Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

jeudi 24 juin 2021

LE SENS CRITIQUE

      L’impression à la lecture du contre-argumentaire de Nathalie Heinich, Ce que le militantisme fait à la recherche (Paris, Gallimard, coll. « Tracts, nº29, mai 2021), systématique et sans concession, qu’on m’enlève les mots de la bouche. Nombre de convergences sur les postures et impostures de la pensée actuelle, jusqu’à la conclusion – par sa justesse même, le sentiment désagréable, d’avance amer et inquiet, que je nourris depuis plusieurs mois en étudiant ce dossier côté nord-américain  : « Tout ce qu’on peut espérer est que le fatras de productions médiocres issues du militantisme académique finira vite dans les poubelles déjà bien pleines de l’histoire intellectuelle. Mais c’est toute une génération de jeunes chercheurs qui y aura perdu son temps, son énergie, et le sens même de ce que devrait être notre métier » (p. 42). C’est par ce sens du métier – que j’entendais que l’on commençât l’ouvrage, IA et moi. Ce que j’y entends aussi le plus, c’est la ligne de fond critique – critical, disposée dans nombre de labels épistémologiques / institutionnels, Critical Race TheoryCritical White StudiesÉducation critique, etc., très loin pourtant de la « théorie critique » telle que la concevaient Horkheimer et Adorno, une source souvent rappelée (Lindsay & Pluckrose, Roza, etc.). Or là où l’on clame et proclame le geste critique, il s’agit bien plus d’une interprétation dogmatique et idéologique. Au-delà du sens du métier, le sens critique donc à opposer. Et en conséquence : le nœud critique et éthique. Contre les niaiseries conformistes du temps.

SOCIOLOGIE MILITANTE

    The Equity Myth, encore. Comment la sociologie militante – sociologie antiraciste – est devenue bureaucratie d’État. Tirs croisés entre cette enquête qui s’amorce dans le courant 2011-2012, dans un contexte d’austérité et de coupures budgétaires, marquant de la sorte sa franche hostilité au pouvoir fédéral conservateur, celui de Stephen Harper (2006-2015), – et les déclarations à ce sujet sans nommer sont cependant explicites, – et les changements initiés par Kirsty Duncan sous le gouvernement Trudeau à partir de 2016. L’année suivante qui marque l’entrée en vigueur du plan EDI de son ministère des sciences et des sports coïncide avec la publication de The Equity Myth. Il y a beaucoup à redire sur la méthodologie, les prémisses de lanalyse, la collecte et l’interprétation des données mais on ne peut lui retirer l’ampleur des objectifs. Ce qui frappe, ce sont les similarités de vocabulaire, d’idéologie, de directives entre le livre-chantier et le plan EDI de Duncan : de la critique du droit et du texte constitutionnel, visant la Charte canadienne et les suites peu satisfaisantes du rapport Abella en 1984 comme du Employment Equity Act (le propos en cela demeure fidèle à la tradition « juridiste » inaugurée aux USA par la Critical Race Theory) aux mesures et recommandations finales de l’ouvrage. Entre autres repères, l’article du journaliste Chris Hannay, « Canadian Universities Fail to Meet Diversity Hiring Targets. » (08.05.2016), et les rapports du Steering Committee du Canada Research Chairs Program à Kirsty Duncan, le point tournant. Des uns aux autres, l’observation de terrain s’est convertie en dogme officiel.

REGARDS RÉACTIONNAIRES

    Comme Flaubert dans L’Éducation sentimentale face à février 1848. Il est toujours instructif d’aller consulter la littérature réactionnaire, ses perceptions, typologies attitudinales, analyses de discours. Ainsi Georges Gusdorf, La Nef des fous. Université 1968, Presses de l’université Laval, 1969, 211 p. (disponible en libre consultation sur le site de l’UQAC, collection « Classiques des sciences sociales »), au moment où il était invité sur le campus de Laval à Québec. Linverse en quelque sorte de La prise de parole de Michel de Certeau.

