précis se fait vers tous ces agents qui font de la « gestion » une priorité absolue sans se poser trop de questions sur la nature et la finalité des « objets » qu’ils « gèrent », des agents qui obéissent à ce titre aux « buzz words et pseudo-concepts » en abdiquant complètement les raisons d’être des institutions qu’ils devraient défendre. Un contresens ici serait de prendre une telle esquisse pour un plaidoyer conservateur des institutions, qui dissimulerait de la sorte leurs mécanismes de pouvoir et de domination ; le papier a plutôt l’intérêt de cibler l’idéologie managériale et ses ravages. Et on ne peut pas ne pas penser à l’essai de Luc Boltanski et Ève Chiapello sur le Nouvel esprit du capitalisme et les mutations de la critique. De ces gestionnaires, qui sont comme « des girouettes qui suivent le vent », il existe diverses versions. Le cas est frappant dans le milieu académique. Le paradigme gauchiste et le paradigme néolibéral, antithétiques en apparence, se marient l’un comme l’autre au clientélisme et aux impératifs de l’économisme. Ce qui disparaît dans chaque cas c’est le sens des savoirs.

dimanche 20 décembre 2020

LE DANGER DES AMALGAMES

      De ce côté-ci, j’archive des documents qui ont trait aux tirs croisés entre la SSMU et la défense de la liberté académique ; ainsi qu’un complément sur l’affaire Ottawa :

 

https://www.lapresse.ca/actualites/2020-12-12/mcgill-accusee-de-cautionner-a-la-fois-la-censure-et-le-racisme.php

 

https://montrealgazette.com/opinion/opinion-in-defence-of-academic-freedom-at-mcgill-university

 

https://www.lapresse.ca/actualites/2020-12-12/des-nouvelles-de-verushka.php

 

La priorité pragmatique, politique et académique, est à soustraire le débat aux divers amalgames qui l’ont depuis le début miné, les termes ethniques – sur lesquels je reviendrai bien sûr, en ce sens qu’ils sont révélateurs des conceptions de l’identité et de l’altérité, l’assimilation avec la liberté d’expression – révélatrice quant à elle des conceptions du langage (et des sujets qui s’y inventent et opèrent). La priorité est au travail d’élucidation et c’est complexe dans le présent même.

BRÛLONS LES LIVRES

    Fahrenheit 451, et pour rappel une dystopie inséparable des années maccarthystes, le dialogue Montag-Beatty : « You must understand that our civilization is so vast that we can’t have our minorities upset and stirred. Ask yourself, What do we want in this country, above all? People want to be happy, isn’t that right? » Et plus loin : « Colored people don’t like Little Black Sambo. Burn it. White people don’t feel good about Uncle Tom’s Cabin. Burn it. Someone’s written a book on tobacco and cancer of the lungs ? The cigarette people are weeping? Burn the book. Serenity, Montag. Peace, Montag. Take your fight outside. Better yet, into the incinerator. » (Simon & Shuster Paperbacks, New York, 2018 [1953], p. 56-57). On pourrait allonger la liste : homme / femme ; straight / gay, etc. Autant d’identités qui arrêtent le multiple d’une culture, son historicité. Nous y voilà en tous cas – pour qui douterait que les livres ont vraiment le pouvoir d’éclairer notre présent.

vendredi 18 décembre 2020

RECTITUDE POLITIQUE

     Plus on avance dans le dossier, plus la question s’élargit, laissant loin derrière les controverses ethniques, qui dissimulent les enjeux fondamentaux. C’est un mauvais angle comme nous l’avons posé avec Isabelle Arseneau. Quant à la situation politique et académique, elle est résumée très clairement dans le rapport remis par le scientifique en chef Rémi Quirion à la Ministre de l’Enseignement supérieur, Danielle McCann, L’Université québécoise du futur. Tendances, enjeux, pistes d’action et recommandations (15 septembre 2020) : 1.1.6 Tendances sociétales et culturelles : « On assiste à un accroissement de la "rectitude politique" influençant les discours publics et les débats de société, et imposant des formes de censure. Ces phénomènes atteignent les universités, dont elles commencent même à perturber la fonction capitale d’espace de libre débat. En conséquence, l’université a le devoir de s’inscrire dans ces discours pour nourrir les réflexions et aider à distinguer ce qui relève de l’exercice de la liberté d’expression, ce qui n’en est pas et ce qui représente plutôt une forme de censure » (FRQ, gouvernement du Québec, p. 18).

