Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

samedi 21 décembre 2019

TRISTAN


Benoît Houzé, Armelle Hérisson : Tristan Corbière, « Les Amours jaunes » (Neuilly, Atlande, octobre 2019, 429 p.)

mardi 17 décembre 2019

DESCENTE

De nouveau : la voix de l’hôtesse de l’air qu’on ne verra pas vraiment, mais qui va progressivement se détacher du fond sonore sous l’espèce d’une recommandation rituelle « nous allons commencer notre descente » et cet énoncé banal indique aussi le début du film. Mais il est aussi symbolique : la séquence s’ouvre en plein ciel sur les rêveries intérieures du personnage (ce que rappelleront les deux ballons rouges vus depuis l’arrière du taxi dans le montage parallèle du début) ; l’arrivée à la maison en est la chute, le retour à la réalité qui est celle des relations humaines, les difficultés à négocier avec les proches : la nécessité brutale de la confrontation.

HUBLOT

Il y a aussi ce geste, en apparence anodin, le regard à travers le hublot, qui ouvre la série des fenêtres (celle derrière laquelle se tient Antoine lorsque arrive le taxi, la jeune enfant au trampoline, la voiture garée et le ventilateur aux pales bleues dans la dominante du film, les verres dépolis et opaques de la salle de bains au moment de la conversation téléphonique, serrée sur la solitude et la peur de l’aveu à venir, le dialogue Suzanne-Antoine depuis la chambre du sous-sol fixé en contrechamp sur Louis en train de fumer dans le jardin, le plan métonymique, celui la véranda, la cigarette que tient la mère – dernier regard amusé et plein de tendresse du fils – après la dispute ; la seule qui soit ouverte, aux rideaux qui flottent sur les rêveries et les souvenirs de l’enfance, jusqu’à se refléter dans les yeux du personnage, accompagne l’étreinte brusquée de la mère dans l’abri, etc.). Ce regard à travers le hublot coïncide avec une séquence précise du « monologue intérieur » (mais tout autant destiné au spectateur) : « Il existe une variété de motivations, qui vous appartiennent, qui ne regardent personne d’autre que vous, qui vous poussent à partir dans la vie, à ne pas regarder en arrière. De la même manière, il existe une variété toute aussi grande de motivations qui vous poussent à revenir. » De même que s’énonce la trajectoire rebours après le départ et la distance, « ne pas regarder en arrière », mouvement contradictoire du personnage, c’est bien une tension entre l’ici et l’ailleurs qui est en jeu, ce que reprend plus loin Antoine : « Il veut être loin. Même quand il est dans le salon, il est loin » (1’18’’51’’’). L’absence aux autres se double dans la transition du voyage d’une absence au présent immédiat et concret, manifestée par la fixité songeuse mais persistante du regard devant soi ou vers le sol. Le spectacle, Louis l’imagine avant de le vivre en quelque sorte.

dimanche 15 décembre 2019

LA DISTANCE LA PLUS JUSTE

Cette autre remarque dont il faudra bien faire quelque chose, venue cette fois de Gaspard Ulliel, lors de la même conférence de presse de Cannes (mai 2016) à propos de la technique de cadrage et des plans surtout – resserrés, l’une des trouvailles majeures, et après la genèse que le réalisateur aura lui-même exposée et retracée au terme de plusieurs essais : « la distance la plus juste ». Cela n’a l’air de rien mais cela s’énonce sur un mode aussi apparemment banal que lagarcien – hanté par la question artistique de l’exactitude

NOTA BENE

Cette sonorité du silence a plus à avoir avec la « sonorité générale » d’une œuvre dont Péguy parle aussi bien à propos d’un poème que de la peinture. À terme ce n’est pas le sonore qui est l’enjeu. Inadéquat ou réducteur, ce qui revient au même, pour penser en retour le silence que l’image-mouvement fait.