MALENTENDU

     L’étrange réduction répandue qui ressortit autour de « woke » au malentendu, et qui consiste le plus souvent à l’évaluer à l’aune du militantisme associatif et de Black Lives Matter. Enregistré en 2017 dans l’Oxford English Dictionary, le mot est envisagé positivement et conserve activement cette valeur en désignant toute personne sensible (“éveillée”) à la justice sociale, avant de capter des traits négatifs, en partie dus aux effets d’orthodoxie voire de sectarisme associés à ce courant de pensée : « The origins of woke, in this context–as forged by African American communities–dates back at least to the 60s, but its mainstream ubiquity is a recent development. Fuelled by black musicians, social media and the #BlackLivesMatter movement, the term entered the Oxford English Dictionary only in 2017, by which time it had become as much a fashionable buzzword as a set of values. » (The Guardian, 21.01.2020). Il n’est pas vrai que l’acception péjorative soit imputable uniquement à la rhétorique de droite. Elle apparaît chez des représentants de la gauche (libertaire, marxiste, sociale-démocrate) qui, en plus de la compétition idéologique, perçoivent dans ce nouveau mouvement un risque de déclassement. Surtout, le courant woke se trouve représenté à une large majorité par les populations blanches, citadines, diplômées et progressistes composant les sociétés à dominante anglophone (États-Unis, Canada, Australie, Royaume-Uni). L’erreur fréquente est de l’associer aux BIPOC et autres « racialized minorities » comme on dit désormais. Par ailleurs, à l’université spécialement, l’activisme « woke » n’a rien pour surprendre en soi. Il s’inscrit dans une tradition des radicalismes, dont les rhétoriques et les modes d’action font penser à celles des staliniens dans les années 50-60 ou celles des maos dans les années 60-70 par exemple. Enfin, aux États-Unis par exemple, les nombreux incidents ayant donné lieu à des demandes de pressions, de censures, de bannissements en tous genres ont été enregistrés en priorité sur les campus progressistes de l’Ouest (Oregon, État de Washington, Californie) et de la Nouvelle-Angleterre, beaucoup moins au Sud et dans le Middle West par exemple.

vendredi 18 juin 2021

L'ÉCHELLE D'OBSERVATION

      The Equity Myth précisément. Au chapitre de l’« everyday racism », la nécessité de « listen to the “voices” of racialized and Indigenous faculty members in Canadian universities » et, en conséquence, de capter les « experiences, perceptions, and opinions » (UBC Press, 2017, p. 115) des sujets concernés. Dans cette optique, et bien que les formes diffuses et invisibles en soient difficiles à définir, le racisme est posé (idéologiquement) comme « the normal fabric of life in academy » (p. 117). S’il s’agit encore de rapporter des « small slights and acts designed to make racialized and Indigenous faculty feel unwelcome, unrepresented, and often invisible » (p. 116), il en découle moins une définition conceptuelle qu’une approche descriptive – opérant par extension : « behaviours; anecdotes; sexualized, ethnicized, and racialized jokes ; inappropriate glares and gestures ; and forms of speech  » (id.). Ainsi entre-t-on aussitôt dans une typologie, ce qui explique plus loin la reprise du terme « micro-aggressions » (p. 126) de Derald Wing Sue (cf. Microaggressions in Everyday Life: Race, Gender, and Sexual Orientation, 2010), dont la validité a été maintes fois discutée sinon contestée. D’un côté, et c’est le plus pertinent, l’inventaire des violences ordinaires ; de l’autre, l’absence d’outils pour les penser, d’où la prégnance du modèle narratif et des témoignages, qui ne parviennent pas à nous sortir du régime des « thoughts and feelings » (p. 115) – le ressenti et le « vécuisme » de nouveau. Les auteures ne sont pas capable en conséquence d’introduire des distinctions élémentaires entre les maladresses, les offenses, les observations malveillantes, les comportements vexatoires, directs ou indirects, etc. L’échelle d’observation (« small », « micro ») me semble exiger des mesures et des instruments fins et précis – pas des termes de marketing, qui nourrissent la novlangue des bureaucraties diversitaires.