VERSION ORIGINALE

Je dispose ici le texte originel, puisque les services de révision de La Presse ont substitué « liberté d’enseignement » à « liberté académique » et francisé le terme latin disputatio

UNIVERSITÉS : CENSURE ET LIBERTÉ

Au Moyen Âge, il arrivait qu’un copiste choisisse de ne pas reproduire un vers « malséant » ou qu’un lecteur (postérieur, bien souvent) pique ou gratte un bout de texte ou une enluminure jugés « inconvenants ». Cette condition est aujourd’hui celle des universitaires au Québec, que leurs institutions prient de manière insidieuse de passer sur un mot, une phrase ou une scène susceptibles de heurter les sensibilités de leurs très modernes clients, pratiquant à la fois la censure et son déni. Ces derniers mois, la liberté académique a été souvent mise en cause, et l’a été paradoxalement au nom de la diversité et de l’inclusion. De la controverse qui a éclaté à Ottawa en octobre dernier aux attaques récentes de la SSMU contre les écrits de P. C. Salzman, la question s’est certes déplacée. Mais si nous en appelons nous aussi au respect du pluralisme, nous mettons en garde les étudiants contre les raccourcis simplistes de la lutte antiraciste, en soi nécessaire, mais également des collègues qui seraient tentés d’y répondre par des arguments civilisationnistes en opposant deux groupes, nous et eux. On ne saurait, quoi qu’il en soit, plus mal poser les termes d’un débat où règne désormais la confusion. Il est urgent d’en sortir l’université, une responsabilité qui incombe en priorité à nos dirigeants, et pour ce qui regarde notre établissement, à la rectrice Suzanne Fortier dont les déclarations jusque-là tièdes et convenues ne sont pas à la hauteur des fonctions exercées.

Le procès adressé depuis le début à la liberté académique, accusée de promouvoir des thèses idéologiquement controversées sous couvert de scientificité, se fonde sur un amalgame récurrent avec la liberté d’expression, appelée aux États-Unis free speech et encadrée ici par l’article 1 de la Charte canadienne des droits et libertés. La controverse d’Ottawa l’a révélé qui a porté d’abord sur le langage et a fortiori sur les langues en trahissant, par l’insistance à ne pas prononcer un nom, une attitude religieuse devant le langage. Mais il en irait tout autant d’autres mots, « primitifs », « putain » ou « sauvages », qu’on nous invite désormais à découper aux ciseaux dans les textes étudiés. La liste est ouverte. Une distinction élémentaire, mais rarement pratiquée, passe ici entre ce qu’est un signe en usage et un signe en mention. Non, Verushka Lieutenant-Duval n’a jamais utilisé le mot « nègre », elle en a fait mention pour décrire l’histoire de ses usages, ce qui est complètement différent. Ignorer ce qu’est une citation discursive entraîne de très graves conséquences, à la fois épistémologiques, éthiques et institutionnelles. En ce sens, il n’a jamais été question de libérer et de remettre en circulation des mots chargés par la haine raciale, la domination coloniale ou l’esclavage. Absurde.

À ses détracteurs, qui assimilent la liberté académique à la libre expression, il convient donc de rappeler que si la parole universitaire peut être à bon droit soupçonnée, elle est aussi constamment sous contrôle. De la salle de classe à l’article de recherche, le savoir qu’elle contribue à faire circuler n’est pas l’affaire d’un seul, le professeur, mais relève d’une construction collective. Ce qui ne signifie pas bien sûr qu’elle est à l’abri de possibles dérives. La plupart des universités se sont dotées d’un corps de règles et de principes entourant la liberté académique, disponibles sur leurs sites. Pour l’illustrer, on raisonnera ici au point de vue de notre discipline, les littératures de langue française. Pouvoir étudier des fabliaux sans se le voir interdire à cause de la violence faite aux femmes, le « Sonnet du trou du cul » de Rimbaud et Verlaine sans devoir s’en excuser par lettre officielle. Travailler sur les récits de viols chez Sade ou chez Anne Hébert. Car la demande sociale (et économique) à laquelle fait désormais face l’université se situe bien là et déborde à ce titre les tensions ethniques ou identitaires enregistrées sur les campus par les médias. Cette demande se traduit trop souvent par un regard a priori sur les œuvres, qui s’interdit de comprendre et de lire quand il ne commet pas de flagrants anachronismes, et se garde surtout d’interroger ses propres présupposés et ses normes.

Or on ne saurait y répondre sur le mode vertueux en misant uniquement sur un « dialogue constructif », « le respect mutuel », « la confiance », « l’écoute active » entre étudiants et professeurs comme le voudrait la direction de McGill. Ce catéchisme de la bonne conduite masque une absence de vision, une non-position qui s’en remet pour finir au droit coutumier. On y règle les plaintes et les conflits de cette nature (de plus en plus nombreux) en coulisses, au risque de l’arbitraire. Pourtant, si elle se trouve sabotée et fragilisée par les complaisances clientélistes de l’administration, la liberté académique représente la condition même de la pensée. Elle ne s’arrête pas à l’enseignement mais inclut la recherche. Elle n’est pas un privilège du corps professoral. Elle protège à part égale les étudiants. Aux clients qui parlent la langue de la blessure et du ressenti, aux collègues tentés d’en faire leur fonds de commerce, à tous ceux qui se satisferaient ici d’une pratique confortable de la lecture, en accord avec leurs opinions et leurs croyances, ce que Roland Barthes appelait le texte de plaisir, il convient d’opposer le texte de jouissance, capable de faire vaciller « les assises historiques, culturelles, psychologiques, du lecteur », la certitude de ses goûts et de ses valeurs.

