Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

mardi 25 mai 2021

TRANSLATIO STULTITIAE

      DiAngelo et sa Fragilité blanche (Paris, Les Arènes, 2020, p. 101), que « chaque aspect de la blanchité […] est partagé par quasiment tous les Blancs dans le contexte occidental en général et dans celui des États-Unis en particulier ». Ah bon ? C’est très exactement le vice méthodologique sur lequel se fonde le slogan de l’antiracisme : son extension est à la mesure de sa déconceptualisation. Elle l’est d’abord par le soutien sophistique, qui consiste à assimiler les inégalités et les disparités à des discriminations alors que l’explication en est chaque fois multi-factorielle ; elle l’est ensuite en vertu d’un décentrement courant – le transfert et le voyage épistémologiques des termes. Or une chose est d’appliquer le racisme systémique à la société états-unienne, qui s’est organisée historiquement sur des divisions raciales, une autre est d’importer et valider ce cadre pour la société canadienne et spécialement la société québécoise ou encore les sociétés européennes. Au lieu de la prudence de rigueur, les généralités, au lieu des faits, des approximations. L’imposture en guise de science. Mais il y a plus : dans ce transfert, c’est le modèle racial américain qui se trouve de facto exporté – nouvel effet de la translatio imperii – les USA comme matrice des théories antiracistes... Il est piquant de voir leurs adeptes et ceux qui défendent l’idée du racisme systémique raisonner sans précaution et ne pas être capables de percevoir leur propre angle mort : une idéologie de l’émancipation réglée sur une nouvelle version de l’impérialisme culturel ; il est plus encore ironique de voir les prétendants à la décolonisation des savoirs valider de la sorte la colonisation de leurs propres catégories intellectuelles, en opérant l’extension d’un modèle particulier – sans questionnement critique. Il s’agit moins d’une translatio studii ici que d’une translatio stultitiae.

lundi 24 mai 2021

LE MULTIPLE COMMUN

   L’idéologie diversitaire hypothèque le divers. Mais le divers comme le diversitaire m’apparaissent de plus en plus comme le nom d’une anthropologie manquante de l’âge mondial. Le divers s’harmonise aisément avec le paradigme du même, la logique identitaire, celle des segmentations et totalisations. Mais le divers, envisagé de surcroît selon le modèle politique binaire majorité / minorité (l’ancien paradigme politique du signe), est inapte en soi à créer une cité nouvelle. Il lui est une condition nécessaire – mais il me semble concorder avec une vision classiquement quantitative de la démocratie – celle du nombre dans lequel il convient d’inclure les sujets oubliés ou marginalisés, etc. Mais la vraie question est comment le divers comme multiple devient du commun sans que le commun soit la résolution par le même – c’est-à-dire contribue à l’avènement d’un singulier collectif. À ce titre, le singulier collectif est à envisager en dehors des tensions homogène / hétérogène. Le divers est une théorie manquante de l’altérité.

L'A PRIORI DU DISCOURS

    À la tendance obsessive et presque maniaque qui consiste à rapporter la moindre prise de parole à un a priori identitaire – identité sexuelle ou catégorisation de genre, appartenance ethno-raciale, etc. – le primat du ressenti et du vécu (seules les femmes sont légitimes à pouvoir parler des femmes, les Noirs des Noirs, etc., au vu de leurs conditions, de leurs expériences), il me semble qu’il n’est pas de meilleure objection que la théorie de l’individuation linguistique chez Benveniste. Dans ce cadre, l’identité ne préexiste pas à la langue et à l’acte individuel d’utilisation qu’est l’énonciation ; est je qui dit je, les rapports identité-altérité ne pouvant être posés extérieurement à la langue, qui instaure au contraire les termes de cette dialectique. Il n’est pas d’identité a priori mais une identité qui procède de l’historicité d’un discours – spécifique. 

LA LANGUE ÉGALITAIRE

    Réaction dans La Presse (en date du 16.05.2021) de la décision ministérielle française sur l’écriture inclusive : Anick Peletier, vice-présidente de « Langage de marque Bleublancrouge ». De nouveau, le monde entrepreneurial et l’idéologie managériale. L’auteure se définit comme « langagière », titre que n’importe quel quidam pourrait revendiquer et qui n’a d’autre fonction que de dissimuler une absence complète de compétence – notamment en sciences du langage. Rapide historique qui place la coupure au XVIIIsiècle avec la « stabilisation » de la règle morphologique du masculin et du féminin : « Autrefois, la langue était plus égalitaire ». Ce qui – outre l’idéalisation et la méconnaissance du passé, et spécialement du statut et de la condition des femmes sous l’Ancien Régime – fait évidemment problème. Car le jugement serait opératoire pour la société – ce qui était tout sauf le cas, je viens de le rappeler. À cela s’ajoute deux lieux communs. Le réflexe comparatiste : « Le français n’est pas la seule langue genrée. Par contre, certaines langues utilisent une forme neutre. Ainsi en Finlande, il n’y a pas de genre et le pronom de la troisième personne « hän » signifie « il » et « elle » à la fois. Je serais d’ailleurs curieuse de savoir s’il existe dans ce pays une corrélation entre l’égalité homme/femme et la neutralité de la langue. » L’argument exploite la polysémie du mot « genre », la catégorie grammaticale et l’emploi dans le domaine de la taxinomie biologique, à quoi se combinent les théories socioconstructivistes du gender. C’est aussi l’effet de la stylistique comparée ; les capacités et les moyens expressifs des langues. Mais ces déclarations naïves se mesurent à l’économie méthodologique (qu’est-ce qu’on compare ? comment l’on compare ?) ; à l’ignorance absolue surtout de ce qu’a été le comparatisme linguistique qui a dominé au long du XIXe siècle, notamment en Europe, de ses limites comme de ses contributions, etc. Le réflexe éclectique – qui tient lieu d’une démonstration, où l’on mélange des questions qui ne sont pas sur le même plan : « Au lieu de dire “e-mail”, par exemple, nous utilisons couramment le mot courriel. Nous avons adopté la féminisation des titres, comme “madame la directrice” plutôt que “madame le directeur” bien avant nos cousines et cousins français. » Être à l’avant-garde surtout, en vertu d’un parallèle convenu Québec-France. La stratégie défensive régulièrement avancée de cette linguistique fantastique (comme dirait Sylvain Auroux, et depuis l’Antiquité il y en a eu tant), contre les opposants à l’écriture inclusive, et ce topos est aussi pauvre que couramment répandu, est l’accusation de « réactionnaire ». C’est le geste idéologique, qui traduit trop souvent l’incapacité à s’installer dans le savoir et au point de vue critique des savoirs, en vertu d’un amalgame entre la critique et le classement-déclassement idéologique. Le risque à terme est de disqualifier la science elle-même comme réactionnaire, et c’est malheureusement l’une des formes que prend l’irrationalisme de gauche aujourd’hui. Le problème de base de ce genre de rhétorique militante est d’envisager la langue comme (plus ou moins) égalitaire. On pourrait croire ce jugement absurde. Il l’est ; plus simplement, une telle thèse n’est pas falsifiable. Elle n’est ni vraie ni fausse. On ne peut la contrôler empiriquement. Il y a une raison à cela – propre à l’idéologie diversitaire actuelle : le jugement selon lequel la langue serait ou non égalitaire n’est tout simplement pas un jugement linguistique. On demande à la langue, à laquelle on prête des propriétés performatives de représenter et accomplir une réalité qui est celle de la société. La question qui lui est posée l’est extérieurement. Comme toujours, la linguistique woke n’est qu’une énième variante de la politique des bonnes intentions. En plus d’être une science imaginaire.