LE MARQUEUR D'EXCELLENCE

      Un des marqueurs idéologiques de la science juste, je le trouve exemplairement décliné par le pouvoir fédéral dans son Engagement à l’égard de l’équité, de la diversité et de l’inclusion : « Le gouvernement du Canada et le Programme des chaires de recherche du Canada s’engagent à favoriser l’excellence de la recherche et de la formation en recherche dans le meilleur intérêt des Canadiens. Les travaux de recherche menés au Canada se doivent d’être plus équitables, plus diversifiés et plus inclusifs si l’on souhaite produire des résultats caractérisés par l’excellence, l’innovation et l’impact, lesquels sont nécessaires pour saisir les occasions qui se présentent et relever des défis mondiaux. » Or s’il est aisé de s’accorder sur le besoin de diversité et d’équité – plutôt criant, à vrai dire – pour ce qui regarde l’accès aux études de premier cycle, et spécialement aux études supérieures, comme à la formation et au recrutement des enseignants et des chercheurs, l’autre partie de la déclaration fait gravement défaut. Au risque cependant de heurter nos convictions démocratiques les mieux enracinées, l’idée selon laquelle plus d’équité et de diversité produirait excellence et innovation ressortit à l’ordre du sophisme. À ma connaissance, il n’existe aucun rapport a priori de cause à effet entre les unes et les autres. La proposition tenue pour vraie demanderait au préalable à être démontrée. C’est tout à fait caractéristique des rhétoriques et autres discours publics de notre temps. La modalité assertive et absolue sans preuve ni raisonnement à l’appui. Dispose-t-on d’études précises, méthodiques et rationnelles à ce sujet ? Le marqueur de l’excellence est le signe ici de la science juste – non comme réalité mais pure utopie.

GAUCHE ET « PROPAGANDE DIVERSITAIRE »

     Il n’est pas besoin d’aller se promener si loin. Il suffit de suivre les chemins tracés par sa propre institution. La bureaucratie EDI y sert de petit laboratoire. Il serait passionnant d’en faire la micro-sociologie. On y verse en forme de monologue savant une bibliothèque woke et toutes sortes de « antiracism ressources » depuis The Equity Myth (à la méthodologie pourtant peu rigoureuse) jusqu’aux thèses infalsifiables de Robin DiAngelo, en passant par les podcasts de Kimberlé Crenshaw (au milieu de tous ces enfantillages révolutionnaires et autres babils pseudo-égalitaristes, on monte dun niveau, là, quand même, cest rassurant) : Intersectionality Matters. Mais the icing on the cake, l’outil majeur dont la scientificité n’est plus à démontrer, c’est un Gender Bias Calculator, fort utile lorsque vous rédigez une lettre de recommandation. Essayez. C’est vraiment magique.

DROITE ET « PROPAGANDE DIVERSITAIRE »

   Dans l’énième variante des guerres culturelles, l’attaque du gouverneur républicain de Floride, De Santis, contre la Critical Race Theory, vœu récemment exaucé par le Board of Education (Townhall, 10.06.2021). Suite des prises de position de Donald Trump qui se refusait à « to fund un-American propaganda diversity training sessions », mesure rapportée par la National Association of Scholars (05.10.2020). Au reste, des tensions similaires traversent des boards, des associations de parents, et des écoles dans plusieurs états américains.