Cette expérience de l’altérité, constitutive de n’importe quel savoir, le spécialiste de la littérature l’a en commun avec le linguiste, l’ethnologue, l’historien, le sociologue, etc. Notre mission est à ce prix : confronter les esprits à ce qu’on appelait au Moyen Âge l’exercice de la disputatio, l’une des principales méthodes d’enseignement. Une pédagogie de l’inconfort obligeant chacun à entrer dans le monde de la complexité et de la nuance. Ce principe ne saurait être ni galvaudé ni négocié.

 

 

Isabelle Arseneau

Arnaud Bernadet

Professeurs agrégés 

Département des littératures de langue française, de traduction et de création

Université McGill

 

mardi 15 décembre 2020

UNIVERSITÉS, CENSURE ET LIBERTÉ

 Décidément, cette controverse est interminable. L’article que je cosigne avec ma collègue médiéviste Isabelle Arseneau, « Universités, censure et liberté », paru dans La Presse en date du 15 décembre 2020. https://www.lapresse.ca/debats/opinions/2020-12-15/universites-censure-et-liberte.php.

dimanche 6 décembre 2020

LA VALEUR DE LA SCIENCE

 


Clémentine Gozlan, La valeur de la science : enquête sur les réformes de l’évaluation de la recherche en France, Lyon, ENS Éditions, coll. « Éducation et savoirs en société », 2020, 272 p.

Voir aussi : https://www.sciencespo.fr/cso/fr/chercheur/Clémentine%20Gozlan/839


USURE

       Littéralement : le retour annuel d’un jour marquant un événement privé. Annus. Vertere. Singulier rite de la vie, cependant, qui consiste à célébrer autour d’un repas le vieillissement, un pas de plus vers la mort. Non pas le devenir ou l’impatience à devenir propre à l’enfance, mais l’usure irréversible du temps.

FAIM

Malcolm Lowry. Sous le volcan. Relu avec un immense plaisir. La calvacade d’Yvonne et Hugh, clôture : « Il regardait à présent plus loin que l’étendue des plaines, plus loin que les volcans, jusqu’à ce vaste océan aux houles bleues, éprouvant en son cœur la sempiternelle impatience sans limites, l’incommensurable faim » (traduction de J. Darras, Grasset, p. 144). À la fin, que reste-t-il de cette faim ? Est-elle encore là ?

MATIÈRE

     De quoi est faite la matière d’un jour ? Je veux dire, non pas sa consistance pratique, celle que l’on consigne dans l’agenda, ces choses à faire, qui nous occupent, nous divertissent de l’essentiel, nous interdisent même de nous mesurer à lui ; mais plutôt sa consistance très physique – les brumes, le goût de l’air ce matin, la rumeur urbaine, la qualité de la lumière, l’agression du froid, etc. Tout ce qui contribue en retour à la versatilité humorale. 

HUPOMNÊMATA

    Cette remarque de Michel Foucault dans ses conférences de l’université Victoria de Toronto en 1982, Dire vrai sur soi-même (Paris, Vrin, 2017, p. 52), dans ce qu’on appelait scholê ou otium, c’est-à-dire dans l’optique de l’auteur, « ce temps passé à soi-même et avec soi-même », le rôle dans ce loisir actif ou moment d’étude des lectures, conversations, exercices de méditations, et enfin de l’écriture, spécialement sous la forme des hupomnêmata, des notes sur ce qu’on lisait ou entendait, des carnets destinés à des exercices de relecture ou de remémoration – je me plais à considérer ceci (avec toute les distance et différences requises) comme un lointain écho de cela.

50 ROUBLES

    D’un vieil exemplaire dépareillé, Manhattan Transfer, dans la traduction de Maurice-Edgar Coindreau qui a longtemps sévi dans les lettres américaines en français, glisse un billet de 50 roubles, émis apparemment en 1992, gravure du Kremlin et effigie de Lénine. Déroutante surprise. Le numéro 8518466 tombe à la p. 53, ch. II, « Métropole » : « Attends un peu… Tu es trop jeune… Tu comprendras… Ils font comprendre à tout le monde, les uns après les autres… Et rappelle-toi ce que je te dis… Je serai peut-être trop vieux…, je serai peut-être mort, mais le temps viendra où les travailleurs sortiront de l’esclavage… Vous vous promènerez dans les rues et la police se sauvera ; vous entrerez dans une banque et il y aura de l’argent ; partout par terre, et vous ne vous baisserez même pas pour en ramasser… Nous nous préparons dans le monde entier… Il y a des camarades jusqu’en Chine… Votre Commune, en France, a été le commencement… le socialisme a échoué. C’est aux anarchistes à frapper le prochain coup… Si nous échouons, il en viendra d’autres… » (Folio-Gallimard, 1928).