L'IMAGE IRRÉSOLUE

Pour les raisons énumérées ci-avant, il me semble difficile de partager la conclusion de Daria Bardelotto (Skén&graphie, 5, PUFC, 2017, p. 109-110) qui a travaillé sur les pré-versions du scénario Dolan déposées à l’IMEC : « Dans l’adaptation de Xavier Dolan, Catherine et Antoine – sans que Louis ait besoin de se livrer à une confession impossible et qu’il ne saura pas faire – comprennent ce qu’il faut comprendre. Louis n’est donc pas retourné en vain : malgré les difficultés de la communication verbale qui caractérisent cette famille, les messages passent à travers ces échanges de regards que seul le cinéma peut transformer en véritables dialogues. La parole irrésolue de Lagarce sort de son impasse à travers l’image. » Et plus loin, commentant le geste ultime de Louis (G. Ulliel), le doigt sur les lèvres, et ce qu’en dit le script (« invitant Catherine au secret…éternel »), deux traitements assurément divergents du silence, « l’image, et à travers elle le regard, s’empare de l’espace du non-dit et le rend intelligible. » Mais y a-t-il des « messages » ? et l’issue de l’échange est-elle de « comprendre » ? et d’abord comment ces personnages « comprennent »-ils (souvent au cœur des malentendus comme ils voient mal) ? L’image s’empare du non-dit mais en le chargeant peut-être plus d’une sonorité selon le mot de l’actrice que d’une signification logique, qui viendrait résoudre ce qui chez Lagarce demeurerait irrésolu. Autant retirer au cinéma son propre pouvoir de suggestion. Autant désarticuler surtout les rapports visible/invisible-dicible/indicible, mis en place dès la séquence prégénérique.

LE SILENCE SONORE

C’est sous forme d’intuition, et en guise de mise au point sur sa performance personnelle, un morceau que j’avais manqué, ce que résume très bien l’actrice Marion Cotillard lors de la conférence de presse du festival de Cannes, en rappelant notamment quelle fut sa difficulté à incarner le personnage de Catherine, les obstacles à s’approprier le texte, ce qui est souvent le cas des comédiens qui jouent Lagarce : « Ce qui est intéressant avec les grands auteurs, c’est qu’il faut juste trouver le déclic du langage, et qui, effectivement, a pas été évident pour moi au départ. Mais en tous cas, dans la partition de Catherine, il y a tellement de phrases avortées, de redites, de butées, que c’est comme si elles donnaient un peu une sonorité aux silences, qui sont si importants dans ce film-là, et du coup, à partir du moment donné où je me suis rendu compte que sa parole était presque un silence sonore, ça a été, pas plus simple, mais, en tous cas, c’est comme si j’avais trouvé une clé pour dire ce texte, qui me faisait très très peur. » (https://www.youtube.com/watch?v=0OgdF-yMgZc). Donner « une sonorité aux silences » ce n’est pas l’affaire uniquement de la diction et du phrasé de l’acteur, et au demeurant Marion Cotillard parle plus largement de son jeu, même si en priorité elle s’interroge sur la manière de rendre le texte. En l’occurrence, c’est la parole de Catherine qui est qualifiée de « silence sonore ». Mais cela n’est pas davantage réservé à la bande son, bruitages ou séquences musicales. Donner une sonorité aux silences, c’est la poétique même du film dont le lieu est bien sous les mots et entre les mots, en capturant (au sens anglais et français) les moindres détails des corps parlants. Donner une sonorité aux silences, c’est peut-être avant tout les faire entendre à la condition de les faire voir. À ce titre, le point d’optique est déterminé par le point d’écoute, et réciproquement. Voir plus bas, l’oreille et l’œil. 