dimanche 6 juin 2021

NOTION-TOURNE-EN-ROND

       Toujours à creuser, autour de cette notion-tourne-en-rond qu’est le racisme systémique. Et je compte bien déconstruire mot à mot les penseurs de charme, Kendi et DiAngelo. À condition de la sortir du lieu commun, et de la mesurer comme possible contribution savante, cette notion-tourne-en-rond désigne au mieux une hypothèse à fonder. Il ne s’agit pas de l’écarter a priori. Mais plutôt de voir si elle peut être construite et d’en saisir par là le véritable rendement descriptif et heuristique. Sinon elle ne sert qu’à une chose, et elle le fait plutôt efficacement dans le discours social : elle représente un instrument polémique. D’une part, et c’est ce qui explique ma résistance, elle est supposée devoir rendre compte des phénomènes discriminatoires les moins visibles et les plus complexes, mais il n’est pas certain qu’on puisse les appréhender avec une catégorie aussi grossière et approximative (je radote, voir posts précédents, Deleuze et les gros concepts) ; d’autre part, et c’est souvent ce qui n’est ni perçu ni compris des gens qui se rendent à ce qu’on leur présente comme une évidence, mais démissionnent intellectuellement à mon avis : si on valide cette hypothèse, on active aussitôt ses prémisses, malgré qu’on en ait. En vertu du cercle logique, le racisme systémique suppose la racisation des individus, des groupes, des communautés qui composent la société ; à l’inverse, la « racisation » devient la preuve de ce racisme systémique. On se la mord ainsi indéfiniment. En acceptant cette hypothèse, et c’est le seuil logique qu’on franchit entre « racisme » et « racisme systémique », ce n’est pas du tout la même chose, on adhère inévitablement (c’est là qu’est le piège à cons) à ce présupposé que la « race » est épistémologiquement valide : qu’elle est non seulement un instrument de division pertinent entre les individus au sein de la société, mais un outil d’intelligibilité en raison même des divisions sociales qu’elle opère et rend visibles. On croit dénoncer un phénomène généralisé, en réalité, sans le voir ni le savoir, on généralise une notion qu’on rend alors coextensive au concept même de société. Après le tout-social : le tout-racial. This is what “systemic” means. Au moins, « racisme systémique » a un intérêt, et c’est le seul que je lui reconnaisse, c’est qu’il constitue un symptôme, il donne à voir l’épistémè racialiste – en émergence entre 1990 et 2020, démarqué dans les sciences sociales (voir la controverse en France par exemple autour du livre de Beaud et Noiriel), préparé par certaines théories postcoloniales. Ce passage à la fucking « question raciale », il convient de le décrire, d’en saisir conditions de possibilités et d’émergence, d’en établir la genèse, etc. 

jeudi 3 juin 2021

CE QU'ON NE VEUT PAS ENTENDRE

    Orwell encore dans une préface initialement destinée à Animal Farm et parue dans « The Freedom of the Press » (Times Literary Supplement, 15 septembre 1972) : « If liberty means anything at all, it means the right to tell people what they don’t want to hear. » Le rôle capital, en retour, de la littérature. 

LA CERTITUDE SENSIBLE

     Outre qu’ils se règlent sur le principe tautologique de l’identité, alors qu’il n’est pas d’acte savant sans décentrement – le principe constituant de l’altérité – y compris lorsqu’on se prend soi comme objet (ainsi qu’il en va en psychologie ou en psychanalyse), ces formes de cognition utiles et nécessaires qui sont appelées « savoirs expérientiels » se rapportent à la certitude sensible : il n’y a de vrai d’abord que ce que je (res)sens ou éprouve, avec ce que cela peut impliquer par le vécu et l’émotion de rapport à l’illusion voire à l’erreur. Et sur ce dernier point, on est impardonnables, puisqu’on est avertis depuis Platon. En regard, le savoir qui satisfait aux conditions épistémologiques de la connaissance rationnelle s’explique par une logique d’incertitude. Non qu’il soit à l’abri des dogmes – loin s’en faut. Mais la double activité du concept par l’écriture, de l’écriture par le concept ne laisse jamais l’affect seul. Cette activité est tourné vers l’inconnu – au sens de ce qu’il y a à connaître. Le savoir opère par questionnement critique. À ce titre, les consensus en partage à l’intérieur de la communauté savante peuvent se faire et se défaire sous l’action de ce questionnement – et des découvertes internes à l’histoire mouvante de la discipline.

