Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

ÉCOLOGIE DE LA CULTURE

Plaisir et réserves à lire les propos très éclairants de François Jullien, recueillis dans Libération1 en date du 30.09.2016, à l’occasion de la parution de son ouvrage : Il n’y a pas d’identité culturelle2. Il s’y inscrit certes – par la réception journalistique qui en présente le travail pour le conduire expressément sur le terrain politique – une réactivité appréciable contre les « sorties sur l’identité nationale ». La critique se double en l’occurrence d’un effet de jugement à l’égard des classes dirigeantes, réflexe de savant qui rappelle l’homme de pouvoir à certains devoirs ; réflexe de savant qui s’opère au nom même de la culture, disposée par la suite au centre de l’entretien : « Je suis d’ailleurs consterné de constater que le personnel politique ne lit plus, vivant dans une sorte de vase clos ». Coupure néanmoins relative, serait-on tenté de corriger, nombre de thématiques à gauche et à droite ayant trouvé matière et inspiration en France, au cours des trente dernières années, dans certaines tendances philosophiques, variablement illustrées de Luc Ferry à Alain Finkielkraut. Il n’en demeure pas moins vrai qu’en dénonçant le manque d’« outil élaboré » ou la « pauvreté » intellectuelle du débat public il s’agit en priorité d’en démêler les termes et les amalgames, spécialement la corrélation entre identité et culture, en l’état « mal posée ». Ce qui suppose un premier déplacement, du champ étroit de « l’identité nationale » à celui plus large mais peut-être aussi plus diffus de « l’identité culturelle ». Le deuxième mouvement tient, quant à lui, au point de vue emprunté, « une position » elle-même mouvante entre « culture européenne et culture chinoise », prise dans une tradition anthropologique qui regarde vers Granet et Mauss entre autres. De fait, ce qui se trouve de prime abord récusé à travers l’enseigne spectaculaire de l’essai – il n’y a pas d’identité culturelle, – c’est « la confusion entre le processus d’identification par lequel un individu se constitue en sujet et le fait d’attribuer une identité objective à “sa” culture ». Si objective qu’elle paraisse, cette identité n’en implique pas moins cependant des discours et des représentations qui informent une telle relation, et il resterait à savoir en outre à quelle(s) condition(s) s’opère le processus de reconnaissance voire d’appropriation (« sa ») du sujet à la culture.
À l’appui de la démonstration, qui tente de déloger le concept d’identité, Jullien pense la culture à partir de « ressources » qui, à la différence des « valeurs », ne ressortiraient pas à l’« idéologique ». Les unes sont « à la disposition de chacun », sorte de bien partagé ou d’espace commun propre à fédérer des individus et à fabriquer des collectivités ; les autres participeraient à une dynamique plus divisive, écartant ou dessaisissant ceux à qui elles restent résolument fermées sinon étrangères, comme l’indique en forme de symptôme l’obsession des « valeurs françaises ». À cette nécessaire dissociation d’idées répond toutefois une double difficulté. Le fait que les ressources soient à la disposition de chacun ne dit rien quant à la manière dont chacun en dispose. En outre, la culture est aussi le lieu où se trouvent précisément en débat les valeurs, où elles se font et se défont, comme le suggèrent de nouveau les exemples déclinés par l’auteur (de Rousseau au latin et à la classe de philosophie). Pourquoi ceux-ci plutôt que ceux-là ? Et c’est bien cet enjeu qui s’énonce derrière la question : « La culture française, est-ce La Fontaine ou Rimbaud ? » Avec sa réponse conciliatrice et rassembleuse, qui ne prend pas de risque mais replace tout effet de différence dans le partagé et le commun : « C’est autant l’un que l’autre, c’est l’écart entre les deux ». Il importe de marquer a contrario que le syntagme « valeurs françaises » est le catalyseur d’une pensée qui tient les valeurs a priori et, au lieu d’en considérer l’historicité, les traite au rang d’essences. Témoignage supplémentaire, par les conséquences sociales et politiques d’une telle conception, de ce que la culture n’est pas si simplement cumulative (« autant l’un que l’autre »), moins encore neutre. 
Envisagée en termes de « ressources », celle-ci se règle sur un paradigme écologique, analogie de plus en plus répandue dans les productions contemporaines. Tandis qu’elle désigne sur un mode convenu le “milieu naturel” des sociétés, en revanche, les pratiques et les expressions symboliques qui l’ont en charge figurent des sortes de “denrées” dont on « peut tirer profit ». Étant comparables à des biens naturels, ces expressions sont néanmoins précaires et appelées, en conséquence, à se raréfier. Il s’agit donc en retour de « défendre », c’est-à-dire d’« activer » littéralement les « ressources » et non seulement d’en faire des instruments de « résistance ». On en déduit que c’est à cette activation et à cette activité, dont les modalités resteraient à décrire, que se mesurerait la vitalité voire la singularité des collectivités dans l’histoire, au lieu que les « valeurs » préalablement disqualifiées sont d’abord l’objet d’un « rapport de force », inséparable d’une dialectique dominants/dominés. « À l’heure où on s’alarme tant du tarissement des ressources naturelles de la planète, ne devrait-on pas s’inquiéter également du tarissement des ressources culturelles ? ». De cette économie du moindre, il est donné deux exemples significatifs sous la forme d’une part de la « standardisation mondiale, c’est-à-dire d’abord commerciale » d’écrits qui « formatent à l’identique l’imaginaire de la jeunesse », d’autre part à un niveau plus strictement linguistique de « la commodité de l’anglais devenant le globish ». Au-delà des lieux communs, souvent convoqués en ce domaine, il convient de souligner que le concept de culture est immédiatement coordonné aux littératures et aux langues. D’un côté, une pratique artistique dont le désamarrage actuel est sensible eu égard à d’autres expressions qui font pourtant à part égale la culture, le cinéma notamment ; de l’autre côté, le recul effectif de la diversité linguistique à l’échelle planétaire, qui ne se laisse pas davantage réduire au seul statut acquis par l’anglais au cours des trois derniers siècles, et réside dans une multiplicité plus large de facteurs, migrations, urbanisations, conquêtes militaires, colonisations, politiques des langues, etc. Du côté du latin, et du grec, bien qu'il ne soit pas contestable d’y voir une autre « ressource essentielle », le propos gagnerait à une explication sur la longue durée (l’histoire d’un déclin) au lieu de s’orienter d'emblée axiologiquement : « par paresse et complaisance idéologique ».
Ainsi posée, cette écologie de la culture contient d’autres ambiguïtés. La critique de l’identité y vise en fait son couplage avec le concept de « différence », s’efforçant de sortir de la dialectique traditionnelle du même et de l’autre. À la différence il est principalement reproché d’être une catégorie caractérologique et typologique, le classificatoire pouvant devenir discriminatoire. Le cas extrême est repéré dans le « mauvais livre » de Samuel P. Huntington, The Clash of Civilizations (1996), dans lequel « les cultures sont pensées comme des blocs : la culture chinoise, la culture européenne, la culture islamique, avec leurs traits dits spécifiques » sans considération pour leur « diversité interne ». Soit, le clash en sa lecture massive y est peut-être celui de l’ignorance, pour reprendre la réplique polémique d’Edward Saïd3. Ce faisant, Jullien ne dissipe pas complètement le malentendu qui entoure le rapport entre « culture(s) » et « civilisation », laquelle procède d’une tout autre histoire. L’argument par la « diversité interne » comme la (sub)division ou l’imbrication n’y suffit pas. À l’inverse, « s’il n’y a pas de différences culturelles » – celles-ci résultant de la logique propre des identités, – la culture est pour l’essentiel saisie à travers ses ressources créatives. Dans ce cadre, il est difficile de distinguer entre la culture perçue sous l’angle communément anthropologique (les manières de tables, les rites religieux, les coutumes populaires, etc.) et la culture dans son acception restreinte (non nécessairement « élitaire » ou « élitiste »), en gros les créations de l’esprit (sciences, philosophie, arts). En dernier lieu, il devient d’autant plus complexe de formaliser et de comprendre les liens qui unissent l’une et l’autre. En effet, dès lors que les « ressources » sont par définition données, « à la disposition de chacun », ces rapports représentent autant de conditions au « commun » dont le philosophe s’efforce par ce biais de rendre compte.
Un révélateur en est la réponse proposée au statut de l’arabe, qui décentre l’ethnocentrisme virtuellement contenu dans l’allusion au latin et au grec pour y replacer les modèles orientaux : « Il faut apprendre l’arabe comme une langue de culture et ne pas l’envisager seulement comme une langue d’immigrés ». L’avertissement importe toutefois en ce qu’il déracine par avance l’approche réaliste ou pragmatique et ses effets de coupure, qui délaisserait la « culture » pour n’admettre qu’un problème ethnique et social. Ainsi perçu, l’arabe remet donc en perspective l’immigration dans l’historicité plus large d’une culture, dont il met au jour la singularité et la pluralité. Il reste qu’entre la langue et la culture ce sont les œuvres de création qui servent d’interprétant à l’activation et à l’activité des ressources collectives (dans leurs formes canoniques, sans égard pour certaines variables du type savant/populaire par exemple) : « La langue n’est pas en effet une affaire d’identité mais de fécondité : le français est d’autant plus fécond que Rousseau ou Proust ont déployé les ressources du français ». Il est indéniable que la littérature constitue un facteur de perpétuation et de transformation de la langue. Elle assume à ce titre une fonction spécifique au sein de la société. Mais de manière comparable la langue comme ressource réside dans la diversité de ses locuteurs, elle-même indissociable des variations géolinguistiques, sociolinguistiques ou ethnolinguistiques qui la fécondent.
Dans le vis-à-vis littérature/culture qui sert, à revers des logiques identitaires, à construire cette nouvelle écologie, l’acquis essentiel du propos est l’empiricité qu’y commande ce principe de la langue, évidemment solidaire de l’existence des idiomes. Si l’on veut, c’est par la langue et les langues que peuvent advenir la « production intensive » du commun et l’activation de la culture. Il est ainsi rappelé qu’on « pense en langue » même si la langue ne « détermine » pas la pensée, celle-ci « exploit[ant] » plutôt les ressources de celle-là. Y résonne sans doute la prudence traditionnelle du philosophe, attaché au pouvoir d’action de la pensée qui, sans aller jusqu’au concept, démontre une capacité à s’extraire du particulier et, au-delà, à viser expressément le général et l’universel. Une telle position ne s’excepte peut-être pas absolument d’une approche instrumentale. Du moins le verbe « exploiter » maintient-il à cet endroit l’équivoque. Ce que laisse encore entendre le régime de la traduction comme « entre », dans l’écart ou l’écartement des idiomes, réservant le passage comme transcendance du sens : « L’intelligence, c’est de traverser ces intelligibilités diverses que sont les langues pour produire un commun de l’intelligible. » Si la langue modèle effectivement la pensée, en informe même les catégories, sans pour autant la déterminer, cet apparent paradoxe tient d’abord au fait que la pensée opère dans la langue et par la langue sous la forme de discours et d’énonciations qui en libèrent l’activité voire la créativité. Dans l’immédiat, l’enjeu est de rappeler qu’on « ne dit pas » et par conséquent qu’on « ne pense pas » la même chose « en français et en chinois », et de remotiver sous la simplicité du constat une ancienne question anthropologique et linguistique, dont la ligne passe par Humboldt et les romantiques jusqu’à Sapir et Whorf.
De ce que la langue, admise comme « première ressource à partager », donne leurs cadres à la société et à la culture, il ne s’ensuit pas pour autant qu’elle n’est pas « un facteur d’identité » et, au contraire, « un facteur de communauté ». À dire vrai, elle n’est pas l’un sans l’autre et réciproquement, pour la raison mentionnée plus haut qu’elle n’existe au plan empirique qu’à la mesure des discours qui la réalisent. La langue trouve son principe dans l’individuation d’un je, moins indice pronominal ou fonction énonciative que, plus fondamentalement, catégorisation linguistique et anthropologique de la personne dont l’identité se définit comme altérité – cette dernière incluant à la fois l’autre et les autres. C’était il y a un demi-siècle déjà l’enseignement discret d’Émile Benveniste, ce linguiste pour « littéraires » et « philosophes », peu enclin à la technicité et tenu aux marges par les spécialistes du champ. De la langue et du processus d’individuation qui en active les fonctions et le fonctionnement découlait selon lui le partage notionnel entre identité et altérité (et non entre identité et différence). Ainsi s’explique qu’à l’instar de la culture la langue comme « ressource » (sous l’espèce cette fois de particularités voire de particularismes) ait pu inversement, et selon les sociétés, les peuples et leur histoire, être l’objet voire l’agent de fixations ou de territorialisations, de résistances, de luttes ou de dominations identitaires.
