Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

mercredi 28 novembre 2018

LE GOUVERNEMENT DE LA CANAILLE

Ochlocratie / démocratie chez Hugo, en ouverture de la partie « Jean Valjean » : la multitude, la foule, la populace, la canaille – celle qui est parlée quelques années plus tard dans L’Éducation sentimentale au moment du sac des Tuileries de février 48 entre autres (voir le discours Hussonnet). Le pluriel amorphe et anarchique, sujet non-sujet collectif, à revers du peuple, et pourtant partie des « magnificences d’en bas » s’il est vrai que la populace a aussi sauvé Rome plus d’une fois ou que la canaille a suivi le Christ : « Il arrive quelquefois que, même contre les principes, même contre la liberté, l’égalité et la fraternité, même contre le vote universel, même contre le gouvernement de tous par tous, du fond de ses angoisses, de ses découragements, de ses dénûments, de ses fièvres, de ses détresses, de ses miasmes, de ses ignorances, de ses ténèbres, cette grande désespérée, la canaille, proteste, et que la populace livre bataille au peuple. / Les gueux attaquent le droit commun ; l’ochlocratie s’insurge contre le démos. » (Les Misérables, p. 1013). Passage donné en exemple du TLF, illustrant les expressions « désordres de l’ochlocratie » ou « dégénérer en ochlocratie » (http://cnrtl.fr/definition/ochlocratie) ; mais Hugo la recharge d’ambivalence précisément, lui restitue sa complexité – contre sa valeur uniment dévaluative. La canaille agit ainsi en « grande désespérée ». 

dimanche 25 novembre 2018

DANS LES CAVITÉS INSONDABLES

Au moment où se noue l’intrigue de 1832, qui rassemble sur le mode épique plusieurs lignes narratives du roman, longue cadence avec sa protase surdimensionnée qui condense et anticipe la mise en scène de cette « voix d’en bas » ou vox populi, en passant des entités collectives (associations, écoles) à « chacun », mouvement pris dans l’écriture, et la lecture rétrospective de l’histoire sociale entre les années 30 et 1862 : « Tandis qu’une bataille encore toute politique se préparait dans ce même emplacement qui avait vu déjà tant d’événements révolutionnaires, tandis que la jeunesse, les associations secrètes, les écoles, au nom des principes, et la classe moyenne, au nom des intérêts, s’approchaient pour se heurter, s’étreindre et se terrasser, tandis que chacun hâtait et appelait l’heure dernière et décisive de la crise, au loin et en dehors de ce quartier fatal, au plus profond des cavités insondables de ce vieux Paris misérable qui disparaît sous la splendeur du Paris heureux et opulent, on entendait gronder sourdement la sombre voix du peuple. » (Les Misérables, XIII, 3, p. 972).

vendredi 23 novembre 2018

L'ENVERS OU L'ENDROIT

Ce qui s’énumère entre le familier et l’étranger (et la praxéologie « approcher », « aborder », etc.) noue finalement la conversation aux manières : « […] parce que je suis l’étranger qui ne connaît pas la langue, ni les usages, ni ce qui ici est mal ou convenu, l’envers ou l’endroit, et qui agit comme ébloui, perdu » (p. 33). Voir l’affaire du zizi que fait boire l’étranger dans La Nuit

VENT

Dans la déclinaison continue entre le « commerce » et la « bataille », ou ce commerce qui s’achève en bataille, la réplique ironique et défensive du client : « Je veux bien payer le prix des choses ; mais je ne paie pas le vent, l’obscurité, le rien qui est entre nous » (p. 54). En poursuivant léconomie de limmatériel, le vent et le rien dégonflent l’enflure rhétorique (et ses ressources humoristiques), mais c’est le fil ténu auquel tiennent l’échange et l’économie relationnelle des orateurs ; et en retour, exactement ce que l’échange donne à reconnaître et à penser  dramatiquement. 

À DOUBLE ENTENTE

Ce qui pose un double problème : l’articulation en amont avec l’utopie de la Nuit, dont la parole est déclenchée par une rencontre d’une autre sorte (le système inaugural des temps : « Tu tournais le coin de la rue quand je t’ai vu ») ; l’articulation avec le régime dialogique de la « pièce », et ses imitations oratoires, souvent commentées – selon le rappel opéré au seuil de la lecture par le pastiche d’entrée lexicographique sur « deal » : « entente tacite », « signes conventionnels », « conversation à double sens » (p. 7). En surface, le tentant est d’indexer le contrat économique sur le contrat rhétorico-pragmatique de la parole (ou réciproquement) ; mais j’ai toujours pensé que ce n’était pas le lieu – précisément ; et que le champ de l’implicite (la catégorisation même de l’implicite) était lui-même pris au jeu.