mercredi 2 juin 2021

MYTHOLOGIE DES SAVOIRS EXPÉRIENTIELS

    L’autre versant de la politique des émotions, qu’il importe absolument de déconstruire, c’est la mythologie des « savoirs expérientiels » qui, s’ils répondent à des fonctions spécifiques dans l’existence, n’ont en soi aucune dignité épistémologique. Ils ressortissent au domaine de la connaissance intuitive, sensible ou pratique ; des formes incontestables de cognition mais qui ont peu à voir avec la construction théorique et le champ de la science, des sciences. L’abus lexical autour de « savoir » permet de cultiver l’équivoque, et motive les tentatives militantes de dé-hiérarchisation (alors qu’il s’agit de fonctions spécifiques différenciées). Mais c’est en phase avec la privatisation des identités de l’âge néolibéral. Ces savoirs expérientiels, qui se prétendent plus pragmatiques, sont inséparables du senti et du vécu – l’expression d’un nouvel égotisme. Ce sont des savoirs de l’identité par définition – pas des savoirs de l’autre, des autres. Le savoir n’advient qu’à la condition de se décentrer. La mythologie des savoirs expérientiels fait des dégâts nombreux et serrés auprès des plus jeunes générations, elle les entretient dans l’illusion d’un acquis autonome et émancipé de toute tutelle, en vertu duquel on saurait mieux et plus. Ce faisant, elle empêche que ces mêmes générations soient dotées des outils adéquats. La conséquence est que les savoirs expérientiels – combinés à l’émotionnalisme qui se révèle désastreux pour le travail de pensée critique – ressortissent non seulement au primat du senti mais à la croyance. On est en train de conforter des individus dans leur « idéologie » au lieu de les former concrètement – des individus qui seront nettement moins équipés, et auront à l’avenir peu d’aptitude à la résilience. Ils se montreront, au contraire, bien plus fragiles au plan social et économique. Au savoir égotique, opposons le savoir décentré, le savoir critique.

BEHAVIORISME ET CONTRÔLE SOCIAL

     Anne-Cécile Robert, La Stratégie de l’émotion, p. 58, la séquence sur le fait divers, exhaussé au rang d’événement fondamental, sans distance critique ni analytique : « Le prisme compassionnel participe ainsi d’un endormissement de la conscience et de la volonté » de sorte que les médias « remplissent une fonction de contrôle social ». L’autre versant, c’est le gouvernement par l’émotion – et cela ne se limite pas à la classe politique – on le voit chez les dirigeants d’entreprises ou hauts responsables d’administrations, sous la surveillance réciproque des médias sociaux et le contrôle behavioriste par les algorithmes – les bulles filtres qui entretiennent les individus dans leurs zones de confort, les certitudes et les préjugés. Voir également sur la catégorie de la fake news, son autre essai Dernières nouvelles du mensonge (Montréal, Lux, 2021).