vendredi 21 mai 2021

THE TABLE OF BROTHERHOOD

      Achille Mbembe : les dernières pages passionnantes de Critique de la raison nègre (La Découverte, 2013-2015), l’horizon de ce qu’il appelle l’en-commun, et l’articulation entre l’universel et le singulier. Ce même nœud conceptuel sur lequel je multiplie les butées : communauté – peuple – nation – multitude en des temps mondialisés. Les accents chrétiens de la problématique, inflexions œcuméniques et même messianiques au-delà de « l’éthique de la restitution et de la réparation » (p. 261) vis-à-vis des anciens empires et potentats coloniaux, signes des marques chrétiennes sur les pensées critiques noires ; le rejet cependant du « victimaire » (et on n’y est pas du tout, l’Occident et ses minorités prennent la pose – selfies wokes et décoloniaux) : un monde commun où « tous les peuples de la terre seront enfin réunis » (p. 251)  ; ouverture complexe compte tenu de la relecture qui précède avec Franz Fanon et l’économie de la violence justifiée ; critique de l’illusion postraciale entretenue par la rhétorique d’un dépassement hégélien de l’histoire (proclamée notamment au moment du premier mandat Obama) mais ces contradictions ne sont justement pas surmontées – et en même temps la nécessité d’une utopie transraciale (« un monde-au-delà-des-races », p. 254) ; la dialectique par avance bloquée du semblable et du différent, l’assimilation dommageable entre différence et altérité, qui en sont toutes deux au fondement ; et cette image surprenante : « […] le monde à la table duquel chacun est appelé à s’asseoir » (p. 254) – cette table, c’est celle de Martin Luther King, je pense, dans le discours du 28 août 1963 prononcé sur les marches à Washington, ce moment d’histoire : « I have a dream that one day on the red hills of Georgia the sons of former slaves and the sons of former slave owners will be able to sit down together at the table of brotherhood. » et la table se convertit en harmonie fraternelle ensuite, lorsqu’il faut imaginer le retour vers le Sud, Alabama et Mississipi, parmi les États les plus marqués par la haine et la ségrégation : « With this faith we will be able to transform the jangling discords of our nation into a beautiful symphony of brotherhood. » Le récit évangélique et la Cène du Christ, il va sans dire. 

mercredi 19 mai 2021

STAY WOK(E)

    

La magie de la suggestion me met sur la voie, en plus de la cuisine, d'un peu de lecture tout de même : Henri Michaux. Façons d’endormi, façons d’éveillé, 1969...

 

WHITEGUILT AND BACKLASH

     Nouvelle étape des religions séculières, soit. Pour un travail complet, prendre le pouls à droite, chez les idéologues de la nation et les gardiens de l’ordre, ces autres mystiques de l’identité. La gauche a du mal à admettre que c’est elle qui censure – et généralise l’intolérance. Il n’empêche qu’il convient d’ausculter l’autre pensée par blocs et « gros concepts ». Les inévitables vitupérations de réactionnaires. Elles se valent les unes et les autres. Elles s’échangent les niaiseries. Elles appauvrissent l’espace public. Les démocraties vivent un grand moment de fragilité. On a pu le vérifier en janvier dernier. Et à mesure que progresse le courant woke dans sa version la plus dogmatique et ses dérives non moins absurdes, on peut s’attendre à terme à un backlash conservateur et raciste.  Et plus : les débordements haineux, les hystéries néo-nazies et cie, notamment sur les médias sociaux. Autre observation : en mettant à l’écart l’optique matérialiste, le paradigme culturaliste-décolonialiste hypothèque un des modes d’explication des recompositions globales, des déséquilibres Nord-Sud, à l’heure où les clivages et les injustices socioéconomiques entre continents et pays, à l’intérieur des sociétés, vont se multipliant de manière dramatique. La nouvelle idéologie ne laisse aucune prise pour saisir les mutations actuelles du capitalisme, elle ne peut que les dissimuler par l’entremise des identités. En plus d’une crise incontestable des gauches, on peut se demander à quelles fonctions répond cette foi, en priorité répandue sur les terres anglophones, mais pas seulement. Dans quelle mesure cela n’acte-t-il pas (et n’accélère-t-il pas) aussi le sentiment de déclassement des sociétés occidentales (le scénario dominant/dominé, sorte de conjuration théâtrale, qui sy  joue de manière interminable) – déclassement bien réel, ne serait-ce qu’au plan économique ?