L'ÉCONOMIE DES RAPPORTS

 Dans la solitude des champs de coton. « Le dealer. Si vous voulez savoir ce qui a été dès le début inscrit sur votre facture, et qu’il vous faudra payer avant de me tourner le dos, je vous dirai que c’est l’attente, et la patience, et l’article que le vendeur fait au client, et l’espoir de vendre, l’espoir surtout, qui fait de tout homme qui s’approche de tout homme avec une demande dans le regard un débiteur déjà. De toute promesse de vente se déduit la promesse d’acheter, et il y a le dédit pour qui rompt la promesse. » (p. 54). Bien sûr, la phraséologie financière comme trope de la relation et potentiellement de l’affect amoureux ; au degré optimal donc de la désaffection, tel que l’auteur l’entendait pour ce qu’il classait – les « sentiments éternels » – parmi les « conneries provisoires ». À travers le lieu commun, et « payer la facture », le contrat et la contractualité comme logique exclusive de la socialité, puisqu’il n’y a plus que cela qui unisse les solitudes, et la réponse du client consistera à repeupler la scène : « cherchons du monde » (p. 56). Le contrat entraîne avec lui une économie immatérielle, une économie qui ne relève plus des biens : attente ; patience ; espoir – comme ailleurs le désir. La tenir comme une lecture rase – littérale– de la société de ce temps.

FIL

Scène comique de métro, ce matin. Invisible à la plupart des endormis qui jonchent les bancs, se tassent sur les sièges, s’agrippent aux barres de la voiture cahotant dans l’odeur et le bruit. Le fil de l’un – certainement les écouteurs d’un Ipod version X ou Z vendue à grands cris dans tous les kiosques du supernumérique – se prend dans la fermeture du sac en cuir de l’autre, qui tournait le dos. Aïe. Les voilà pris, qui n’avaient rien en commun, ni rien à se dire. Gestes et signes : comment se dégager l’un de l’autre avant la prochaine correspondance ? Chacun y va de ses gestes et de ses stratégies, brutales ou délicates, alternativement, jusqu’à ce que le fil casse… J’ai compté : cinq bonnes stations, dix minutes embarrassées.

CONFLIT

Le profitable est que « theory does not give rise to harmonious solutions » (p. 132), et oblige à ce retour réflexif sur la méthodologie : « Repeatedly I have found myself ending a chapter by invoking a tension between factors or perspectives or lines of argument and concluding that you have to pursue each, shifting between alternatives that cannot be avoided but that gise rise to no synthesis. » (p. 133) – à la manière d’un dépassement ou surpassement hégélien – ou revers des stratégies ironiques et perplexes qu’on nous vendait il y a vingt ans sous le bon sens. Conserver la conflictualité des questions.

L'OUBLI DE SOI

Culler, encore : qu’au terme du parcours il est lucidement conclu que « theory [i]s endless », et qu’importe davantage « the prospect of further thought » (p. 133), contre celles ou ceux qui souhaiteraient en particulier « the death of theory » (p. 132), de sorte qu’ils n’aient plus à y faire face. Ce qui fait davantage souci, c’est peut-être d’écrire de la sorte une histoire de la théorie ou un « account » qui, s’il met assurément en tension des perspectives et des approches (pour certaines inconciliables sinon guère cumulables) et laisse émerger les questions, ne s’envisage guère cependant comme histoire critique de la théorie, travaillant à mettre en oubli son propre point de vue. Oubli souvent dicté par le genre (académique, commercial) du bréviaire.

dimanche 18 novembre 2018

FORCE DE L'EXIL

Le narrateur et l’historien. Tacite, maintenant. Du satiriste aux Annales : le vis-à-vis entre les « despotes » et les « penseurs » tel qu’il entraîne l’apparente digression sur la qualité de la parole, « enchaînée » et pour cette raison devenue « terrible » en retour : « L’écrivain double et triple son style quand le silence est imposé par un maître au peuple » (Les Misérables, p. 914). Comment la contrainte et l’exercice de la violence soustraient la prose à l’ampleur, et l’obligent à acquérir en densité, dans un corps-à-corps, ou lutte physique, logique du combat : « Moins d’envergure dans la phrase, plus d’intensité dans le coup. » (id.) Aux libertés perdues répondent « des accroissements de force » (id.)