L'IDENTITÉ SUBSTANTIELLE

    Ce qui est intéressant chez Mathieu Bock-Côté, au-delà des vitupérations habituelles, et de l’imaginaire du dissident de droite (particulièrement bien réseauté au sein des groupes médiatiques conservateurs, visible et dûment représenté sur la scène publique), c’est la corrélation établie entre la racialisation des rapports sociaux, l’idéologie diversitaire et la dénationalisation (la thèse que l’auteur déploie inlassablement depuis 2007). Il est difficile d’obtenir au cours de la démonstration les preuves de cette dénationalisation. Plus encore, la racialisation est associée au thème de l’immigration de masse, ce qui est doublement fantasmatique compte tenu du statut « économique » des politiques migratoires en terre canadienne et du fait que parmi toutes les autres provinces qui l’envient à ce sujet le Québec dispose d’un cadre législatif et de leviers qui font qu’il peut comme « pays » ou presque avoir très sérieusement la main sur le processus. Sans parler du fait que la province compte seulement 15 % de minorités et inclut dans son immigration des Blancs, venus de France, de Belgique, etc. Par ailleurs, la dénationalisation par racialisation se règle sur un rejet obsessionnel du multiculturalisme. Où se confond la diversité démographique d’une société et le modèle théorico-politique qui doit en rendre compte, ce qui est sensiblement différent. De même, s’ils peuvent dans certains cas se révéler connexes, multiculturalisme et idéologie diversitaire ne sont nullement synonymes. Il y a bien des manières de penser la diversité et de la promouvoir comme condition du commun ; à elle seule, pour être nécessaire, elle n’est pas cependant une condition suffisante du singulier collectif auquel répond l’idée même de société dans l’ordinaire de son organisation et de son fonctionnement. L’ennemi diversitaire dans cette rhétorique s’oppose à l’identité posée comme substantielle – oubliant que les identités sont d’abord relationnelles. La pensée par substance est une fiction. Elle laisse entendre sans dire son nom une métaphysique. Non moins essentialiste que les identités segmentaires, qui se règlent sur une privatisation néolibérale des individus et une ontologie de la catégorie, dans le schéma woke. Elle s’articule encore à une critique de la « modernité » dont on n’aura pas la définition (le lecteur doit supposer qu’il s’agit de la modernité politique, ouverte au XVIIIesiècle par les Lumières, et l’âge des Révolutions, passage à la condition historique, à la dynamique du devenir comme temps des sociétés). Or cette modernité semble décriée comme « déconstruction » des repères de la civilisation occidentale – la subjectivité y devient labile et lacunaire, fluide, les genres sexuels, etc. De la pensée par blocs. L’identité (collective et nationale), fondée sur le peuple historique (qui pour avoir été colonisé et dominé par l’occupant anglophone n’en pas moins été aussi colon, ses relations avec les autochtones y sont peu développées, et pour cause). Mais cette identité est par avance en train de se détériorer – et c’est ce qu’il faudrait désespérément conserver. De fait, on n’en saura pas plus sur ce en quoi consiste vraiment cette identité. L’important est de conserver, parce qu’on assisterait à la sortie de la civilisation occidentale. Le discours repose intégralement sur une anthropologie de la perte et de la dissolution. Cf. Marcel Gauchet, La Démocratie contre elle-même : qu’il y a plus de signification (historique) dans les disparitions. Le civilisationnisme répond au décolonialisme et vice versa.

mardi 1 juin 2021

CIVILISATIONNISME

    Aussi : il faudra que je dise quelques mots des deux essais de Mathieu Bock-Côté sur le politiquement correct et le racialisme de ce qu’il appelle « l’inquisition woke ». On n’est plus dans le savant mais la politologie à gros écho médiatique. La pensée people, ce qui n’empêche pas de justes observations. Mais cela a un intérêt, et il me semble une erreur (et même contre-productif), sinon une vaste hypocrisie, de diaboliser l’auteur comme s’y essaie l’extrême-gauche qui, au demeurant, parle la même langue que lui – celle de l’identité et de l’identitaire. Le paradigme politique du moment. Car c’est très exactement le contre-argumentaire civilisationniste à l’opposé des thèses décolonialistes. Et puis une cohérence surprenante, qui me plonge dans une durable perplexité : pas simplement le jeu réciproque de courtisanerie avec le public français, et la vision fascinée et fantasmée que Bock-Côté a de l’hexagone, en plus de son désir d’un Québec qui n’existe pas. Mais sur le versant droite conservatrice, absolument assumé, qu’il distingue de lui-même de la droite libérale (centriste-moderniste) et de la droite populiste, la chaîne Zemmour-Murray-Finkielkraut-Gauchet et l’étiquette Néo-réactionnaires du début des années 2000 (Daniel Lindenberg), que, très sarcastiquement, il impute aux paranoïas de la gauche. Mais c’est bien de cette descendance qu’il se réclame, et dans le mécanisme polaire avec le wokisme – qui déplie à échelle québécoise sur un mode résolument soft des tensions par ailleurs perceptibles en terre états-unienne depuis 2010, l’impression de nouer ou raccorder soudain des fils jusque-là emmêlés depuis non moins de 20 ans – l’image en tous cas d’une trame cohérente (peut-être trompeusement cohérente) – d’un scénario possible du problème.