RITUELS

    Le 6 juin 2020, le Legacy Church Center à Cary, en Caroline du Nord, a organisé une marche de prières pendant laquelle une cérémonie de lavement des pieds a pris place : trois Blancs, représentant les péchés de la Blanchité, reproduisent le geste du Christ envers ses disciples en lavant les pieds des pasteurs afro-américains Faith et Soboma Wokoma, incarnant l’expérience Black, et plus largement les victimes du « suprémacisme blanc ». (Source : Olivier Moos, The Great Awokening, p. 34)


***

Sur la scène publique, où l’on respire et transpire l’idéologie woke (et je suis consterné par le manque de distance critique d’amis, collègues, artistes et autres mondains, etc. qui se rallient (souvent par pragmatisme) et éprouvent enfin le bonheur de l’extrême conformisme, ils nagent, ils barbotent dans leuphorie, ils se barbouillent de la foi nouvelle), se dégage une typologie comportementale sur la base de rituels. D’abord, le rituel épiphanique : la découverte que les sociétés occidentales sont le mal absolu (au cas où vous ne le sauriez pas) et qu’il convient de rejoindre le camp du Bien, croix et chapelet dans chaque main  ; le rituel de la conversion : c’est le thrène de l’attrition et de la contrition du bon Blanc d’Amérique ou de l’Européen qui confesse ses hideux privilèges ; le rituel de la leçon – idéalement le WASP qui tente de prêcher à tous que l’histoire revient désormais aux vaincus et aux minorités au nom desquels et à la place desquels il parle (d’où tire-t-il ce privilège épistémique et énonciatif ? Nul ne sait…) Le soir, il rentre chez lui, allume la télé, et vérifie le cours de la Bourse ; enfin le rituel des excuses pour celle ou celui qui, faute d’être évangélisé à temps, doit se repentir aux yeux de tous après une grave faute voire un crime impardonnable – souvent au terme d’une campagne médiatique virulente de dénonciation et diffamation. Ces belles mises en scène des consciences politiques de notre temps. Celle qui me sidère le plus est la photo reproduite ci-dessus. Alleluia. Un vrai chef-d’œuvre.

PETIT BILAN

     On ne le publiera pas dans les médias finalement. J’archive toutefois ce texte coécrit avec Isabelle Arseneau. Dans son énonciation même, il a l’intérêt de servir de repère, à mon avis – et d’établir clairement la synthèse des événements passés. L’optique est désormais à la conversation savante et à un projet de livre à quatre mains sur les libertés universitaires et les six mois de débat public qui ont eu lieu sur cette question au Québec.

*

« UNIVERSITÉS : UN PAS DE RECUL

Il y a presque deux mois commençaient, sous la supervision d’Alexandre Cloutier, les travaux du comité d’experts sur la liberté universitaire voulu par la ministre Danielle McCann. Sans prétendre établir ici un bilan, il n’est peut-être pas inutile de revenir à quelques-unes des questions qui ont agité le Québec à ce sujet, à la lumière des révélations faites récemment par notre collègue Shaun Lovejoy en particulier.

Il convient d’abord de l’admettre : la liberté universitaire a été au cœur d’un débat intense et continu, preuve s’il en est qu’elle touche au fondement même de l’exercice démocratique. Ensuite, avec l’annonce par François Legault en février dernier d’un énoncé gouvernemental (et non d’une loi) destiné à la protéger, on a vu les discours dans l’espace public se polariser rapidement. Des idéologues médiatiques ont saisi là l’occasion de désigner en le diabolisant l’ennemi, le « politiquement correct » et les « wokes ». Or si on peut à bon droit en rejeter les expressions autoritaires et sectaires, on ne saurait pour autant en ignorer les revendications sociales. Pas non plus au point de célébrer comme certains dans ce courant de pensée un nouveau mai 68. Rien de moins, s’il vous plaît. Il est moins coûteux d’importer un mythe culturel que d’analyser avec la distance requise la complexité d’un phénomène collectif. Et pour rappel, mai 68 en France a réuni aussi bien des libéraux-libertaires (dont certains ont fini chefs d’entreprise) que des maos, des situationnistes ou des anarchistes.

Au reste, des points de vue aussi tranchés n’apportent guère de clarté. On a pu encore le vérifier avec la polémique déclenchée par le professeur Attaran de l’université d’Ottawa. Jamais on n’aura autant entretenu dans l’esprit du public la confusion entre liberté universitaire et liberté d’expression qui, sans s’exclure évidemment, ne sont pas cependant sur le même plan. De même, ceux qui voudraient limiter tout ce débat aux mots tabous et aux minorités ont la vue courte. Les pressions exercées contre le monde universitaire ne ressortissent pas uniquement au domaine ethnique. Elles s’expliquent pour des raisons liées également au genre, à la sexualité, à la religion. Contre l’idée couramment admise, rappelons enfin que le phénomène ne s’observe pas uniquement dans les humanités et les sciences sociales mais touche le droit et les sciences exactes comme le montre encore un incident survenu dans un cours d’anatomie de l’UQAM autour de l’identité sexuelle. Le problème est donc à la fois plus étendu et, en toute hypothèse, inégalement réparti entre les disciplines.

Dans ce contexte, l’intervention du gouvernement a pu être parfois perçue comme une forme d’ingérence dans la vie universitaire, et donner lieu à une lecture opposant conservateurs et progressistes, à l’image de ce qui se passe en Angleterre et en France. Plus modérés, ayant à cœur de défendre (au moins officiellement) la liberté universitaire, les recteurs et rectrices rappelaient, quant à eux, leur attachement envers l’autonomie des établissements. On leur objectera que la dite autonomie demeure relative et que, si l’État s’en mêle aujourd’hui, ils en sont les premiers responsables. Car ce n’est pas par la grâce de déclarations vertueuses mais à la condition de garantir concrètement la liberté universitaire que l’autonomie peut être en retour préservée. Un tel principe ne doit d’ailleurs pas dissimuler les inégalités entre les institutions. Certains administrateurs tels que Daniel Jutras à la tête de l’Université de Montréal auront su anticiper ce genre d’incidents, recensés et documentés depuis plusieurs années en Amérique du Nord. D’autres, et l’on songe en particulier à la direction de McGill, auront fait preuve d’une attitude très équivoque à cet égard, sans parler du manque de leadership.