samedi 17 novembre 2018

LA GRAVURE AU POUVOIR

L’opposition topique très XIXsiècle entre l’eau-forte et le burin, et le parallèle entre l’étape technique de la morsure sur cuivre ou zinc (le bain d’acide…) et le statut de la prose, dans sa vocation satirique entre autres, aux prises avec les lois du despotisme, de la Monarchie de Juillet à implicitement Napoléon III : « Comme les Nérons règnent à la manière noire, ils doivent être peints de même. Le travail au burin tout seul serait pâle ; il faut verser dans l’entaille une prose concentrée qui morde. » (Victor Hugo, Les Misérables, IVpartie, « L’idylle rue Plumet et l’épopée rue Saint-Denis », p. 913).

vendredi 9 novembre 2018

L'IMPASSE DE LA VALEUR

Ce qui fait le plus difficulté est peut-être ce qui est tenu implicitement au centre du propos, eu égard à l’inflexion contemporaine des disciplines concernées, et au diagnostic possible d’une crise : « the political and societal value of the humanities », spécialement à ce qui leur est attaché à la manière de lieux communs : « critical thinking, social responsability, or democratic citizenship » (p. 6) – Nussbaum et cie – en regard des représentations imposées : « the current image problem of the humanities : they are seen as a luxury pastime with little relevance for society » (id.) ou comme difficilement compatibles avec une logique comptable, de « measurable results » (p. 1). À rebours s’énonce la question théorique d’une éthique et d’une politique des savoirs et des disciplines, le continu individuel-collectif. Mais depuis quel champ discursif-épistémique ? Selon quel point de vue ? Etc. Le pointage par Dilthey et le legs de son « interpretative approach » (p. 6), entre comprendre et expliquer, semble comme zone de tension critique plus pertinent, dans la mesure où il a modelé « the minds of many » (id.) et continue de le faire à bien des égards.

LE SENS DE LA RELATIVITÉ

Le regard d’objectivation et de mise à distance dans le temps se conjugue à la déclinaison des altérités – nationales, culturelles, institutionnelles : « from antiquity to the present and from all regions and cultures »(p. 6). L’historiographie se veut résolument comparatiste, loin en particulier de « the Eurocentric worldview », bien que l’argument postcolonial, Edward Saïd à l’appui, cette vision ayant été informée par « the study of languages and civilizations » (p. 6), exigerait d’être détaillé : si l’enjeu n’est autre que la valeur des humanities, l’étude des langues et des « civilisations » est aussi ce qui a libéré le comparatisme et plus largement les relativismes culturels des savoirs dans les épistémologies occidentales. Ainsi posé, l’argument est trop massif pour ne pas être réversible. L’un des exemples les plus marquants en est probablement au XIXesiècle les linguistiques indo-européanistes, dont par ailleurs les conditions d’émergence et surtout de développement sont inséparables et favorisées par le modèle universitaire moderne dans sa version germanique entre autres. Il reste que « the value of the humanities » qui est postulée au long de l’éditorial est posée comme solidaire d’une « cultural consciousness » (id.). Une telle historiographie ne peut donc s’envisager elle-même qu’à travers le multiple des différences, en plaçant comme défi premier le problème de la définition même de son objet dès qu’on mesure la tradition euro-occidentale, sa double racine grecque et chrétienne, à l’« Islamic scholarship » – studia adabiya– (p. 3) ou aux six arts de Confucius pour l’aire chinoise. L’argument le plus incisif à ce sujet est encore le conditionnement empirique, réciproque entre culture – langue – savoir, notamment les limites spontanément imparties par une revue qui use de l’anglais comme lingua franca (et cette dénomination symptôme demanderait en soi clarification – elle est aussi une mythologie de la science, et des sciences) s’il est vrai par exemple que « the division between the humanities and the sciences is emphasized by the terminology itself » ou, par extension, à un autre niveau encore, que dans l’univers du « English-spoken scholarship » la dominante est d’associer « the humanities with historical approaches » (p. 4) plutôt qu’à des méthodes analytiques illustrées à l’inverse par l’école de Vienne, le formalisme russe ou le structuralisme français.

SAVOIRS AU PRÉSENT

En traversant le prometteur éditorial de la revue History of Humanities (2016) de R. Bod, J. Kursell, J. Maat et T. Weststeijn. D’abord, l’histoire des « humanities » (et je maintiens à dessein l’expression de langue anglaise) comme nouveau champ de recherche plutôt que comme simple retour ou repli réflexifs, opération qui entraîne inévitablement des enjeux attachés au « dialogue » entre les disciplines, la diversité des approches méthodologiques ou des présupposés épistémologiques. Des écarts également entre ceux qui trouveront légitime par exemple de « compare methods or principles stemming from different regions or periods » et ceux qui mettront l’accent plutôt sur les « cultural incommensurabilities » (p. 5). Etc. Quoi qu’il en soit, une « ambition » (id.) dans le projet qui contient son propre pari – et des risques par conséquent. À la racine de l’entreprise, le triple constat néanmoins : a. suite entre autres aux mouvements d’exportation des modèles occidentaux de savoirs et de disciplines (ce qui inclut les phénomènes corrélés d’ajustements, de résistances et d’assimilations, et en lisant on ne peut s’empêcher de songer au Japon et à la révolution Meiji par exemple), la question des humanities est devenue « a global state of affairs » (id.) ; b. la pluralité des disciplines contenues dans l’objet, l’instable coupure que suppose cet ensemble dans la variété des « groups of disciplines », ou l’hypothèse inverse d’un possible continuum avec « the natural or the social sciences » (p. 3) – lieu commun de la question – une diversité qui constitue la difficulté majeure de ce questionnement, quand elle ne le met pas préalablement en difficulté ce questionnement même (et il y a en soi un saut terminologique entre « sciences de la nature » - « sciences sociales », celles qui ont droit à ce statut, et les disciplines fédérées couramment sous l’appellatif humanities, problème que ne règle pas les différences philologiques entre les langues et les traditions culturelles et institutionnelles) ; c. l’ambivalence qui gouverne actuellement le devenir de ces savoirs et de ces pratiques dans les champs universitaires et scolastiques : d’un côté, l’évolution rapide de ces secteurs, par l’entremise notamment des « digital tools » qui les impactent (voir le nom même bien sûr de Digital Humanities), ou l’intersection ou mieux la « cross-fertilization between disciplines » comme il en va pour les « neuroscientific experiments » qui mettent autrement en lumière « our capacity for producing or appreciating music » (p. 1) ; de l’autre, l’inclinaison palpable, sinon le déclin des disciplines concernées, chute de la démographie étudiante, coupures budgétaires, suppression de départements – ce qui place aussitôt l’enquête historiographique à l’articulation savoir – pouvoir. Dans tous les cas, les récits au passé s’ordonnent autour d’une actualité vive de ces disciplines selon une prémisse posée à l’entame de l’article : « These are exciting times for the humanities » (id.)

mardi 6 novembre 2018

HISTOIRE(S) / DISCIPLINES : HUMANITIES

À noter l’émergence de la revue History of Humanities (2016), trois numéros à ce jour, deux volumes par an, édités par The University of Chicago Press. A New Field comme titrent Rens Bod, Julia Kursell, Jaap Maat, Thijs Weststeijn dans leur éditorial. https://www.journals.uchicago.edu/toc/hoh/current. À voir dans le détail très certainement. Symptôme de savoir ou méta-savoir à considérer lui-même dans son historicité.

lundi 5 novembre 2018

VERSETS D'AMOUR

L’imminence de la fin qui taraude, dépressive, le Journal de Lagarce, insistante, asphyxiante, mais nourrit la chronique du quotidien, tendue dans son face-à-face avec l’envie de vivre qui se met à prix dans l’acte d’écrire. En feuilletant le deuxième volume des dernières années, et certains passages annotés, ces versets d’amours que j’avais oubliés du 20 juillet 1990, très beaux, dans l’intensité et la densité de leur rythme, de leur ponctuation :

« Il va mourir, maintenant, maigre et tellement beau à la fois.

On fait doucement l’amour, en prenant toutes les mesures sécuritaires nécessaires. On prend un long bain, lui, posé sur moi comme un enfant malade, son corps superbe en train de se défaire.

On dort enlacés.

C’était comme le bonheur le plus grand d’être si paisibles et le désespoir encore de savoir qu’on se quitte.

On parle de nos parents, de nous, enfants – si différents – et de nos amours.

On s’abandonne. » (Les Solitaires intempestifs, 2008, t. II, p. 21)

jeudi 1 novembre 2018

UN MOT COMPLAISANT

Peuple. Maurice Blanchot : « Il y a déjà un abus dans le recours à ce mot complaisant » (La Communauté inavouable, Minuit, 1983, p. 54).
Voir autrement Gérard Bras et son titre-allusion, Les voies du peuple. Éléments d’une histoire conceptuelle, préface d’É. Balibar, Éditions Amsterdam, 2018.