La question n’est certes pas ignorée. François Jullien aborde le cas des étrangers en apprentissage, activant « les ressources de la langue française » auxquelles ils sont plus souvent sensibles que « bien des Français » vivant dans un état de transparence à l’idiome natal. Mais c’est au prix d’un déplacement des termes, qui ne se situent plus exactement sur le même plan : de la langue comme ressource aux ressources de la langue ; d’« un commun de la langue » au commun d’une langue. Enfin, est-il possible de « déployer » ce commun, sans clarifier au préalable deux arguments quelque peu laissés dans l’ombre ? L’un qui a trait aux raisons de cette sensibilité des étrangers, un phénomène qui ne se comprend sans doute pas sans les formes et les catégories en usage dans leur(s) langue(s) d’origine à l’entrée sur le territoire et qui engage, corrélativement, de multiples interactions possibles avec le français d’acquisition. L’autre repose sur l’étiquette « langue française » qui contient aussi le statut d’idiome national. Or c’est précisément cette composante que recouvre (englobe ? dépasse ? éclipse ?) la théorie du commun, sans que l’implication (exclusive ou réciproque) des termes s’en trouve mieux décrite. Cette précision est capitale dans la mesure où, au début de l’entretien, l’auteur a pris soin de soustraire le « commun » au « semblable », rejetant une dynamique de l’« assimilation » qui a nourri, dans le cas français, la doctrine et même la mythologie républicaines, et a passé spécialement par la langue et l’appareil scolaire.
Tout en étant liée à la condition empirique des langues, la théorie du commun substitue à la rationalité classique des identités et des différences celle des écarts. En 2012, dans sa leçon inaugurale pour la Chaire sur l’Altérité (Collège d’études mondiales4), François Jullien a résumé les propositions essentielles de ce qu’il estime être un concept exploratoire au lieu du concept classificatoire qu’est à ses yeux la différence. J’y renvoie pour le détail, me contentant d’en signaler ici les lignes d’orientation. À un premier niveau, la différence se rapporte à la distinction ; l’écart procède de la distance. Ce qui suffirait à désengager un tel modèle des versions de la négativité en cours dans les années soixante. À un deuxième niveau, l’écart importe plus que les termes différenciés : il créerait « l’entre » ou mise en tension « féconde ». Dès lors, le concept de distance redonne ses pleins droits à l’altérité en ce qu’il permet « un dévisagement réciproque de l’un par l’autre : où l’un se découvre lui-même en regard de l’autre, à partir de l’autre, se séparant de lui » – processus éthique qui, en reliant des cultures et des « pensées », instaure au moment où elles « se dévisagent » un « espace de réflexivité5 ». À la différence de la différence, selon laquelle « une fois la distinction faite, chacun des termes s’en retourne de son côté », par l’entre de l’écart qui produit un « dérangement » chacun se révèle « dépendant de l’autre et ne peut se replier sur ce qui serait son identité6 ».
Si le retour à l’identité se trouve puissamment déjoué, c'est que l’un et l’autre ne demeurent jamais les mêmes. Et pourtant, n'étant plus les mêmes, ce sont aussi les mêmes qui restent « en regard » ou en dépendance, ou si l'on veut : les deux mêmes termes – l’un et l’autre – puisque l’essentiel se situe chaque fois dans l’entre de la distance qui les sépare et les lie à la fois, étrang(èr)eté constitutive de l’acte ethnographique, à la source ici de la connaissance de l’un pour lui-même, de l’autre pour lui-même. Dans cet espace de réflexivité, à la fois éthique et exploratoire, la condition admise des langues ne serait pas oubliée, mais elle n’opérerait plus au même degré ou de manière similaire. Elle agirait plutôt au rang d’une modalité de l’écart et de la distance eux-mêmes, comme si cette condition ne changeait pas les rapports des termes, – l’écart et la distance n’étant qu’une de leur formulation possible, – moins encore l’identité des termes, cette identité que l’on a cru refouler ou réduire à la rationalité des différences mais dont la langue assure très précisément la transformation ainsi que le fait valoir anthropologiquement et le principe de la diversité idiomatique et le principe de l’individuation discursive. Peut-il y avoir un commun, et partant, une éthique et une politique du commun, sur la base de l’un et de l’autre ? Peut-il y avoir un commun sans le devenir radicalement autre des sujets qu’il assemble et fabrique nécessairement par la langue et les langues ?


(1) François Jullien, Il n’y a pas d’identité culturelle, Paris, Éditions de L’Herne, 2016, 104 p.
(3) Edward W. Saïd : « The Clash of Ignorance », The Nation, 4 octobre 2001. https://www.thenation.com/article/clash-ignorance/
(4) François Jullien : « L’écart et l’entre. Ou comment penser l’altérité », Fondation Maison des Sciences de l’Homme, nº3, février 2012 (https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00677232)