Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

vendredi 29 septembre 2017

LA FOLIE DU COMMENT


L’échange entre Deleuze et Foucault fait valoir cette référence commune aux deux auteurs, décisive et même capitale bien qu’elle ait longtemps ignorée ou minorée, spécialement sur le versant poétique. Genet, Kafka, Proust, Mallarmé, Lautréamont, Beckett, Roche occupent alors presque l’entier de la scène : « Un jour, dans le courant d’une conversation, il a dit : moi, j’aime beaucoup Péguy, parce que c’est un fou. J’ai demandé : pourquoi dites-vous que c’est un fou ? Il m’a dit : il suffit de regarder comment il écrit. Là aussi, c’est très intéressant par rapport à Foucault. Cela voulait dire que quelqu’un qui sait inventer un nouveau style, produire de nouveaux énoncés, c’est un fou. » (Deux régimes de fous, p. 262). On est en droit cependant de se demander qui parle exactement. Entrelacement des voix, des corpus, des identités : « Raymond Roussel et Charles Péguy furent les grands répétiteurs de la littérature ; ils surent porter la puissance pathologique du langage à un niveau artistique supérieur. […] Péguy et Roussel, chacun conduit le langage à une de ses limites (la similarité ou la sélection chez Roussel, le “trait distinctif” entre billard et pillard ; la contiguïté ou la combinaison chez Péguy, les fameux points de tapisserie. Tous deux substituent à la répétition horizontale, celle des mots ordinaires qu’on redit, une répétition de points remarquables, une répétition verticale où l’on remonte à l’intérieur des mots. » (Différence et répétition, Presses universitaires de France, 1968, p. 34). Et en dépit de la critique du signe, parce qu’il ressaisit le singulier par le général, le rapporte à l’Identique ou au Semblable, analyse des plus classiques, un métalangage qui porte sa date : verticalité – horizontalité, contiguïté vs combinaison, heuristiquement pauvre, et tributaire du modèle structural de la linguistique, notoirement des propositions de Jakobson sur la fonction poétique. Et le problème demeure entier : comment remarque-t-on ces points ? L’essentiel est ailleurs : dans le couplage entre le « comment », auquel Deleuze donne le nom de « style », et la folie – la folie du comment – apte désormais à la révéler, la montrer, la qualifier.

jeudi 28 septembre 2017

FULGURANCE ET JUSTESSE


Cette lecture-là de Deleuze, interrompue, aléatoire, imprévisible et soudaine, je la prends comme une suite musicale, une phrase du quotidien, parole de soi à soi-même. Ce qui me fascine souvent, à tourner ainsi les pages, et à quelque endroit que je retisse la trame abandonnée quelques jours ou quelques semaines plus tôt, ce n’est certes pas l’incontestable grand lecteur qu’est Deleuze – admiratif et très rarement complaisant, dense et saturé d’intuitions. Spécialement : non « les vitesses du penser » (« Ce que la voix apporte au texte », Deux régimes de fous, p. 304) mais plutôt les fulgurances, autre modalité ; des notations, une proposition consignée, riche en virtualités multiples, de la remarque de détail à l’énoncé théorique, le demi-concept ou le concept en devenir. Quelque chose et je-ne-sais-quoi de tellement sensible et signé : la justesse du rapport ou l’acuité du regard devant telle œuvre. Par exemple, dans « Foucault et les prisons », l’expérience du GIP, non tant l’idée de pensée expérimentation ou de pensée vision que : « Quand ils ont commencé tous les deux, ils partaient dans une espèce de noir. Ils avaient vu quelque chose, mais ce qu’on voit, c’est toujours dans le noir. Comment faire ? » (ibid., p. 255) ; et plus loin : « Il s’agit de voir quelque chose d’imperceptible dans ce qui est visible » (p. 260).

mercredi 20 septembre 2017

ÉCRIRE COMME UN COCHON


Cet autre leitmotiv qui voisine avec la question du désavoir pour voir, la tension à titre de « mythe » personnel, et même d’« obscur […] idéal » chez Dubuffet, « parvenir à écrire comme un cochon » (15 mai 73, p. 13). Écho facétieux d’abord à la culture scolaire, qui se saisit du double aspect graphique et artistique du concept d’écrire. L’image des buvards sales, des macules grossières sur les cahiers d’écolier, les réprimandes de l’institutrice, les biffures en rouge ou les commentaires irrités en marge, etc. Comme ces gauchers qu'on corrige. S’y enracine le paradigme de la souillure – et de fait un cochon n’écrit pas, il n’est pas équipé pour cela – de la dégradation, bauge, boue et cacas qui débordent un geste de nature strictement intentionnelle, même si écrire-comme-un-cochon a une portée provocatrice à l’endroit du public, et trahit d’autant des idéologies normatives. C’est à l’unisson que le thème est déplié de lettre en lettre. Dubuffet se situant « à l’extrême opposé du bel écrire » 14 octobre 82, p. 49), et dénonçant la persistance d’un mode classique de penser la langue, ses expérimentations phonétiques jouant « des fautes d’orthographe considérées comme un des beaux-arts » (25 octobre 82, p. 53), héritage très XIXcette fois ; Claude Simon se regardant à l’œuvre : « Je me sens parfois si maladroit et démuni… » (22 septembre 1982, p. 44, voir également p. 34, 19 mai 82), rappelant que si Cézanne fut ainsi qualifié par Braque, Proust, quant à lui, « écrivait “mal” » comme « tous ceux qui apportent quelque chose de neuf » (21 juin 82, p. 38). Même propos sur Flaubert et Dostoïevski (21 octobre 92, p. 51). À quand une histoire systématique des malfaçons, pour reprendre le terme beckettien, aujourd’hui que des archéologues de la littérature nous vantent des rêves de style parfait, du kitsch néo-classique ?