ENTRE LES LIGNES

Il est un dernier terme, plus significatif, celui qu’on pourrait appeler la « langue poétique » cette fois, et que le réalisateur assimile à l’ étrang(èr)eté de la « langue de Lagarce » : « Tissée de maladresses, de répétitions, d’hésitations, de fautes de grammaire… Là où un auteur contemporain aurait d’office biffer le superfétatoire et la redite, Lagarce les gardait, les célébrait. Les personnages, nerveux et timorés, nageaient dans une mer de mots si agitée que chaque regard, chaque soupir glissés entre les lignes devenaient – ou deviendraient, plutôt – des moments d’accalmie où les acteurs suspendraient le temps. » L’auteur touche à la volubilité de la prose lagarcienne, une espèce de flux continu, proche de la logorrhée parfois, qui travaille à la fois dans le sens du manque et du surplus. Il vise ainsi ce qui a le plus agacé au moment de sa réception, et le plus intéressé la critique spécialisée dans le théâtre de Lagarce (poétique du détour, etc.) : le drame se règle tout entier sur les péripéties de l’énonciation elle-même, des obsessions, des insistances, des corrections : « j’allais rectifier » (éd. 2016, p. 40). La parole est en constante reformulation et c’est ainsi qu’elle progresse dynamiquement. D’un côté, elle est fortement segmentée, à la manière de vers ou de versets, grâce aux alinéas ; de l’autre, elle est ponctuée, et acquiert un mouvement rythmique. La redite et la faute sont le signe d’un double problème, une hantise de la belle langue, et c’est souvent le cas des membres de la famille qui tentent d’ajuster leurs discours à un modèle normatif fantasmé (sentiment social qui se double du mécanisme d’hypercorrection face au fils qui sait écrire) ; la nécessité d’un mal dire, « je ne sais pas si je pourrai bien la dire » (p. 49), d’une parole qui se tient en défaut ce qu’il y aurait à dire (émotion, pensée), à l’image de ce que déclare Suzanne : « je ne sais comment l’expliquer, / comment le dire ». Expliquer au sens premier qui est déplier – déplier ce qui ne cesse d’échapper et se révèle proprement indicible, « je ne trouve pas les mots » (p. 50) : un je-ne-sais-quoi qui pénètre les personnages et les relie entre eux et constitue proprement le moteur du drame. Ainsi la « mer de mots » que Dolan glose dans d’autres entretiens comme « verbosité », une parole qui redit et dédit simultanément, est une manière d’inventer une grammaire du silence. Et plus il y a de mots, plus il y a de silences – et Dolan place très exactement son film « entre les lignes » là où se glissent un « regard » ou un « soupir », ces « moments d’accalmie » qui suspendent le temps du dialogue. Dans un entretien avec France24 (« À l’affiche », 22 septembre 2016), le réalisateur déclare de Juste la fin du monde que « c’est un film de silence[s] surtout » (https://www.youtube.com/watch?v=TXXTJYL3r8U) sans qu’on puisse déterminer par ailleurs s’il s’agit d’un singulier ou d’un pluriel. Il précise encore : « c’est ce qui est sous les mots, entre les mots, qui compte dans la pièce » (https://www.youtube.com/watch?v=BRyOHNaqUf4) Si les mots deviennent secondaires au profit des visages, des regards, tics, esquives, moues, sourires, tout une typologie des expressions, ce n’est pas que le corps prend simplement le relais de la parole en tant qu’il prend en charge la grammaire du silence. Ce silence même pour advenir se mesure sans cesse au langage, sans lui il devient imperceptible et inintelligible. À la manière des corps parlants, il fait partie intégrante de la « langue de Lagarce » à préserver sur la pellicule.

LA RÉCRITURE FIDÈLE

Ces éléments doivent être mesurés à ce qui représente le « défi » majeur du cinéaste, ce nœud autour de « la langue de Lagarce » (déjà commenté), sorte de paradoxe fécond. Il n’est que de reprendre dans le dossier de presse au moment de la sortie du film, la construction ou la mise en scène de la lecture de la pièce, d’abord manquée. Notion aussi courante que confuse s’il en est que « langue » dans cet emploi. Mais alors que le texte semble fait « sur mesure », correspondre en tous points à l’univers dolanien – des schémas familiaux tendus, les malentendus de l’amour, l’homosexualité latente, la relation mère-fils – qu’après la deuxième lecture – celle-ci déterminante – le drame s’impose comme une évidence– un travail de reconnaissance – « tout de Lagarce m’était familier – et le serait sans doute pour la plupart d’entre nous » – dans sa dimension individuelle et transsubjective – ce partage achoppe précisément sur la langue qui pourtant produit ces effets : elle demeure « étrangère » et « nouvelle ». Or cette altérité fait partie elle-même du processus de reconnaissance, non plus en ce qu’il s’agit d’identifier ce qui est connu – le familier – mais en vertu même de la défamiliarisation qu’elle provoque. Dans ce qui tient de l’idiosyncrasie littéraire, dans un rapport interne à la langue, il  y a plusieurs choses à dissocier. D’une part, le rapport langue littéraire et langue commune, problème qui se double des variantes du français, la langue de Lagarce n’est pas celle des films de Dolan : elle s’oppose en bien des points au vernaculaire québécois voire aux traits joualisants de la plupart de ses films, de Mommy à Matthias et Maxime. Il y a là une nouveauté dans la filmographie de l’auteur, que valide et poursuit le passage à un autre idiome, plus radical dans l’œuvre suivante, The Death and Life of JF Donovan. D’autre part, la langue artistique, celle qui pose une difficulté fondamentale, la conversion du théâtre au cinéma. Dolan rappelle ce mot de la comédienne Anne Dorval, celle qui aura servi de passeur pour le texte : que ce n’est pas une « langue cinématographique ». Comment la préserver sans qu’on y entende trop le théâtre ? Il est évident que certains traits d’écriture, par exemple l’usage des passés simples, certaines répétitions ou effets rythmiques, rompraient l’illusion au cinéma ou transformerait le spectacle en télé-théâtre. Et pourtant, Dolan prétend la « conserver, et la plus entière possible ». Ce qui appelle deux remarques : la première a trait à la fidélité proclamée du réalisateur, ce mythe de l’adaptation. Or la scénarisation (et sa proximité avec l’original) est pleine de récritures, coupures, interpolations, sans compter les écarts assez nombreux de registres, ceux-ci font certes valoir une langue parlée, mais dont l’oralité n’a plus la sophistication de la scène ; la deuxième, c’est qu’à mesure où se dé-théatralise la langue de Lagarce dans la version filmique, tout en gardant l’essentiel de sa manière sans « édulcorer » ni « banaliser », la théâtralité s’évade vers d’autres composantes du spectacle. Sur ce point, Dolan est explicite par sa non-réponse : « Que l’on “sente” ou non le théâtre dans un film m’importe peu. Que le théâtre nourrisse le cinéma... N’ont-ils pas besoin l’un de l’autre de toute façon ? » Loin de répudier la théâtralité, le réalisateur souligne la complémentarité. En ce sens, la question de la « faisabilité » tient moins à une obéissance stricte ou exacte au texte – et Dolan n’agit pas différemment de bien des metteurs en scène du XXe siècle sur ce point – qu’à une manière de réinventer la théâtralité par l’image, là où on ne l’attend plus ou là l’on semble s’en être détourné. Mais le paradoxe veut que c’est bien à la condition de récrire qu’il y a de la théâtralité – autrement.

samedi 14 décembre 2019

L'OREILLE

Mais l’essentiel est encore ailleurs, c’est que dans le tout premier plan, l’accès au visible coïncide avec une image incomplète dont l’intérêt est qu’elle fait le point non sur le visage mais sur l’oreille du personnage. Si l’on veut, le spectacle s’ouvre sur le champ d’écoute – et ce n’est pas un hasard si le film donne droit d’abord à la trame sonore avant l’image. L’écoute, ce sera la caractéristique centrale de Louis et de son alter ego, Catherine, bien entendu. Ce qu’on voit, et l’on voit d’abord mal, est à entendre. De fait, ce sera la voix de l’hôtesse qui n’est pas située dans son champ de vision auquel Louis répondra. C’est à ce moment qu’il se retourne et nous dévoile son visage. Cette micro-action a une double fonction : l’hôtesse en annonçant la descente et le retour au réel sort Louis des rêveries dans lesquelles il est absorbé, le spectacle est d’abord mental avant d’être visuel ; Louis se renfonce dans son siège et boucle sa ceinture, le récit se poursuit avec changement de plan, plus resserré mais over the shoulder. Le point de vue se transforme, ce n’est plus celui d’un passager anonyme dans l’allée opposée. Louis est vu depuis le rang antérieur : le spectateur occupe le regard de l’enfant, sorte de double du héros. Quand le prégénérique s’achève sur ces mots : « Voyons voir ce qui va se passer » – annonce du récit à venir et spectacle au second degré, ce qui est cadré inversement est une partie du visage, et l’œil du personnage…

JE VOIS MAL

Je parlais de détail la dernière fois. À revoir la séquence prégénérique, qui fait écho au prologue lagarcien, pour n’en garder que certains éléments, amplement coupés ou récrits (une réduction aux deux tiers), ce qui frappe c’est l’entrée en matière – par le sonore avant l’image proprement dit, ce qui n’est pas une nouveauté (voir Laurence Anyways, l’entretien avec la journaliste et les premiers échanges ou encore The Death and Life of John F. Donovan.) Au moins troix axes : les voix d’un espace public, qui se révéle confiné, celui de l’avion, matérialisation du « voyage » et lieu de transition ; le bruit de fond de l’avion ; la voix off du personnage-narrateur qui progressivement domine jusqu’à mettre en sourdine puis neutraliser les deux autres pistes sons. Dans le brouhaha se perçoit le signal du pilotage, la consigne donnée aux passagers d’attacher leur ceinture tandis que la voix de l’hôtesse de l’air de confuse devient claire. C’est autour de cette première minute du film qu’apparaît la première image du film et que s’amorce la musique de Gabriel Yared. La première image s’ouvre alors sur un plan flou et à ce titre se révèle déceptive. Le spectateur doit identifier dans un cadre nocturne et tamisé, qui installe d’emblée une atmosphère grise-bleutée, programmatique pour le reste du long métrage. Or cette image fait ensuite l’objet d’une mise au point mais là encore elle débouche sur un plan coupé. D’une part, le point de vue adopté qui devient celui du spectateur serait celui d’un passager situé sur l’allée opposée – à distance par conséquent ; d’autre part, le plan est coupé, on ne perçoit ni le visage ni le corps en son entier. Ce cadrage qui joue de deux obstacles du décor, à gauche et à droite, a une portée considérable. Loin de voir, le spectateur entrevoit et doit en conséquence compléter. Il me semble que cela est à mettre en rapport avec la remarque bien plus tard de la mère au moment des retrouvailles : « Je vois mal mais cela a l’air beau » à propos de sa coiffure, chose futile s’il en est, mais qui lui sert alors à dissimuler sa fébrilité et son émotion de revoir le fils après tant d’années d’absence. Le spectateur est lui aussi dans cette situation, il voit mal. Cela a évidemment cet autre effet de mettre sur le devant la spectralité de Louis, personnage crépusculaire, qui est en train de disparaître sous nos yeux et ceux de sa famille. Au demeurant, on trouve une deuxième métaphore optique, beaucoup plus proche, dans la séquentialisation : au moment où l’enfant tape une deuxième fois sur l’épaule de Louis, il retient de sa main gauche ses lunettes qui manquent de tomber. Ces lunettes sont à mettre en rapport avec les yeux de Louis qu’il cache bien entendu. C’est bien le souci : du spectateur il est exigé qu’il corrige sa vue, s’ajuste au noir et aux bleutés de la lumière. Mais le rapport entre visible et invisible est d’emblée déterminant.

dimanche 8 décembre 2019

KNIPPER

La culture du détail. Selon l’œuvre. Au cours du duo Louis-Suzanne, le plan qui glisse sur les coupures de journaux dans la version cinéma de Juste la fin du monde. Arrêt sur image : assez pour dire la mythologie – entre fascination et admiration – dans laquelle s’entretient la famille à l’égard du prodige qui, pour l’occasion prend un nom, ce dont il est dépourvu dans le drame (et malgré tout associé à l’univers théâtral de Lagarce : Voyage de Madame Knipper vers la Prusse orientale (1979), pièce montée à la Comédie française en 1982). « Louis-Jean Knipper : hors du temps, hors des lois »  texte élogieux dont les caractères imprimés sont brouillés à l’exception d’un encadré : « Louis-Jean Knipper s’impose, à tout juste vingt-sept ans, comme le grand sachem du mal d’amour et des malentendus modernes » (20’’26’’’). Photo et pose à l’appui. Bien sûr, la rhétorique du dithyrambe journalistique, ses stéréotypes connus ; mais le repli vers la référentialité interne (non sans distance peut-être) : 27 ans, c’est aussi l’âge du réalisateur au moment du film. Surtout, le double registre, « mal d’amour » et « malentendus modernes » – aperçu ou résumé des œuvres de chacun des deux auteurs. Et la catégorie du malentendu est à saisir dans l’optique du silence et de la poétique du silence.

SMILE OF DEFEAT

Réécoute émerveillée de The Goal, extrait du posthume Thanks for the Dance de Leonard Cohen. La grâce d’une phrase qui s’inachève – se met en suspens par sa chute – voix récitée-chantée et voix instrumentales, le crescendo piano en particulier – et elle travaille la durée (à peine plus d’une minute), elle fabrique de l’instant – mais un instant qui fait qu’on désire recommencer peut-être, une phrase qui produit un concentré de finitude, par-delà le sens immédiat ou concret (« I’m going down again / But I’m not alone », « I sit in my chair », « I shine with the chrome », etc.), rapporté à l’individualité de l’artiste (« my smile of defeat »). https://www.leonardcohen.com/video/the-goal