Un autre point de tension, du côté des professeurs cette fois, tient à la politisation des savoirs (à gauche comme à droite). En soi, la question n’a rien d’inédit. Mais, et c’est ce qui nous importe ici, elle fait désormais l’objet d’une singulière convergence de vues. Bien entendu, aucun savoir n’est à l’abri des idéologies. De même, ce qu’on appelle le sujet de la connaissance (l’observateur) fait partie intégrante de l’objet qu’il observe. Rien de très neuf ici cependant. Rien en tous cas qui autorise à substituer des croyances aux opérations de la science. N’en déplaise à certains, l’université ne vise pas à soumettre le monde à des normes, sa tâche est de le penser dans l’étendue de sa complexité. Imagine-t-on un historien de la Shoah ou une virologue dans son laboratoire conduire leurs travaux sur la base de simples convictions ? Au contraire, c’est à la condition de satisfaire l’exigence de méthode et de vérité que l’on peut mieux promouvoir la fonction critique et politique des savoirs au sein de la société.

C’est pourtant la tendance inverse qui se démarque actuellement. Par exemple, lorsqu’on dépose auprès d’un organisme fédéral une demande de subvention de recherche dans le but de « décoloniser la lumière » en science physique sous prétexte que les lois du domaine ont été énoncées par des savants occidentaux (Descartes, Newton). Ce genre de projet est l’occasion de mélanger des questions qui ne sont pas du tout sur le même plan : l’intention (en soi louable) de recruter des assistants de recherche parmi les minorités, les représentations culturelles de la lumière, l’épistémologie historique de la discipline. Dans ce cadre où l’éclectisme et l’amalgame entre science et activisme sont non seulement favorisés mais rendus légitimes, on comprend mieux l’attitude de certains administrateurs universitaires. Ils doivent certes s’acquitter des plans fédéraux en matière d’équité et de diversité, faute de quoi ils risquent de perdre des financements, ainsi que l’a rappelé Shaun Lovejoy. Mais ils ont surtout intérêt à obtenir pour leur établissement des subventions de recherche en exploitant ce filon. Ainsi s’explique que certains de nos dirigeants se mettent tout à coup à parler pieusement la langue de la justice sociale sans en croire un mot. Ainsi s’explique surtout que la justice sociale et ses thématiques se trouvent détournées et instrumentalisées. Elles consacrent la nouvelle rhétorique de l’institution, une version dogmatique et caricaturale qui a peu à voir avec la réalité ordinaire du militant. »

mardi 18 mai 2021

TROIS FACTEURS POSSIBLES

    C’est probablement à l’intérieur des disciplines « Humanités », et spécialement « Lettres » ou « Études littéraires » que l’idéologie diversitaire trouve à s’accomplir idéalement à travers la doxa de la sensibilité et la politique de l’émotion. Au moins trois raisons à cela : a) au plan théorique, outre l’influence du paradigme culturaliste comme partout ailleurs, la dominante du modèle esthétique, qui a supplanté la dynamique sciences sociales des années 1990-2000 ; b) l’ouverture du champ à des profils « création » ou « recherche-création », qui pour certains l’ont variablement affaibli, en particulier lorsqu’ils donnent droit au « vécuisme » et au « singularisme » (sur la base de demi-formations ou de formations universitaires très fragiles) ; c) le transfert de problématiques empruntées à l’éthique du care, en lien avec le moralisme qu’elle nourrit.

dimanche 16 mai 2021

ÉQUITÉ, J'ÉCRIS TON NOM

    L’archétype de ce qu’est en train de devenir le recrutement universitaire, variante du poste en épidémiologie et racisme systémique annoncé par les sciences de la santé à McGill, cette description inespérée par son catéchisme woke sur une position intitulée « Drama Instructor & Production Manager » (University of Lethbridge, Alberta). On attend quelques lignes avant de savoir exactement de quoi il retourne. On a d’abord droit à l’historique de l’établissement dont il est dûment rappelé qu’il se règle sur les « principles of liberal education ». Puis, signez-vous, oignez-vous, la messe débute : « The University of Lethbridge recognizes that diversity enriches our campus and our community and is fundamental to excellence in teaching, learning, and research. ULethbridge is, therefore, committed to creating and supporting environments dedicated to equity, diversity and inclusion. The university as a whole must embrace equity as a core value to be truly inclusive of the communities of which we are a part, and this requires ongoing intentional and systemic action. Through recruitment and support of individuals who further enhance our diversity, the University strives to create an inclusive and supportive community where students, faculty, and staff feel welcome, are treated equitably, and can thrive. » Pour être certain qu’on comprenne bien, « diversity » est employé trois fois, « equity » deux fois (mais est-ce assez ?), avec une variante adverbiale pris à la famille de mots : « equitably ». Tout ceci n’a d’autre but que de justifier les deux arguments suivants : 1. Au gré d’une parenthèse, un détail insignifiant donc, l’air de rien (lettres romaines miennes) : « Interested individuals should submit an application that includes a cover letter describing interest in the position and areas of teaching expertise at any level including mentorship. Applicants must also include a current curriculum vitae, statement of teaching philosophy (which should demonstrate awareness of and engagement with anti-racist and decolonial pedagogies), and samples of recent recordings, and/or research and creative activity. » Ce qui revient à programmer idéologiquement le savoir ou plus simplement à substituer l’idéologie au savoir – comme cela c’est plus clair et efficace pour tout le monde ; 2. « In accordance with Section 10.1 of the Alberta Human Rights Act, selection for the position will be limited to racialized persons/persons of colour, Indigenous/Aboriginal People, women, persons with disabilities, and LGBTQ2S+ candidates. Candidates will be asked to self-identify as part of the application process. » Limited : la restriction comme affirmative action, c’est radical. Et si l’on se rapporte à la section 10.1 mentionnée, après vérification, cela dit : « 10.1 It is not a contravention of this Act to plan, advertise, adopt or implement a policy, program or activity that  1.    (a)  has as its objective the amelioration of the conditions of disadvantaged persons or classes of disadvantaged persons, including those who are disadvantaged because of their race, religious beliefs, colour, gender, gender identity, gender expression, physical disability, mental disability, age, ancestry, place of origin, marital status, source of income, family status or sexual orientation, and  2.   (b)  achieves or is reasonably likely to achieve that objective. » (https://www.qp.alberta.ca/documents/Acts/A25P5.pdf). Une telle stratégie appelle deux commentaires : l’appel à la section 10.1 est un geste d’anticipation, il tente de prévenir en sa radicalité même toute forme de contre-offensive légaliste, prévoit en conséquence des contestations possibles ; si la démarche semble en accord avec le droit, elle est néanmoins fondée sur une surinterprétation du texte. Améliorer les conditions des personnes ou classes de personnes désavantagées ne veut pas dire exclure tous les autres, mais le point 2. b pourrait se traduire : la fin justifie les moyens. Au reste, lappel à compétences est longuement précisé par ailleurs dans la feuille de poste. Il n’empêche que larticulation entre le point 1 (la pédagogie antiraciste et décoloniale) et le point 2 (les modalités de recrutement) ne s’explique pas sans la dynamique des Culture Wars : la conquête institutionnelle ; il reste qu’en soi – comme pour le poste épidémiologie et racisme systémique – il n’y a pas de causalité entre les deux. On peut favoriser un recrutement par les minorités – sur des bases plus rationnelles que la logique identitaire (pas certain d’ailleurs qu’on ne puisse pas déjouer ou arnaquer la démarche du self-identify par un biais ou un autre…) sans que cela entraîne un programme idéologique au plan des contenus recherche et enseignement.

POLITBURO DES ARTS

   Travail de démontage critique exemplaire autour du lieu commun de l’appropriation culturelle par le juriste Maxime Saint-Hilaire : « Déconcertant “énoncé” du Conseil des Art sur l’appropriation culturelle autochtone », La disparition de l’exception artistique, Inter Art actuel, n. 132, Les Éditions L’intervention, 2019, p. 16-19 (https://www.erudit.org/fr/revues/inter/2019-n132-inter04615/90969ac/). La perspective converge avec la démonstration d’Isabelle Barbéris sur bien des points. Dépli sans concession de la rhétorique d’institution, du conformisme culturel qu’elle soutient, de ce qui est devenu « une moralisation bureaucratique des arts » (p. 19). L’homologie est incontestable avec le financement des subventions de recherche, le même genre d’académisme scientifique sinon même de dérive anti-scientifique. Voir également avec Chantal Bellavance : « La critique d’appropriation culturelle : nouvel iconoclasme », même numéro, p. 8-15 (https://www.erudit.org/fr/revues/inter/2019-n132-inter04615/90968ac)

jeudi 13 mai 2021

CONTRE-CONDUITE

    Le concept qui m’arrête dans les cours posthumément publiés de Michel Foucault : celui de contre-conduite, qui ne m’est nullement familier. À rapprocher dans sa différence même avec les tactiques de Michel de Certeau. Mais ce socle notionnel a trait toujours à l’orthopraxie des milieux (sphère techno-médiatique, structures médicalisées, institutions éducatives et culturelles, etc.) : maillage, réticularité, capillarité, etc. – en rupture avec le modèle de la verticalité étatiste qui va au moins de Hobbes à Marx. La théorie du pouvoir. Non que je sois attaché aux tactiques, encore moins au binaire tactiques-stratégies. Mais l’anthropologie des manières et des ruses permet de penser autrement les rapports entre les sujets, la subjectivation et la dynamique des forces ou contre-forces. À voir donc : la conduite ayant une histoire du côté des manières. Et puis le corporel là-dedans.

INCLUSION

     Ce troisième élément est intéressant à commenter. Il n’est pas de nature éthique. Il est issu du monde du design et de la publicité, il relève des concepts du marketing. À ce titre, il fait entrer l’idéologie managériale dans le monde universitaire. L’impact en est significatif dans l’écriture dite inclusive (à distinguer de la féminisation des noms de métiers). Le débat a fait rage en France à ce sujet en 2017. Décidément : 2017. Un tournant à bien des égards. Je me suis peu penché sur cette controverse que je trouve ennuyeuse et terne. Elle vient d’être tranchée par la voie légale et de manière mesurée d’après les informations dont je dispose. Au reste, l’écriture inclusive n’a guère de fondement scientifique. Elle importe en ce qu’elle est surtout révélatrice de malentendus. Une piste qui retient mon attention est l’éloge d’un manuel de Raphaël Haddad, sous-titré : « Faites progresser l’égalité femmes/hommes par votre manière d’écrire ». Il est intéressant de noter que l’édition Mots-Clés est le produit d’une start-up. Haddad qui se présente avec un doctorat en analyse du discours est en vérité orienté surtout vers la communication. Sans décrypter le jargon anglicisant du texte, caractéristique du monde entrepreneurial, notons que le manuel s’ouvre par Foucault autour des liens discours et pouvoir (premier malentendu : la notion foucaldienne de discours n’a rien de linguistique, justement). On lit de consternantes simplicités telles que « la langue reflète la société et sa façon de penser le monde. » (p. 15). Comme au bon vieux temps du marxisme mécaniste. Souvenez-vous. Doisneau. Les années 50. Les souliers crottés sur le chemin de l’école. Le noir et blanc. À croire que l’enseignement de la sémiologie n’a jamais existé. Ni le concept d’interprétant. Peirce. Saussure. Benveniste. Etc. Or on trouve ce manuel conseillé dans la section francophone de la bibliothèque McLennan de l’Université McGill (championne en niaiseries intellectuelles ces temps-ci, il est vrai, désormais la palme de ce qu’on pourrait appeler la linguistique woke) : https://libraryguides.mcgill.ca/ecritureinclusive. Mais également sur le site de le Chaire de recherche sur la diversité sexuelle et la pluralité des genres de l’UQAM : https://chairedspg.uqam.ca/publication/manuel-decriture-inclusive. L’amalgame est exactement là : dans le fait qu’au lieu de partir de la langue, en confondant comme un élève débutant le signe et le référent, on part des identités qu’on présuppose et on travaille décisionnellement et de manière externe sur l’idiome en sa composante écrite (ce qui est encore un autre problème). L’enjeu réside dans une critique (en vérité : absolument normative) de la langue et de l’histoire de la langue. Il ressortit au pouvoir de représentation de la langue (et en conséquence à la sous-représentation des femmes, etc. Je passe sur la confusion entre la catégorie anthropo-biologique de « femme » et « féminin » en tant que catégorie morphologique, etc.). Mais la langue ne représente pas, elle a le pouvoir de signifier et de référer. S’il faut penser un processus de représentation, ce ne peut être par l’entremise de la langue en ses composantes orthographiques et morphosyntaxiques qu’il est possible de le faire mais sur la base des discours qui la réalisent.

MUTATION

     Ne serions-nous pas passés plus simplement à un nouveau cycle, sensible à la double impulsion (ou double entrisme) de l’État et de l’entreprise – ou corrigeons : de l’État-entreprise – une nouvelle variante l’économie de la connaissance ? Un capitalisme culturel qui prendrait appui sur l’idéologie diversitaire, et se réaliserait matériellement à travers l’administration et les bureaucraties de l’équité ? Capitalisme culturel s’entend dans la recaptation des Culture Wars et des thématiques de la gauche identitaire – qui ne contribuerait pas peu à l’instauration ce nouvel état de la production des richesses. D’un côté, la métaphysique des identités se trouve en phase avec l’individualisme néolibéral, elle assure la conversion de cette « gauche » à la logique du marché qu’elle segmente en autant d’identités qu’elle reconnaît. De l’autre, les pressions étatistes pénètrent d’autant plus aisément dans l’espace académique qu’il est acquis de longue date à l’identity politics, il en est le laboratoire d’origine. Posée en termes légaux et bureaucratiques, l’idéologie diversitaire – qu’il convient de distinguer de la diversité elle-même – opère très efficacement à la manière du slogan thatcherien (TINA). Et comment s’y opposer sans être mis en soupçon ? Ce capitalisme culturel est perceptible à la mode DEI/EDI en Amérique du Nord dans les moyennes et grandes entreprises : la race, les races par exemple vont devenir de nouveaux créneaux commerciaux après le sustainable et l’écologisme. Récemment, on faisait état du marché de l’art, des ventes en hausse constante des artistes afro-américains. On a là le complément du capitalisme cognitif. Mais ce ressourcement a un intérêt : on quitte les terres du matérialisme – des processus socio-économiques. En se servant de la culture comme outil de gouvernementalité et fabrique des richesses, on met en oubli de nombreuses autres disparités – des fragilités dont la crise de 2008 avait été pourtant le rappel douloureux…

lundi 10 mai 2021

THE BIG SHIFT

    De l’artiste-gestionnaire et du « management du symbolique » (Isabelle Barbéris) au chercheur-gestionnaire et au management du vrai (ANR, CRSH, etc. ), il y a très certainement homologie. Et un shift : le paradigme culturel de la pratique, de la mise en scène et du discours politique soustrait probablement à la culture son pouvoir critique. Le résultat : une culturalisation du politique (qui n’en devient que plus bien-pensante et morale), une politisation de la culture (qui s’en trouve assujettie et réifiée). Ce culturalisme qu’on perçoit à l’œuvre dans les idéologies diversitaires et les bureaucrates de l’équité, c’est la technique idéale pour mettre en oubli les problèmes et enjeux socio-économiques. Ainsi s’explique l’heureux mariage avec l’identity politics : entre l’identité du wokisme et la liberté du libéralisme, s’établit l’occultation de l’égalité, au fondement des pensées de gauche. L’identitaire a cette fonction idéologique – au sens résolument marxiste – de dissimuler les disparités socio-économiques. Si la culture devient l’outil de la gouvernementalité contemporaine, d’un côté elle sert de caution éthico-sociale aux politiques conservatrices qui peuvent dormir sur leurs deux oreilles, de l’autre elle siphonne allègrement les camps progressistes, qui, en acceptant le big shift décolonialiste-racialiste-identitaire contribuent en vérité à l’expansion des doctrines et des pratiques managériales que par ailleurs elles prétendent récuser. Au mieux, et très logiquement, les gauches se divisent sur le sujet. Entre gauche classique et gauche woke. Le débat tendu qui passe à l’interne de Québec Solidaire en est probablement aussi le symptôme : À propos de la chasse aux sorcières menée contre les woke (Pierre Mouterde). D’un côté, la tendance héritière du marxisme, encore attachée au modèle de la lutte et de l’explication socioéconomique (le socle matérialiste), de l’autre, la tendance culturaliste qui décolonise et racialise mais déshistoricise à proportion les problèmes sociaux. Or celle-ci demeurera d’autant plus minoritaire que ses principes en sont promus au rang d’une idéologie d’État par le pouvoir fédéral et ses bureaucraties de l’équité. Dernier point : la déshistoricisation sur laquelle s’appuie un tel paradigme va de pair avec la surenchère du sensible, la politique de l’émotion, comme discours unilatéral envers les minorités et en faveur de l’inclusion.

vendredi 7 mai 2021

2000

     Une remarque que je me fais, c’est la sortie sans doute relative en dehors du paysage intellectuel de la trilogie Hardt et Negri, qui, au tournant 2000, tentait une perspective interconnectée et globaliste, sur le mode d’un communisme postmoderne. Empire, Multitude, Assembly : cette philosophie politique – qui se rattache avant tout à la tradition marxiste – est moins aisément maniable que les raccourcis dogmatiques wokes. Mais l’impression que le paradigme hyper-culturaliste a prévalu et eu raison de la version altermondialiste. À vérifier.

GOUVERNEMENTALITÉ

      Cette dynamique Égalité-Diversité (France), EDI (Canada), DEI (USA), c’est très exactement le culturel dont parle Michel de Certeau. Mais on le voit, et par la trame théorique postcolonialiste-décolonialiste, ou pour être juste sa réorientation institutionnelle comme « prise de parole » en « langage » – la culture apparaît comme le point d’agôn des sociétés contemporaines. Il s’agit plus rigoureusement d’une politisation du culturel, dans laquelle – c’est ce dont témoignent la bureaucratie, l’appareil de lois, les campagnes wokes de rééducation, etc. – la culture devient un outil moderne de la gouvernementalité.

DIVERSITÉ, PARTOUT

       Double observation fascinante d’Isabelle Barbéris dans son très beau texte, L’Art du politiquement correct (PUF, 2019), sur les nouvelles idéologies identitaires des milieux culturels français. 1. Le transfert d’une problématique centrée sur la diversité du public à réunir pour les spectacles et le domaine du théâtre spécialement vers une « anthropologie et une esthétique de la diversité » pour laquelle il s’agit désormais de faire apparaître sur scène – en leur donnant droit – les minorités : un « pluriel différentialiste » (p. 51). Le lien entre la représentation artistique et l’acte de rendre visible la diversité, le report du principe butlérien de performativité-performance. 2. La création du Collège de la diversité en 2015 puis en 2017 les deux labels Égalité et Diversité, délivrés par l’Agence française de normalisation (AFNOR) au ministère de la Culture. Putain. Mais j’étais où, ces dernières années ? Ils se sont tous donnés le mot. L’idéologie qui enserre. La chape de plomb. 2017, l’année où se met en place au sein de l’État fédéral la bureaucratie EDI au Canada. La dynamique DEI (Diversity, Equity, Inclusion) se généralise quelques années auparavant aux États-Unis sur les campus et dans divers milieux socioprofessionnels. Cohérence. Cette bureaucratie s’articule étroitement à l’antiracisme qui, avec l’écologisme, est l’autre idéologie dominante de notre temps. PS. Note pour finir sur l’acronyme DEI qui devient au Canada EDI. Courant, bien sûr (comme pour LGBTQ2S+). Mais le signifiant compte, et, en l’occurrence, il est tellement fétichisé par la métaphysique segmentaire-identitaire, c’est à mon avis sans hasard si le Canada a choisi EDI et non DEI (outre l’esprit de distinction vis-à-vis des éternels voisins, il va sans dire). Equity, first. L’héritage du rapport Abella, temps fondateur, socle de la loi fédérale…

MESSES ET SOPHISMES

      De l’antiracisme, et la sophistique qui en soutient les déclarations systémistes, la meilleure étude en langue française est de l’historien Olivier Moos (EHESS / Université de Fribourg) : Les Jacobins de l’antiracisme (Antipresse, 242, 2020). Non moins remarquable, sur l’hypothèse de la religion woke, et l’examen des sources spirituelles, notamment l’évangélisme, hypothèses tentées extrêmement éclairantes, du même auteur : The Great Awokening : Réveil militant, Justice sociale et Religion (Études et Analyses, 43, 2020). Un vrai travail de fond.

LE DIVERS INDIVIDUEL

    Un domaine de recherche, peut-être. Antiracisme. Mais est-ce même une pensée? Dans les années quatre-vingt cela rimait avec ce que, satiriquement, les droites libérales-conservatrices appelaient le droit-de-l’hommisme. Cette idéologie se conjugue désormais avec les bureaucraties de la diversité. Et côté nord-américain une ontologie métaphysique des identités. Le monde des essences est dangereux. La nouvelle peste. À rebours de ce que je peux lire, on est au-delà d’un différentialisme qui appelle une politique de la reconnaissance. Plutôt un essentialisme du divers qui procède de la segmentation néolibérale des individus. Ou comme le disent si bien les auteurs de The Equity Myth : « diversity is experienced individually » (p. 12). Loin en tous cas des fantasmes (anti)communautaristes.

jeudi 6 mai 2021

LA MINORITÉ RECONSTRUITE

     The Equity Myth valide la perspective exposée il y a quelques jours, elle donne une réponse on ne peut plus explicite : « First, we use the term “racialized minorities” to refer to those people who are socially constructed as non-White. This term is in contrast to “visible minorities”, which is the official term of the Canadian government, and which is used in most reporting and in most policy statements.  » (p. 22). Au-delà du « socialement construit » comme le sexe et le genre, cette banalité de la Theory, qui chasse le biologique pour qu’il revienne en force au galop, il convient de comprendre qu’on n’est pas en soi racialisé (racisé – expression en français de la sociologue Colette Guillemin), on le devient. Cette identité dépend en vérité de l’auto-perception mais également de la perception de soi par les autres (lisez : la majorité blanche). Ce qui signifie une seule chose : la racialisation des minorités dépend donc étroitement d’une part de l’organisation de la société en races (importation du modèle états-unien, alors que la Canada n’a pas l’équivalent des lois Crow, une autre histoire…) et d’autre part, logiquement, du racisme systémique. C’est cette « pensée » du collectif que la nouvelle bureaucratie fédérale de l’équité essaie de propager voire d’imposer.

ANTIRACISME

      Oui, il est possible d’en faire un objet puisque l’antiracisme s’est désormais constitué en « domaine de recherche » (Wierviorka, p. 60), avec les mêmes tensions et contradictions – l’activist scholarship – « la fusion fréquente de l’analyse et de l’action, de la recherche et de l’engagement » (ibid., p. 44), observée par le rapport Quirion ici au Québec également. Résistance personnelle considérable à ce terme dont la morphologie m’est toujours apparue moins critique que militante. Un emploi qui déconceptualise et qui déproblématise. Adolescent, au milieu des années 80, à l’époque des montées conjointes de SOS racisme (« Touche pas à mon pote ») et du Front national, je le tenais déjà en soupçon, comme un effet de mode (« il fallait suivre »). Et qui pourrait dire le contraire ? Il appartient à la bonne conscience progressiste du temps. On le trouve par exemple sur le site du groupe Nota Bene, éditeur d’extrême-gauche par ailleurs de très grande qualité, à l’intérieur d’une longue litanie woke, contrition obligée au moyen de l’écriture inclusive sur la déontologie de la lecture, digne des logiciels de rééducation imposés aux universités, aux médias, au milieu culturel : « Résolument féministe, antiraciste, intersectionnel, le Groupe Nota bene [Alias / Le lézard amoureux / Nota bene / Triptyque / Varia] accueille les projets d’auteur·trice·s issu·e·s de tous les milieux. Afin d’atténuer l’effet de nos propres biais – conscients ou inconscients – favorisant la publication de livres écrits par des personnes issues de groupes surreprésentés sur la scène littéraire québécoise, nous invitons tout spécialement les auteur·trice·s métis·se·s, inuit·e·s, des Premières nations, les personnes racisées ou non blanches, les personnes s’identifiant à l’une ou l’autre des communautés du spectre LGBTQ2S+, ainsi que les personnes vivant en situation de handicap, à nous soumettre leurs manuscrits, qui seront considérés avec attention et respect. » Tout cela, j’y reviendrai, ressortit à ce que j’appelle l’utopie de la science juste. Victor Cousin débarque en Amérique. Au-delà de la mode et de l’idéologie, la résistance s’explique par ce phénomène très américain du market for ideas, plus exactement du marketing de l’antiracisme : « DiAngelo’s fee typically runs between $10,000 and $15,000, a city official in Everett, Washington, where DiAngelo keynoted a conference in April, told The Daily Caller News Foundation » ($12K a Day – The Daily Signal. 30 juillet 2019). Sans compter lhôtel et le restaurant, s’il vous plaît (à prévoir en plus dans votre budget si vous l’invitez). Au reste, il y a des concurrents féroces comme pour tout marché qui se respecte : Ibram X. Kendi et ses poses narcissico-commerciales (https://www.ibramxkendi.com) qui récrit à lui seul lhistoire des États-Unis dAmérique, citoyens. Tout cela est très juteux, nest-ce pas ?

LA NOUVELLE RECHERCHE (PARAÎT-IL)

    Beauté des lectures. Passion de comprendre. Le rapport Wierviorka (Racisme, antisémitisme, antiracisme. Apologie pour la recherche, La Boîte de Pandore, 2021)  arrivé ici au-dessus des eaux. Très médiocre. Fenêtre étroite par les sciences sociales, qui n’ont guère trouvé grâce aux yeux du pouvoir au cours de leur histoire. Elles sont trop souvent dérangeantes. Aucune science, aucune discipline n’est là pour plaire, au demeurant. Cela ne donne aucune idée cependant de ce qui se passe dans le paysage global de l’université française, des institutions d’enseignement et de recherche. Aucune vision par unités, facultés, organismes. Au terme du paradigme qui se dégage autour de la « nouvelle recherche » (p. 31), et de la proportion à laquelle se trouve réduite la tendance racialiste-indigéniste-postcolonialiste, on se demande bien où est donc le problème. Certes pas dans l’islamo-gauchisme polémiquement postulé par la ministre ; mais les pratiques de dénonciation, de répression, de court-circuit de la délibération collective et scientifique n’en demeurent pas moins inexpliquées dans leur subsistances et récurrences même. Si ce n’est cet indicateur : « la racialisation de la recherche » (p. 37). À ce niveau on trouve un débat analogue en terre nord-américaine. Notamment à travers les statistiques ethniques et la « race » rangée comme catégorie sociodémographique. On aurait attendu une articulation de fond entre « race(s) », identité(s) et mondialisation(s). Car ce discours en est inséparable comme le sont les idéologies décolonialistes. La nécessité du comparatisme, et notamment la singularité du modèle états-unien (les lois Crow, la ségrégation, l’organisation de la société sur la base des races, etc.), et le rappel des « emprunts sommaires » (p. 72) sont bienvenus. Tropisme culturel-intellectuel très français. Les emprunts marquent les difficultés à penser les singularités de la société française. Appel à des modèles d’intelligibilité – qu’il faut en fait inventer. Critique souvent molle de certaines théories, à commencer par Kimberlé Crenshaw et les Critical Race Theory autour de l’intersectionnalité – ce concept du pauvre. À propos des études postcoloniales, la plainte éternelle du « mode jargonnant » – qui touche à l’écriture des pensées (Bhabha est souvent ciblé par ce genre de reproche) – et surtout du manque d’« ancrage concret » et de « travail empirique » (p. 70). Contraste assuré avec le positivisme des sciences sociales, la relation aux faits et aux documents. En retour, ce déficit d’empiricité expose les études postcoloniales à nombre d’économies méthodologiques, que ne commettent pas les disciplines traditionnelles, et à un discours qui se mue progressivement ou rapidement en idéologie. Le ought to au lieu du is : la conversion au dogmatisme. L’autre point souligné est que ce sont des « pensées » et des « orientations » nées dans les pays du Sud, visant à « décoloniser les savoirs ». Ce qui laisse pendantes nombre de questions : la migration des concepts, les diasporas intellectuelles, des situations géopoétiques et géopolitiques variées – il n’est que de penser presque au même moment à Saïd d’un côté, de l’autre aux Subaltern Studies inséparables de l’Inde. Sans parler des carrières au Nord et spécialement aux États-Unis, souvent glorieuses et lucratives : Columbia, Cornell, etc. 

dimanche 2 mai 2021

DÉCOLONISER L'ESPRIT

      Autre lieu commun du débat comme les x ou y « systémiques » énumérés et dénoncés ad libitum : la décolonisation des savoirs, des arts, des musées, des bibliothèques, cet ancien mot d’ordre des Culture Wars qui s’esquisse au moins au cours des années 80 et dont une part majeure revient par ailleurs à l’Amérique latine. L’irritation certaine à voir convoquer des déclarations d’auteurs, notamment français, sur la critique des savoirs. Bourdieu par exemple. Ce faisant, on confond plusieurs niveaux. Et dans le cas du sociologue, pour rappel, son travail commence en anthropologie, et militera souvent pour réduire les divisions institutionnelles entre anthropologie et sociologie. Il débute par l’anthropologie et se tient de manière inséparable des enquêtes sur l’Algérie au moment le plus critique de son histoire. Le décolonisation ressortit en l’occurrence à la critique épistémologique, travaille à objectiver l’ethnocentrisme des connaissances et des catégories en usage. Deuxième aspect : la décolonisation est relayée par la thématique des injustices épistémiques (Miranda Fricker) voire des oppressions épistémiques, etc. Le dernier versant, c’est le programme strictement idéologique, la décolonisation devenue décolonialisme comme prise de pouvoir ; investir l’espace académique, occuper des postes, orienter les recrutements et remodeler les curricula. Mais ce que j’en entends ne ressortit pas uniquement à la réparation ou à la reconnaissance de la diversité des savoirs ; par l’utopie de la cancel culture une attitude plus radicale de purge et d’éradication des corpus occidentaux. À ce stade, la difficulté c’est également la conversion de l’argument en pensée-slogan : l’occasion par excellence de ne pas penser les enjeux qui devraient l’accompagner. La décolonisation devient un processus hyper-politisé, mais elle disparaît comme question critique. Le résultat en est l’accumulation de niaiseries («  décoloniser les mathématiques » ou « décoloniser la lumière », etc.).