IDÉES EN VRAC

    Tempête d’idées (la traduction locale – pleine de grâce, presque hugolienne – de brainstorming). Que la liberté d’expression est remplacée par la liberté d’émotion. Laisse-moi jouir, chanter, pleurer, communier. L’émotionnalisme ouvre sur le religieux. Impossible de ne pas songer à la hargne réactionnaire mais lucide et impitoyable de Flaubert dans L’Éducation sentimentale (1869) qui ciblait ce qu’il appelait le sentimentalisme de son temps, et d’avant 1848 : amoureux, artistique, politique, etc. Il l’imputait spécialement aux gauches, notoirement aux socialismes utopiques. J’ai toujours pensé que c’était le talon d’Achille des gauches en même temps que le ressort vers la rationalité et l’énergie utopique – critique et constructive. Ce dont on parle n’est plus qu’un substitut au service de la loi et de l’ordre à l’âge néolibéral. Mais on nen est plus à La Gauche divine de Baudrillard. Qui, au moins, pédalait. Elle est en train de disparaître, vague souvenir, empreinte rétinienne sur lécran des nouvelles.

QUOTE

   Georges Orwell, 1984, traduction d’Amélie Audiberti, Paris, Folio-Gallimard, 1950, p. 80 : « Il n’y a plus, dès maintenant, c’est certain, d’excuse ou de raison au crime par la pensée. C’est simplement une question de discipline personnelle, de maîtrise de soi-même. La Révolution sera complète quand le langage sera parfait. » Penser pour plus tard au Ministère de la Vérité.

LE NOUVEAU CONTRAT SOCIAL

     Car à quoi sert ce leitmotiv continu sur le vécu et le senti, révélé par les stéréotypes d’usage dans le discours social : « empathie », « compréhension » et « sensibilité » ? Il entre en phase avec le développement sur les campus nord-américains d’un ethos et d’une morale victimaires propres aux minorités qui, pour cette raison, ont tôt alerté les sociologues et les psychologues (voir Campbell et Manning, et bien sûr Greg Lukianoff et Jonathan Haidt, The Coddling of the American Mind). Cela concorde encore avec la requête de respect et de dignité, la novlangue des micro-agressions et des safe spaces, ces espaces sécurisés qui mettraient chacun à l’abri des idées offensantes qui circuleraient dans l’espace public, contraignant sinon restreignant à terme la liberté d’expression de tous. En vérité, ce primat du senti sert plus largement de nouveau contrat social, je pense. Dans l’ordre ethnique en particulier, mais la démonstration s’étendrait au répertoire entier de l’identity politics, il scelle le rapport entre la majorité blanche et les minorités, dites « racisées » après avoir été qualifiées de « visibles ». Explication de cette hypothèse : dans un cadre où les identités représentent des essences irréductibles et incommensurables les unes aux autres, le modèle compassionnel a le pouvoir d’instaurer un ordre transculturel. Il permet de surmonter les segmentations virtuelles de la société (les conflits voire les antagonismes qui y trouveraient leur source), en coordonnant finalement entre elles ces identités discontinues. Au nom des différences, le primat du senti recréerait du lien, spécialement aux lieux où, selon un tel modèle idéologique, persistent des disparités et des inégalités aussitôt assimilées à des injustices et dénoncées au rang de discriminations (ce qui fait souvent l’économie d’une analyse multi-factorielle de ces faits). En ce sens, loin de pouvoir s’expliquer par une source confessionnelle précise et tangible, ou par voie analogique, comme l’a démontré le passage en revue des sources par Olivier Moos (« The Great Awokening : réveil militant, justice sociale et religion »), l’évangélisme protestant en tête, l’idée ici serait que le senti sert à produire du religieux sous l’espèce d’une politique émotionnelle du lien. Cf. Durkheim bien entendu. Benveniste. Religio (religare – religere). Si l’hypothèse se vérifie, cela interpelle nécessairement la démocratie à bien des niveaux. Exemples : lorsque le premier ministre canadien Justin Trudeau prend part devant le parlement d’Ottawa à une manifestation Black Lives Matter, le 5 juin 2020, et s’agenouille devant les manifestants (8 minutes en tout, s’il vous plaît). Ou un réseau d’État, média national comme Radio-Canada, qui déclare vouloir améliorer sa « culture d’entreprise », engageant ses membres à être « inclusifs » (Catherine Tait, présidente-directrice, « Antiracisme, diversité et inclusion à CBC/Radio-Canada », 23 juin 2020, https://cbc.radio-canada.ca/fr/salle-de-presse/antiracisme-diversite-et-inclusion). Ou encore les positions émises par Diversité Artistique Montréal : « Pour un processus d’équité culturelle : rapport de la consultation sur le racisme systémique dans le milieu des arts, de la culture et des médias à Montréal », 2018. Sans parler des gouvernances universitaires et de leurs rhétoriques institutionnelles qui donnent dans ce que je pourrais appeler le management de l’autre. Tous phénomènes qui rejoignent l’analyse détaillée et fascinante d’Isabelle Barbéris sur l’idéologie diversitaire dans les milieux culturels français et l’académisme sophistiqué et bien-pensant qui en résulte. De fait, là encore, l’enjeu n’est autre que la représentation du demos, et je ne reviens pas ici sur les liens demos et visibilité (sur ce point je manque probablement d’outils et de lectures – pour énoncer le problème contemporain, le différencier, le saisir correctement). Comme Barbéris, au vu des exemples précédemment énumérés, je poserai donc la question suivante : assiste-t-on à la mise en œuvre d’un nouvel ordre social, plus juste, plus égalitaire en raison de sa diversité même, ou tout au contraire, au spectacle d’une émancipation qui laisserait de nouveau pour compte les minorités au nom desquelles on prend (si ostensiblement) la parole ?

DÉMOCRATIE DE L'AFFECT

     Si la culture (par les cultures) est le nouvel outil de gouvernementalité des démocraties libérales, c’est par l’émotion que s’établit l’action politique – avec sa réserve de renoncement, de conservatisme, d’inertie. Non que le politique en soi n’ait jamais mobilisé les passions. Les cas sont répertoriés et commentés depuis l’Antiquité, les Sophistes et Aristote, et j’en passe. Il s’agit d’autre chose. D’un modèle démocratique par l’affect – qui pour cette raison même m’inquiète – il y a eu de tristes précédents fin XIXe siècle. Ou dans les années 20-30. Même si rien ne se ressemble, rien ne se répète – même en farce, au risque de démentir Marx.

LA POLITIQUE DES ÉMOTIONS

     Depuis le début, le nœud sur lequel j’achoppe : l’articulation – évidente – perceptible au poids des orthodoxies et des orthopraxies, de la publicité dans le métro ou sur une fenêtre internet à la religion d’État en passant par les administrations, les entreprises, les écoles et universités, les politiques publiques de la culture et de la recherche, la propagande radiophonique-télévisuelle : le diversitaire, le victimaire, le spectaculaire comme sainte trinité de nos temps très modernes. Il me semble – et c’est ce qui explique ma méfiance viscérale comme mon épidermie polémique sur ce dossier – que la question (truquée) des minorités contribue à implanter une démocratie de l’affect – et sert l’intérêt de groupes ciblés – élites dirigeantes, médias, capitalisme culturel, etc. Au détriment des personnes concernées.

L’ŒIL LINGUISTIQUE

   Découverte et lecture passionnante de l’article de Jacquelyn Rahman, sociolinguiste, « The N Word: Its History and Use in the African American Community », