Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

vendredi 28 septembre 2018

POINTS CRITIQUES - PODCASTS



Guillaume Ménard & Xavier Phaneuf-Jolicœur (Département de langue et littérature françaises, Université McGill).

“À quoi nous servent théorie et critique littéraires? Que gagnons-nous à les étudier, à les pratiquer? Peuvent-elles éclairer nos lectures et nos vies? Peuvent-elles agir hors des lieux savants et nous aider à franchir les écueils qui se dressent devant nous dans le monde qui est le nôtre? Animé par Xavier Phaneuf-Jolicoeur et Guillaume Ménard, et produit grâce au soutien du Département de langue et littérature françaises de l’Université McGill, Points critiques examine ces questions, de front ou de biais, dans le cadre d’entretiens individuels avec des chercheur·e·s qui nous éclairent sur des aspects ciblés de leurs champs d’intérêt et d’expertise.”

Liens :




À QUOI BON LA THÉORIE LITTÉRAIRE ? (VIII)

Ces questions sont-elles seulement pertinentes pour des universitaires qui s’intéressent à la littérature ? Ces débats « théoriques » ont-ils une importance (même inconsciente) hors des murs de l’université ?

On revient au titre de cet entretien et à sa réflexion liminaire : « À quoi bon la théorie ? ». Ce titre s’inspire du Salon de 1846 de Baudelaire et du chapitre : « À quoi bon la critique ? ». On sait que l’auteur vitupère à propos de dessins et de peintures contre la critique « froide et algébrique » qui prétend « tout expliquer ». Il lui oppose cette idée que « le meilleur compte rendu d’un tableau pourra être un sonnet ou une élégie ». Au sens où ce sont d’abord les œuvres qui inventent leurs poétiques. Baudelaire ne pense de critique possible qu’énoncée « à un point de vue exclusif » – le seul qui puisse paradoxalement rejoindre le public et exposer l’activité des œuvres.
En va-t-il autrement de la théorie ? Est-il possible de la circonscrire à une fonction descriptive et analytique en réservant les processus évaluatifs voire normatifs à la critique ? La théorie est critique par définition. Elle l’est par ce qu’elle cherche à savoir qui l’oblige à se mesurer aux savoirs qui ont pour objet l’homme de la littérature. Elle l’est encore par les enjeux qu’elle met au jour dans l’ordre de la culture, de la société, de l’éthique et du politique. La théorie ressortit pour cette double raison à une utopie. Les questions qu’elle pose ne sont pas la propriété unique et absolue du savant ou de l’intellectuel. S’il en était ainsi, il ne vaudrait pas la peine de s’en occuper. Ces questions sont celles de l’homme ordinaire. À l’épreuve d’un livre, lors de la publication en 2006 des Bienveillantes de Jonathan Littell, ces mémoires fictifs d’un officier SS, par exemple. Ou d’un spectacle : Oblivion de Sarah Vanhee, programmé à Québec ce mois-ci. L’artiste belge présente dans Le Devoirsa performance comme une écologie « métaphysique » : déchets, restes de table, excréments – paradigme de la société du jetable hantée par la production et la surproduction qui lui semble poser la question de savoir à quel moment on devient (ir)responsable de sa « merde »… (https://www.ledevoir.com/culture/theatre/528606/fta-theatre-invisible).
Bien entendu, comme n’importe quel discours, il est impossible de négliger la coupure épistémologique produite-produisante de l’analyse savante – les particularités d’un vocabulaire et d’une argumentation techniques, inséparables de la coupure institutionnelle. L’une et l’autre se renforcent et se doublent d’effets sociaux de légitimité et de pouvoir. On rencontre a contrariodes mécanismes de contestation, de sanction ou de désaffection vis-à-vis de ces savoirs ou de ces discours. Ainsi est-il non moins difficile de passer sous silence la perte d’attractivité actuelle de la littérature et des discours ou des savoirs sur la littérature. On y a fait allusion plus tôt. Or c’est peut-être à cet endroit que, silencieusement, s’exprime le plus notre besoin de théorie. Car c’est en replaçant la « littérature » – au lieu de la défendre – dans une théorie d’ensemble qui tient le social, le culturel, le politique et l’artistique, qu’on peut commencer à en faire un champ de questions, et à renouveler par conséquent le regard qu’on porte sur elle.
En 1985, dans un article de la revue Liberté, « Pour en finir avec les études littéraires », Marc Angenot émettait au nom de la « demande sociale » un constat qui se prétendait lucide, décrivant le stade de « coma dépassé » qu’auraient irréversiblement atteint les départements littéraires. Il faut croire que plus de trente ans après ceux-ci ont survécu malgré tout à l’obsolescence promise. Ce qui n’est peut-être guère rassurant, les disciplines concernées demeurent dans une situation exceptionnellement fragile. L’observation aujourd’hui s’étend au champ des humanités, et probablement aux sciences sociales elles-mêmes.
Mais il importe de voir quel rôle la théorie assume dans le récit qu’Angenot propose du déclin de la littérature, pour l’essentiel celui d’un « antidote à la crise » comblant le manque d’intérêt du public, dans la mesure où il serait plus « expédient » d’étudier Proust selon Deleuze ou Michelet d’après Barthes que les vraies œuvres, lesquelles se raréfieraient selon lui. Tandis que les raisons d’une telle infortune ne sont pas explicitées dans son article, on ne saurait mieux méconnaître et la fonction de la théorie et la fonction de la littérature…

À QUOI BON LA THÉORIE LITTÉRAIRE ? (VII)

Dans Politique du rythme, Politique du sujet, Henri Meschonnic réfléchit aux rapports indissociables entre poétique, éthique et politique ; que signifie cette tentative de penser « poétiquement le politique » (PRPS, p. 65) plutôt que l’inverse (réfléchir à la poétique depuis le politique) ? Cette démarche est largement redevable à l’œuvre d’Aristote ; quelle lecture particulière Meschonnic fait-il d’Aristote ? (PRPS, p. 26-30)

Entre le fait de penser politiquement le poétique et celui de penser poétiquement le politique, il y a cette différence de nature sémiologique et même herméneutique entre l’interprétant et l’interprété comme il en va pour ces deux entités massives que constituent la langue et la société chez Benveniste. Et ce n’est pas un hasard si Politique du rythme, politique du sujets’ouvre en rappelant la leçon des Problèmes de linguistique générale à ce sujet. La langue et la société ne sont guère comparables, s’il est vrai qu’elles forment deux systèmes de signes distincts, non équivalents, non réversibles et non convertibles entre eux. Alors que le sociologue par exemple poserait la société comme l’interprétant de la langue, qui n’en serait plus alors qu’une sous-composante, Benveniste fait l’hypothèse inverse. C’est la langue qui transforme la société en « notion intelligible ». Ou si l’on veut : la société ne devient « signifiante » que « dans et par la langue ». La preuve en est selon Benveniste qu’il est possible d’étudier la langue « pour elle-même sans se référer à son emploi dans la société », par exemple sur le plan phonologique ou morphosyntaxique, même si une telle étude peut rencontrer à terme des limites (voir les questions posées par le domaine de la sociolinguistique) ; mais l’inverse n’est pas vrai : « il est impossible de décrire la société, de décrire la culture hors de leurs expressions linguistiques ». De fait, la société ne peut s’objectiver, se catégoriser, s’analyser sans la médiation de la langue et de ses signes. Ou si l’on veut les signes de la société doivent être interprétés par les signes de la langue. La société ne peut en soi se réfléchir, elle ne commence à le faire qu’en (se) symbolisant. Cette différence peut être clarifiée par l’argument capital selon lequel il existe nécessairement une métalangue, alors qu’on ne trouve pas « de métasociété ».
Dans le même ordre d’idées, Meschonnic pose le poétique comme l’interprétant du social et même du politique. La théorie d’ensemble qu’il postule se fonde sur « la tenue corrélative, inséparable, de la rhétorique au sens d’Aristote, de la poétique même, de l’éthique et du politique » : plus encore, sa démarche consiste à « retrouver un lien empirique entre la pratique et la théorie de la chose littéraire, suivre le lien interne qui fait de la forme-sujet dans l’œuvre de langage un discours direct et indirect sur la forme-sujet du politique ». Un mot d’abord sur Aristote dont le nom vient d’être prononcé. Je ne crois pas qu’une telle proposition soit redevable en soi à Aristote. En revanche, la (re)lecture d’Aristote en procède, et finalement la conforte. Stratégie capitale s’il est vrai qu’Aristote fonde pour la tradition occidentale l’idée même de poétique, que Meschonnic s’efforce de soustraire à une logique des genres, l’épopée, la tragédie, etc., au même titre que la rhétorique qu’il prend non au rang de théorie des figures mais pour une dynamique du langage-action. Ce qui l’arrête chez Aristote, c’est que les quatre termes – poétique, rhétorique, éthique et politique – ne travaillent pas en complémentarité mais en interaction continue, au sens où ils se déterminent réciproquement : l’Éthiquetraite de la Poétiquecomme la Poétiquede la Politique.
Ainsi, le philosophe grec pose que « la rhétorique se compose d’une partie de la science analytique et de la partie morale de la politique » (Rhétorique, 1359b). Or si cet art est d’abord disposé « pour l’effet et en vue de l’auditeur » (1404a), il tend à changer les attitudes sociales et politiques. Dès lors qu’on la définit comme « l’étude morale qui mérite la dénomination de politique » (1356a), la rhétorique rend solidaires éthique et politique. En fait, l’inclusion réciproque des quatre catégories s’élabore sous le signe de l’action. Aristote l’interroge dans sa Poétiqueen termes de théâtralité : « comment agissent l’épopée, la tragédie, éléments de représentation comme éléments de langage » (Politique du rythme, politique du sujet). Il pense encore l’éthique et la politique sous l’angle de pratiques profitables, et non seulement de connaissances à atteindre. Dans sa Politique, Aristote établit « un lien entre le langage et la définition politique de l’homme » de sorte que l’être apolis est exclu de l’humanité. Autrement dit, la faculté symbolique définit la transcendance de l’homme sur l’animal et implique la polis. C’est dans ce cadre que l’art et l’action se révèlent indissociables. La preuve en est non la Poétique mais l’Éthique à Nicomaque(1140a) : « L’art concerne toujours un devenir, et s’appliquer à un art, c’est considérer la façon d’amener à l’existence une de ces choses qui sont susceptibles d’être ou de n’être pas, mais dont le principe d’existence réside dans l’artiste et non dans la chose produite. »
Dans l’artiste, et non dans la chose produite. C’est à déplacer et à reprendre ce problème, dans un cadre anthropologique et épistémologique que ne pouvait pas connaître bien sûr Aristote, que s’attache l’auteur de Politique du rythme, politique du sujet, en marquant d’emblée un autre écart : « la question esthétique de la valeur » est selon lui résolue par le philosophe avant d’être posée, « et résolue par l’éthique et la rhétorique plus que selon une considération d’historicité et de spécificité », question qui lui appartient par contre en propre. La théorie que Meschonnic cherche à construire entre action et individuation est la condition d’une invention de la valeur dans le champ littéraire et artistique pour qu’advienne une politique et une éthique de la valeur. Il y a une politique du poème, et une politique de la littérature, qui tiennent aux opérations de langage même – au faire et non au dit de l’œuvre. À ce titre, l’épopée du quotidien chez Guillevic ou le dialogue poétique selon Maeterlinck peuvent être aussi politiques que Châtiments de Hugo ou Les mains sales de Sartre. Apparemment invisible, le politique ressortit à l’acte de littérature par sa signifiance même.
À ce niveau, on pourrait même faire l’hypothèse qu’il y a autant de politiques qu’il existe de poétiques – sinon singulières du moins situées par des théories et des pratiques du langage. Valéry et le langage comme fête. L’onomatopéisme et la déconstruction de la syntaxe des futuristes italiens, passant de l’image à la harangue. Tel Quel et sa lexicalisation provocatrice du sexe et de la scatologie. Céline et l’ethos du style, qui a autorisé la déresponsabilisation de l’écrivain devant l’histoire. Mais une théorie et/ou une pratique du langage peuvent aussi impliquer une politique sans le savoir ni le choisir. On n’est pas ici dans l’ordre de l’engagement citoyen ou de la conscience historique. Ou comme le rappelle Meschonnic dans Critique du rythme : « Les écritures sont solidaires de leur risque. Elles ne savent pas d’avance quel est le “bon côté” ». Et il faut compter sur toutes celles qui ne prennent pas le risque.

À QUOI BON LA THÉORIE LITTÉRAIRE ? (VI)

Par quels ouvrages de Meschonnic conseilleriez-vous à nos auditeurs de commencer pour s’initier à son œuvre ? Pourquoi ?

Pratiquement, il existe bien des manières d’entrer dans cette théorie qui se dérobe à la synthèse, sans souci immédiat de la pédagogie, et progresse par syncopes et présupposés, en suivant une érudition vertigineuse et intimidante. À cette difficulté s’ajoute comme pour n’importe quelle forme de pensée la mutation des catégories et des concepts en usage. À titre d’exemple, l’emploi technique de « forme-sens » ou de « monisme », rapidement abandonné après le cycle Pour la poétique, au profit de la double notion de continu et d’empirique. Ainsi, il y a ce que les lecteurs cherchent et ce que les lecteurs trouvent. Mais on se tromperait si l’on se mettait en quête d’un ouvrage à caractère introductif. Il convient d’accepter l’immersion, quitte à éprouver le sentiment d’obscurité ou de panique. À titre personnel, outre ces deux volumes monuments que sont Critique du rythme et Politique du rythme, je livrerai pour finir quelques références plus affectives : Pour la poétique II et spécialement la section « Épistémologie de l’écriture » ; Le signe et le poème ; La rime et la vie ; Des mots et des mondes ; L’utopie du juif

« La question est : est-ce qu’on pense tout le politique, si on pense le politique seul, sans l’art, la littérature, le langage ? Est-ce qu’on pense l’éthique de même sans l’art, la littérature, le langage ? Et la réversibilité de ces questions, qui en fait une seule et la même, n’est pas matière à ricanement : est-ce qu’on pense l’art, la littérature, le langage sans qu’il manque quelque chose à cette pensée, si on les pense sans le politique, sans l’éthique ? Tout comme il manque quelque chose au politique sans l’éthique, et réversiblement. Surtout, comme il manque quelque chose au politique et à l’éthique ensemble sans une réflexion qui tienne l’un par l’autre le langage, la littérature, l’art » (Politique du rythme, politique du sujetLagrasse, Verdier, 1995, p. 14-15)

On pourrait s’en tenir ici au seul commentaire de la citation qui résume efficacement la thèse générale du livre. La première remarque à faire est le mal fondéde la question, ce qui la rend en même temps efficace : son caractère disconvenant et impertinent. Non que Meschonnic soit le seul à la poser, bien sûr. Mais il y a un évident déséquilibre entre les termes mis en présence, un poème ou une œuvre de littérature, choses a priori infimes et dérisoires, et le politique qui prend en charge les affaires courantes de la cité, ou l’éthique d’ordinaire préoccupée par les règles de la vie collective, les conduites de soi vis-à-vis d’autrui.
La deuxième remarque à introduire est le principe de solidarité, et même de « réversibilité », qui sert de postulat, et s’ajoute à cette incongruité première. Le marqueur essentiel en est l’adverbe « ensemble ». Et Meschonnic oppose régulièrement une théorie d’ensemble aux théories régionales ou locales, qu’assument les discours de spécialistes, aussi bien dans le champ du pouvoir que dans celui de la création. S’il prend à revers la séparation et l’hétérogénéité des catégories du politique, de l’éthique et du poétique, qu’il impute à l’héritage des Lumières en particulier, l’objectif qu’il poursuit n’est pas cependant d’établir une nouvelle dialectique, sous l’espèce d’une synthèse, mais de montrer qu’une théorie de la société ou du gouvernement, l’analyse des rapports entre identité et altérité, des liens entre les peuples et les cultures, ne sauraient faire l’économie d’une pensée du langage et de la littérature, et plus radicalement encore : qu’ils y trouvent, trop souvent sans le savoir, leur condition. Ou sinon leur condition du moins leur impensé.
Une troisième remarque en découle : cette tenue solidaire du poétique, du politique et de l’éthique s’énonce depuis « le langage, la littérature, l’art ». Outre l’inversion des termes au cours de la citation, il importe de souligner la présence d’un tiers : l’art qui devient alors un terme plus insistant dans l’œuvre, et marque même une inflexion sinon une étape dans l’œuvre de Meschonnic. Déjà en 1988 dans Modernité modernité. Avec certains points d’aboutissement comme Le rythme et la lumière avec Pierre Soulages (2000). Non que l’art représente une simplement extension de la littérature, sorte de prolongement de la théorie vers les arts, peinture, sculpture, musique, danse, etc. L’art est plutôt conçu comme champ problématique de la valeur en interaction avec l’éthique et le politique, et non pas posé en vertu des propriétés sensibles de chaque expression : le sonore, le plastique, le corporel, etc. On n’est pas davantage sorti du langage par la peinture ou la musique – mais c’est là une autre dispute que je laisse de côté. L’essentiel est de noter que si cela ne s’impose pas à première vue pour le langage (ce que corrigerait néanmoins le constat d’une pluralité des langues et, corrélativement, d’une pluralité des cultures), en revanche, la littérature et l’art mettent immédiatement à l’avant-scène la valeur pour en faire une question– la question qu’ont en charge d’inventer ou de réinventer chaque fois spécifiquement ce qu’on appelle les œuvres, ces objets dont l’appellation, le fonctionnement ou la reconnaissance même comme œuvres dépendent.
Ainsi s’éclairent finalement les lignes de Politique du rythme, politique du sujet : ne manque-t-il pas quelque chose « au politique sans l’éthique », mais ne manque-t-il pas quelque chose en retour « au politique et à l’éthique ensemble » sans la littérature et l’art ? Car ce que l’éthique détermine pour le politique, c’est précisément l’avènement de la valeur, là où se nouent individuel et collectif, identité et altérité. Et des formes politiques sans éthique, de nombreuses sociétés en font tragiquement l’expérience. Les médias les retracent en continu. Mais les démocraties n’en sont pas exceptées. À l’inverse, cette valeur considérée dans son pluriel interne peut-elle se penser sans la valeur envisagée comme singularité – celle de la littérature et de l’art. Comment du collectif peut-il se produire s’il a pour condition de l’individuel ? Comment le collectif peut-il advenir comme singulier, ou le singulier devenir du collectif ? Ce paradoxe est tout entier la question de l’art – et de la littérature. C’est pour cette raison que, dans les années qui suivront, Meschonnic sera de plus en plus enclin à définir le poème comme un acte éthique.

À QUOI BON LA THÉORIE LITTÉRAIRE ? (V)

Pouvez-vous nous parler des travaux d’Henri Meschonnic, dont vous avez été l’étudiant ?

Vous avez commis cet impair d’user de préalables biographiques. Permettez-moi, en retour, d’évoquer ma première rencontre avec Henri Meschonnic. Automne 1993. Deux ans avant que ne paraisse Politique du rythme, politique du sujet, l’un de ses ouvrages fondamentaux. J’étais étudiant en khâgne, préparant le concours de l’École Normale Supérieure de Fontenay/Saint-Cloud, projet auquel je résistais pas mal en vérité. J’ai eu surtout la chance d’avoir un professeur de français, Bruno Claisse, spécialiste de Rimbaud, qui avait suivi ses cours à la Faculté de Lille. Meschonnic y a été quelque temps assistant avant de rejoindre le Centre expérimental de Vincennes, qui venait d’être créé sous la pression politique des événements de Mai 68. Le prétexte en a été cette année-là un programme, « Littérature et critique », et le corpus à étudier De la littérature de Germaine de Staël et Contre Sainte-Beuve de Proust. L’occasion idéale en tous cas de l’inviter. Évidemment, au cours de la conférence elle-même, quelques mots à peine sur Proust et Mme de Staël. Mais j’ai encore en mémoire l’image de ce savant fou, à la chevelure excentrique, descendant du train qui avait été retardé au départ de la gare du Nord, sans doute pour amplifier le plaisir de l’attente. En vérité, on m’avait mis déjà dans les mains la série Pour la poétique alors que je m’habituais seulement depuis quelques mois à la syntaxe des Genette, Richard et autres Starobinski, les classiques somnolents de la critique. Ce que j’en ai retenu, ou même compris, à la première lecture, je n’en sais trop rien, cela a pris du temps, mais j’ai vite pris goût à ce fruit défendu, dont je savourais les dissonances et les fracas anti-académiques.
Car ce qui frappe d’abord, c’est le ton Meschonnic. Comme Baudelaire parlait dans Mes fusées, XIII, du « ton Alphonse Rabbe ». Ce ton contient en entier sa manière – qui conjugue une manière d’écrire et une manière de penser. Ceux qui s’en tiennent uniquement à ce ton, à l’humour et à l’ironie, aux saillies polémiques qui l’entourent, en perçoivent certes l’intrinsèque difficulté, mais reculent aussitôt devant l’œuvre. Et il y a de quoi être irrité face à ce qui ressemble à un jeu de massacres, du « Guignol » avec « masques » et « personnages », au lieu du « combat » sans cesse « recommençant » contre tous « les Assis de la pensée » selon Modernité modernitéMeschonnic écrit une poétique à coups de marteau à la manière dont Nietszche l’entendait pour la philosophie. Des essais qui travaillent par démystification, et élucidation critique. Des essais, qui visent à reconnaître les enjeux, les stratégies, les historicités à l’œuvre dans chaque discours, spécialement les discours qui prennent pour objet le langage et la littérature. Des essais, dans l’acception la plus expérimentale du terme, qui tentent des concepts, au sens où l’activité théorique se veut la création en acte, indéfiniment recommencée, de concepts. Certains opèrent, d’autres ratent, ou sont remis sur le métier, selon leur rendement ou leur force heuristiques.
Le ton Meschonnic explique sans doute que l’œuvre rencontre, encore aujourd’hui, une réception contrastée, sinon inégale, et à ce titre, forcément injuste. Pourtant, la particularité de cette œuvre est la solidarité interne qu’elle revendique entre la pratique d’écriture, principalement la poésie depuis Dédicaces proverbes (1972) et Légendaire chaque jour (1978) jusqu’à Voyageurs de la voix (1986) et L’Obscur travaille (posthume – 2012), la traduction des Cinq rouleaux (1970) aux psaumes de Gloires (2001) comme au Pentateuque, et la théorie. De fait, ce nom occupe une position à la fois reconnue et excentrée dans l’espace épistémique et institutionnel. Sans doute Meschonnic a-t-il lui-même privilégié la scénographie du solitaire. L’anthologie intime des écrivains qu’il a commentés le montre : Baudelaire, Mallarmé, Kafka, Rimbaud, Michaux, Scève, Tsvetaieva. Son personnel symbolique est à l’image d’aventures aussi singulières que fondatrices : Saussure, universitaire déclassé, « Seul comme Benveniste… », titre de l’un de ses articles, Kenneth Burke, « grand esprit critique » et « marginal majeur », Walter Benjamin, jusqu’à Spinoza dont la liberté s’achète par la réclusion volontaire.
Il reste que si l’œuvre se fonde sur le paradoxe éthique énoncé par Hugo, d’être à la fois « solitaire » et « solidaire » pour s’en faire une mythologie personnelle, dès ses débuts, et alors même que l’avant-garde structuraliste se met en place, elle en représente une alternative radicale. Elle remet au premier plan le sujet et l’histoire, la voix et le corps, ce qui fait le plus défaut au signe, son modèle linguistique binaire (signifiant / signifié, « forme » et « fond » pour simplifier) et plus largement anthropologique, je vais y revenir dans quelques instants. À ce titre, on peut s’étonner plutôt qu’elle ne figure pas dans le corpus des auteurs représentatifs de la French Theory. Sans doute aura-t-il fallu attendre la traduction de Pier-Pascal Boulanger, professeure à l’Université Concordia, de Ethics and Politics of Translating en 2011 pour que l’œuvre traverse l’Atlantique. Un Meschonnic’s Reader est désormais en cours sous la supervision de Marko Pajevic qui paraîtra en 2020. Mais la critique du signe ne se limite pas aux variantes de l’épistémèstructuraliste et aux discussions qui entourent alors les catégories formelles, de la métaphore au rythme en passant par l’allégorie. Elle vise plus globalement une épistémologie et une idéologie, culturellement dominantes mais inadéquates pour rendre compte de l’expression littéraire. La cohérence du signe tient à sa nature dualiste, dont témoigne la définition linguistique, mais aussi à sa propriété extensive, anhistorique et universaliste. Meschonnic montre qu’à cette acception première s’articulent cinq autres paradigmes du signe, anthropologique (à travers l’antinomie du langage et de la vie, de l’oral et de l’écrit), philosophique (l’opposition des choses et des mots), théologique (la préfiguration chrétienne de la lettre et de l’esprit), social (les dialectiques individu/société) et politique (le rapport du souverain aux sujets, de la majorité et de la minorité).
La critique du signe n’entraîne pas pour autant que l’on puisse échapper au signe. Meschonnic aimait à pasticher une phrase célèbre de Heidegger à ce sujet : « L’homme vit sémiotiquement sur cette terre ». Mais le lieu qui révèle et accomplit cette critique du signe est ce qu’il appelle le poème, si l’on entend par là non un texte relevant du genre poétique, mais un discours qui soit l’aventure chaque fois spécifique d’un sujet, capable en conséquence d’unir une forme de langage et une forme de vie, mais inapte à être fixé dans une forme particulière, ou encore une essence. C’est en tous cas sur cette base-là que s’est étendue cette théorie, incluant chaque fois le travail de traduction et de création, et portant aussi bien sur l’interaction du poétique, de l’éthique et du politique que sur les rapports de la langue, des langues à la culture, aux cultures, de la langue et de la pensée, spécialement pour ce qui regarde la philosophie.

À QUOI BON LA THÉORIE LITTÉRAIRE ? (IV)

Pouvez-vous nous parler du déploiement de l’orientation « anthropologique » ou « humanistique » que semble prendre la théorie littéraire actuelle - en abordant les polémiques et les inquiétudes sur le pouvoir de la littérature qui s'y relient ? 

J’ignore si parler d’orientation « anthropologique » ou, ce qui est encore autre chose, de tournant « humanistique » sont les expressions les plus adéquates pour qualifier le devenir des théories littéraires. Je faisais uniquement allusion au champ de travail qui est le mien, placé dans le sillage de la théorie de Meschonnic sur laquelle on aura sans doute l’occasion de revenir plus en détail. Mais ce n’est là qu’un modèle et chaque modèle a ses limites, qu’il sache ou non les reconnaître. 
Il est certain que la critique des « structuralismes » s’est négociée sur un mode passionnel, et résolument polémique sinon fortement idéologique, du moins dans le cas français, au point qu’on a pu évoquer une nouvelle querelle de l’humanisme au milieu des années 80 à propos de La Pensée 68 de Luc Ferry et Alain Renaut ou de La Défaite de la pensée d’Alain Finkielkraut. Cette violente controverse, inséparable de l’émergence sociologique et médiatique des « nouveaux philosophes », est bien connue, qui vise par-delà les différences pourtant notables entre Foucault, Derrida, Bourdieu et Lacan, à reconstituer un « type idéal de la pensée 68 », à promouvoir un retour à la subjectivité comme à une philosophie morale. Sur fond de marketing, ou de ce que Deleuze dénonce alors comme de la « pensée-entretien » ou de la « pensée-minute », consacrant « la domestication de l’intellectuel » aux médias et aux pouvoirs, c’est le recours à ce qu’il appelle les « gros concepts » – le sujet, le monde, la loi, la foi, etc. Quoi qu’il en soit, cette polémique advient à un moment où la fortune des penseurs rassemblés sous l’étiquette non moins artificielle de French Theory est paradoxalement considérable en terre américaine.
Il me semble que si elle n’est pas sans lien l’inquiétude actuelle dont vous faites part ressortit à d’autres contextes et se dispose selon d’autres logiques. D’une part, à l’âge des structures, dominé par la réflexion sur le langage (ce qui nous a donné cette collocation « la-linguistique-science-pilote »), linguistes, sociologues, anthropologues, philosophes, littéraires, sémioticiens, psychanalystes collaborent naturellement et régulièrement. Ce qui est en jeu est une refonte radicale des sciences humaines. D’autre part, pour ce qui regarde la littérature – mais de quoi parle-t-on ici ? d’une pratique sociale qui a la forme d’un métier « écrivain » ? d’une collection d’écrits à caractère artistique ? d’une institution culturelle avec ses relais médiatiques, ses réseaux de sociabilité, et ses organes de consécration symbolique ? d’une discipline représentée sur la base de savoirs et d’enseignements dans le monde universitaire ? – pour ce qui regarde la littérature donc, mais aussi les discours sur la littérature, un lieu commun s’est indéniablement installé qui va du « désintérêt » à la « dévaluation » voire à « l’épuisement ». Cette mélancolie doublée de pessimisme fait la réussite de l’essayisme à la mode. Selon des qualités variables, mais à dates rapprochées, l’archive passe aussi bien par L’adieu à la littérature (2005) de William Marx, Le bûcher des humanités (2006) de Michelle Gally, La littérature en péril (2007) de Tzvetan Todorov, « Le souci de la grandeur » d’Antoine Compagnon (Que reste-t-il de la culture française ?, 2008), ou plus récemment Lire dans la gueule du loup. Essai sur une zone à défendre, la littérature (2016) d’Hélène Merlin. 
Je ne m’attarde pas sur le diagnostic de la crise. Il est sans doute plus juste de parler de déclassement. Car ce qui est fréquemment visé est la cotation sociale de plus en plus faible des écrits littéraires sur le marché des biens symboliques, la perte de prestige et d’aura. Au-delà, il reste leur fonction culturelle, qui est encore d’un autre ordre. Quant à décréter l’épuisement de la littérature, la réponse appartient à ceux qui la font. De tels discours empruntent des arguments qui ne sont pas sur le même plan. Pour les uns, le reflux de la littérature s’expliquerait par la concurrence des arts, peinture et musique, et surtout le cinéma capable de prendre en charge des récits de vie et des questions de société. Pour les autres, il n’est pas séparable de la montée en puissance de notre culture visuelle et numérique au quotidien. Les points d’ancrage affectés à ce déclin sont – selon des échelles variables – l’école et les méthodes d’enseignement de la littérature comme le repli à l’échelle mondiale de la langue ou de la culture françaises. 
Là où interviennent la théorie et plus précisément l’histoire de la théorie, sous l’espèce d’un procès rétrospectif, c’est à travers ChangeTel Quel et les multiples avatars du structuralisme français, plus encore leur genèse du côté de Valéry et de Mallarmé, le resserrement d’une vision autonomiste de la littérature, qui conjuguerait le solipsisme au formalisme. Dans cette perspective, le culte de la spécularité aurait conduit à marginaliser un peu plus la littérature, qui ne se préoccuperait plus ni du réel ni de l’histoire ni de la vie. C’est ce que résume par contrepoint ironique Vincent Kaufman dans La faute à Mallarmé (2011), qui nuance l’idée même de Linguistic Turncomme si – sans même évoquer le rôle joué par Althusser – les considérations de nature politique avaient été étrangères aux avant-gardes, comme si les couplages structuralisme / marxisme, matérialisme textuel et matérialisme dialectique n’avaient pas été de mise. Ce que laisse entendre a contrario un tel procès, c’est le pouvoir longtemps imputé à la littérature, sa capacité d’agir dans la vie des idées et dans la vie publique, l’aptitude même à mobiliser les consciences. C’est cette conception que Sartre et sa théorie de l’engagement ont consommé, en la portant au rang de mythe personnel, par-delà l’histoire qui en relie l’auteur à Voltaire ou à Hugo par exemple. Il ne s’agit pas en retour de nier ce que plus prudemment on peut appeler le mode d’action critique des œuvres, leur potentiel de révélation voire d’anticipation, qui s’illustre de manière explicite ou latente de Balzac à Claude Simon, de Kafka à Kundera. L’enjeu est de cerner à ce niveau quelle théorie du langage implique quelle théorie du politique et réciproquement.

À QUOI BON LA THÉORIE LITTÉRAIRE ? (III)

Qu’est-ce qui constitue selon vous l’enjeu actuel des théories littéraires ; quel problème se pose à elles ? Parmi les acteurs/représentants contemporains de la théorie, qui sont ceux que vous trouvez les plus importants ?

Il est évidemment difficile, sinon risqué, de répondre à une telle demande. D’un côté, il serait absurde de ne pas souligner les changements de paradigmes qui ont cours en ce début de XXIe siècle, et nous détournent en les datant des préoccupations plus strictement sémiologiques des années soixante comme de leurs filiations multiples (Saussure, les formalistes russes). En retour, penser que s’est accomplie d’un point à l’autre une authentique sortie du signe est peut-être utopique. Du moins, une telle position mériterait d’être argumentée en détail. De l’autre côté, établir un panorama des savoirs et des modèles est un exercice familier, auquel s’adonnent régulièrement synthèses et manuels, et parmi les mieux informés.
Bien sûr, des inflexions sont perceptibles actuellement du côté du post-humain, du numérique, de l’écologique. Sur le long cours se dégagent cependant d’autres masses, plus significatives. L’une a trait par exemple à la promotion des sciences sociales, à revers de l’approche formelle qui a pu dominé la littérature, sous l’impulsion notamment de Pierre Bourdieu, en particulier les travaux de Gisèle Sapiro, Anna Boschetti ou Nathalie Heinich confrontant régime de singularité et régime de communauté en art et en littérature. Contre l’autarcie mythique de l’œuvre, l’appareil conceptuel de l’analyse du discours, représenté entre autres par Marc Angenot, s’efforce de croiser linguistique, rhétorique, histoire et sociocritique, et rend compte de l’immersion du littéraire dans le discours social qui le pense. Si l’œuvre est inséparable d’une expérience socio-historique, elle retrace encore l’histoire de sujets et d’identités qui s’y affrontent, révélatrice de sensibilités et d’imaginaires collectifs. Sur cette base, inspirée diversement d’Alain Corbin ou de Roger Chartier, s’est développée une histoire culturelle de la littérature. Une des entrées exploitées à ce sujet concerne l’histoire culturelle des formes de communication, qu’elle mette l’accent sur la circulation matérielle du livre, le rôle de l’édition, les communautés de lecteurs, ou qu’elle se focalise sur le statut des différents types d’écrits, notamment à l’ère de la littérature industrielle, des romans feuilletons et de la presse. Il n’est que de songer à Alain Vaillant, Pascal Durand ou à l’équipe Médias19.
Une autre tendance majeure qui recharge d’historicité le texte littéraire contre son abstraction formelle est l’articulation langues / cultures. Cette question se décline de manière assez complexe et noue aussi bien la problématique comparatiste que les voies traductologiques. Certes le terrain est pour partie occupé par le « postcolonial » qui a ses points de repères théoriques dans les espaces anglophones notamment, de Saïd à Spivak en passant par Bhabha. Mais il est surtout investi par la préoccupation nouvelle du « global » et l’articulation spécifique à l’existence disputée de la « littérature-monde » ou « World Literature ». Les divergences entre Emily Apter (Against World Literature, 2013) et Franco Moretti (Distant Reading, 2013) illustre bien cette mise en débat. À noter que dans le champ francophone, la question du mondial au point de vue des langues et des littératures est passée au premier plan de la réflexion de philosophes (Barbara Cassin) comme de sociologues (Sapiro et Translatio, 2008 ; Casanova et La République mondiale des Lettres, 2008).
Une troisième zone de discursivité se déploie dans le vis-à-vis entre le sens et le sensible, et la double promotion de l’herméneutique et de l’esthétique. D’un côté, le primat du sensible livre l’image d’une littérature incarnée, il représente un gage de subjectivité, de corporéité et finalement d’empiricité. Si elle fait la part belle aux perceptions et aux émotions du lecteur, l’approche esthétique a également le pouvoir de rendre compte des qualités idiosyncrasiques du texte et par conséquent de redéployer la problématique de la valeur en dehors de la langue stricto sensu. Il est intéressant à cet égard d’observer le virage amorcé au cours des années 90 par Gérard Genette à partir de Fiction et diction et surtout L’œuvre de l’art. Le primat du sens livre une autre image de la littérature, pour en faire un lieu de la communication inépuisable et infinie. Un ou multiple, le sens du texte se dispose par strates, et se donne de manière transparente ou voilée, oblique ou différée. Mais le primat du sens a une autre conséquence, celle d’assimiler littérature et pensée. C’est sur cette base qu’opère aujourd’hui l’analyse philosophique du texte, avec ses couples imposés : Deleuze/Beckett, Badiou/Mallarmé, Rancière/Flaubert. Ces philosophes lecteurs, objet du livre de Gisèle Berkman dans L’effet Bartleby (2011). Étant une forme de pensée, la littérature deviendrait même selon Jacques Bouveresse un « outil philosophique », capable avec ses moyens propres de dégager des lois pratiques et des lois morales sur la vie. Bref, il y a une connaissance de l’écrivain, qui tient à son pouvoir d’élucider le réel et de produire la vérité, autrement que sous l’espèce de propositions rationnelles et d’enchaînements logiques.
J’arrête ici ce qui pourrait devenir une analyse fastidieuse, et sans doute illusoire parce que lacunaire et ouverte par définition. À terme, elle révèle peut-être davantage mes intérêts que les enjeux sur lesquels vous m’interrogez. On ne saurait en tous cas s’extraire soi-même d’un tel tableau. Car le micro-champ depuis lequel on l’observe et le décrit y est aussi important que ce qu’on observe, et pour ce qui me regarde ce micro-champ porte le nom de « poétique ». Non en vertu de cet usage banal et consensuel qui tient la poétique pour une théorie des formes et des genres, mais d’une poétique qui se donne pour tâche de construire une « anthropologie historique du langage » et de la littérature, selon un programme critique naguère développé par Henri Meschonnic dans Critique du rythme (1982) et Politique du rythme, politique du sujet (1995).Anthropologie historique du langages’entend ici comme pensée globalede l’humain, de l’individuel, du social, du culturel, du politique, saisie du point de vue du langage, ce qui inclut nécessairement la littérature. Un programme critique, souvent mal compris, qui a ses continuateurs pourtant. Je citais il y a quelques minutes Claire Joubert. Je pourrais mentionner Gérard Dessons et cet essai capital à mes yeux qu’est L’Art et la manière – art, littérature, langage, 2004. D’autres encore, avec des succès inégaux. Ainsi comprise, la poétique n’est certainement pas une discipline mais un regard sur les disciplines. C’est du point de vue du langage – point de vue spécifique donc – qu’elle interroge les savoirs de l’humain, pour mettre au jour les enjeux individuels, sociaux et culturels, éthiques et politiques de toute pensée de la littérature.

À QUOI BON LA THÉORIE LITTÉRAIRE ? (II)

À l’examiner rapidement, le terme central de la question apparaît donc aussi singulier qu’instable. Sous des formes qui ont pu varier dans l’histoire, la théorie obéit néanmoins à une nécessité – qui tient souvent de l’obstination et peut aller jusqu’à l’obsession. Celle de rendre compte de l’action et de l’activité des œuvres littéraires – de leurs techniques et de leurs formes comme de leur capacité à produire des représentations, du sens et des valeurs. De ce point de vue, il y a bien une passion et même une pulsion théorique. La théorie est une passion de la connaissance. Bien souvent, je veux dire : trop souvent, elle recense et compare des faits, elle rationalise des procédés, elle dégage des traits valant pour une diversité d’œuvres existantes comme elle s’attache à interpréter leur immersion dans une histoire, une société ou une culture. Mais la théorie est tout autant une passion de l’inconnaissance. Elle a ceci de commun avec son objet qu’elle est non l’expression d’un modèle mais plutôt la quête d’une « forme intelligible » pour reprendre Roland Barthes, attentive au « travail d’inconnaissance du sens » (entretien, 20 janvier 1971) en cours dans les textes.
Ce mouvement de découverte explique en dernier lieu que la théorie n’est pas tant une discipline du littéraire qu’un lieu d’observation du littéraire. Elle se définit davantage par une mise à l’épreuve des savoirs que par la production d’un savoir nouveau. Au demeurant, toute recherche en littérature importe moins par les résultats qu’elle obtient que par les démonstrations dont elle procède. Cela ne signifie pas que la théorie serait réductible à un rôle d’inventaire, de glose et de discussion des modèles concurrents qui s’exercent sur le texte, qu’ils soient d’inspiration psychanalytique, sociologique, rhétorique, esthétique, etc. Mais sans perdre de vue le concret historique des œuvres, elle obéit toujours à un ethos critique. Elle s’assume comme instance épistémologique, une forme de veille ou de contrôle si l’on veut, qui consiste à faire advenir consciemment les concepts, les catégories, les instruments dont on se sert devant les textes.
Au fondement de la théorie littéraire, ou plus simplement de l’idée de théorie, il y a ce geste symbolique, et d’abord radical, que pose Ferdinand de Saussure, de moins en moins convaincu par la linguistique comparée, la philologie et la grammaire historique, c’est-à-dire les sciences dominantes de son époque qu’il a lui-même enseignées. Le propos bien connu est localisé dans une lettre à Antoine Meillet, le 4 janvier 1894. Vingt ans le séparent encore de ce qui sera publié sous le titre de Cours de linguistique générale :

Mais je suis bien dégoûté de tout cela et de la difficulté qu’il y a en général à écrire dix lignes ayant le sens commun en matière de faits de langage. Préoccupé surtout depuis longtemps de la classification de ces faits, de la classification des points de vue sous lesquels nous les traitons, je vois de plus en plus à la fois l’immensité du travail qu’il faudrait pour montrer au linguiste ce qu’il fait ; en réduisant chaque opération à sa catégorie prévue ; et en même temps l’assez grande vanité de tout ce qu’on peut faire finalement en linguistique.

Entre scepticisme et désenchantement, cette mise à distance met le savant dans l’obligation de reconnaître que non seulement l’objet de la connaissance n’existe pas a priori et résulte du point de vue qui l’instaure mais qu’il n’y a de connaissance possible qu’à la condition de cette capacité critique qui inclut et l’observateur et l’observé, et a seule le pouvoir de mettre à nu les modèles qu’elle construit et promeut. La remarque est capitale, et pourrait être aisément étendue pour montrer au spécialiste de littérature ce qu’il fait quand il se mêle des textes, quels présupposés il suit, à quelles procédures il se livre, quel mode de penser le langage, l’art et la culture est le sien, et quels enjeux individuels et collectifs s’y relient. Une tentative de ce genre, qui prend aux racines à la fois épistémologiques et politiques d’une langue et d’une discipline, est par exemple Critiques de l’anglais (2015, Lambert-Lucas) de Claire Joubert, dont je ne connais pas l’équivalent pour les études françaises.

À QUOI BON LA THÉORIE LITTÉRAIRE ?

[Se prêter au jeu des questions-réponses. Le pari de la parole et de la synthèse surtout, avec de nécessaires oublis, injustices, lacunes, vitesses ou oblitérations. L’obligation de la clarté. L’entretien qui suit, et dont je livre à la manière de Michaux le texte par « morceaux », s’est déroulé en juin 2018. Pourtant, il n’est pas destiné à être lu mais entendu. À l’initiative de Guillaume Ménard et Xavier Phaneuf-Jolicœur, il a donné lieu à l’épisode 02 de leur série Points critiques – diffusion podcast assurée dans le cadre de l’Université McGill. De la version orale à la version écrite que je maintiens toutefois, quelques différences minimes.]

– Pouvez-vous nous dire ce qui serait à vos yeux le rôle de la théorie littéraire ?

Avant de répondre peut-être à la question, à supposer qu’on puisse y répondre, c’est-à-dire qu’on soit capable d’assigner à la théorie un rôle précis et déterminable, il faut d’abord s’entendre sur les termes mêmes de l’énoncé. Dans le champ des études et des connaissances qui prennent pour objet la littérature et les littératures, spécialement en contexte académique, l’habitude est prise de produire, de lire ou d’enseigner ce qu’on appelle (de) la « théorie littéraire ». La notion semble aller de soi comme pour l’histoire littéraire, ou lorsqu’on affiche au programme de tel département universitaire : « La lyrique courtoise au Moyen Âge » ou « Le roman réaliste du XIXe siècle ».
Pourtant, en regard des œuvres qui font l’essentiel de la discipline « littérature » et de ses savoirs, la théorie paraît conserver un statut marginal et second, celui d’être en priorité un discours qui accompagne la lecture des œuvres, en investit les méthodes d’analyse, propose des modèles d’intelligibilité et d’interprétations des textes. De fait, en un demi-siècle, elle aura acquis une solide tradition, se sera dotée de noms et d’œuvres – Kristeva, Jauss, Jameson, Bakthine, Eco, – disposant même d’une chronologie et de repères événementiels, par exemple sous l’espèce de polémiques ou de querelles, dans lesquels s’affrontent divers courants de pensée.
La question est donc doublement motivée, et elle l’est à date récente. D’une part, à cause de l’héritage des sixties, la période faste classée sous la catégorie historiographique, excessivement homogène, de « structuralisme » et de sa dispersion critique, « poststructuralisme » – dont il existe désormais des récits documentés (par exemple chez François Dosse). D’autre part, par la conscience d’un au-delà sous la forme d’une succession ou d’une transition, d’un reflux ou d’une rupture, allant du « démon de la théorie » selon Antoine Compagnon à « After Theory » de Terry Eagleton.
À ce niveau, la question se divise cependant, sous peine d’entretenir une grave équivoque. Impossible de ne pas tenir compte ici des fondement historiques et géoculturels de la théorie, et de leurs ancrages au plan institutionnel. Dans le domaine anglo-saxon et notoirement américain, la Theory s’est nourrie initialement du poststructuralisme français pour se reconnaître comme pensée du soupçon, débat et interrogation systématiques sur la légitimité des savoirs et sur elle-même. Sur la base d’un corpus plutôt philosophique – Deleuze, Foucault, Derrida, Baudrillard – elle a évolué comme catégorie transdisciplinaire, marquée par l’extension et l’indéfinition de l’idée de littérature, pour finalement croiser les Cultural Studies, d’abord liées au rapprochement entre la littérature et l’histoire sociale anglo-saxonne et favorisées ensuite par les problématiques communautaires, Black Studies, et le tournant des Women’s Studies. Déclinaison ouverte, performative si besoin, des Gender Studies aux Postcolonial Studies.
Dans sa version étroitement littéraire, une dernière distinction de nature terminologique, peut-être factice, s’impose entre « théorie littéraire » et « théorie de la littérature ». Il est d’usage de comprendre la première comme une approche générale du fait littéraire et la deuxième comme une réflexion sur les conditions de la création verbale, appuyée sur les données précises d’un corpus, des genres et une période déterminés. Cela posé, il arrive que les emplois se renversent ou deviennent interchangeables. La traduction française, assez tardive en 1971, du manuel de Welleck et Warren, Theory of Literature paru en 1948, sous le titre La Théorie littéraire a probablement contribué à l’amalgame.

vendredi 21 septembre 2018

QUATRE PETITS POINTS

Sous la main, la « very short introduction » à la « Literary Theory » (1997-2011, Oxford University Press) de J. Culler, gageure ou tour de force, avec cette rareté pédagogique en forme de clarté : 1. « Theory is interdisciplinary–discourse with effects outside an original discipline ». La proposition consonne évidemment avec le sens anglo-américain ; et l’inter- peut au moins s’entendre comme exigence disposée à la croisée et à l’interaction des savoirs contre les replis observés et répétés. La perspective peut être ensuite soutenue et amendée en ce que la théorie est d’abord regard sur les disciplines. Comment ça se produit et se régule, selon quelle histoire, quels protocoles, etc. À commencer par la performativité des Studies – performativité prise pour une historicité des savoirs, dont il existe des chaînes par ailleurs très faibles ou caricaturales – Animal StudiesPorn Studies, déclinaison ouverte par définition, qui pose en retour le problème de l’inventivité disciplinaire et de la longévité épistémologique de certains champs (et corrélativement la durabilité institutionnelle de ce genre de discours). 2. « Theory is analytical and speculative », qui en dépit de sa spécificité géoculturelle laisse encore résonner le fond aristotélicien de theoria ; 3. « Theory is a critique of common sense, of concepts taken as natural ». Certes par le geste qui tend à situer, débusquer, historiciser les catégories spontanées du savoir, ouvrir des champs de questions ; mais le vis-à-vis théorie – sens commun, sans ambiguïté chez Culler, peut être l’occasion de dualités simplistes (et je pense en particulier au Démon de la théorie d’Antoine Compagnon, ce qu’il sert idéologiquement). 4. « Theory is reflexive, thinking about thinking, enquiry into the categories we use in making sense of things, in literature and in other discursive practices. ». Interrogation sur elle-même – indéfiniment – ; s’y place le rapport primordial épistémologie et critique.

jeudi 20 septembre 2018

FILM DU SILENCE

Fouille nocturne. Archives vidéos. Des déclarations nettes et ciblées – exactes – qui vont à l’essentiel. Xavier Dolan à propos de son long métrage Juste la fin du monde – encore : que les mots sont « secondaires » – pris à ce premier niveau dans la perspective d’une sémiotique des corps – le jeu des visages, des esquives, des regards, des sourires, etc., plus précisément – à un plan plus complexe – que ce qui importe c’est « ce qui est sous les mots » ou « entre les mots » – l’image acquiert cette valeur, la voix cinématique comme flux bavard pour faire valoir « un film du silence ».

jeudi 13 septembre 2018

SE RÉCONCILIER

Au quotidien, l’inaptitude démesurée, et tellement récurrente, à dialoguer et à négocier avec le monde, ses tensions, ses obstacles ; la capacité en retour à se réconcilier avec lui – par distance et par résistance – à la condition de la lecture, le plus souvent solitaire – sous l’espèce très ordinaire d’un drame, d’une fiction ou d’un poème.

mercredi 12 septembre 2018

RIMBAUD MADE IN USA



Seth Whidden, Arthur RimbaudReaktion Books, ‘Critical Lives’, 2018.

Robert St. Clair, Poetry, Politics and the Body in Rimbaud, Oxford UP, 2018.

samedi 8 septembre 2018

CRITICAL RHYTHM


À voir. Titre évocateur. Critical Rhythm. The Poetics of a Literary Life Form. Ed. Ben Glaser & Jonathan Culler. Fordham University Press. 2019.

LANGUE DE BOIS UNIVERSITAIRE

À l’occasion de la publication de la revue Mots, n. 102 (2013, ENS Éditions) Les discours sur l’enseignement supérieur et la recherche, cet entretien que Michèle Monte m’avait signalé mais que je ne crois pas avoir ici archivé.

mercredi 5 septembre 2018

INTENSITÉ DU SIMPLE

L’étrange levée des convictions à faire lire à un public, même réduit, deux poèmes anthologiques, « Funeral Blues » (W.H. Auden) et « Demain, dès l’aube… » (V. Hugo) – textes du deuil (et d’amour) s’il en est ; que la poésie peut se dispenser d’une langue sophistiquée ; pas un mot qui ne déroge au vocabulaire partagé ; pas de distorsion spectaculaire de la syntaxe – sinon des condensés : « Pack up the moon and dismantle the sun » / « (…) les yeux fixés sur mes pensées, / Sans rien voir au dehors ». L’intensité par le simple.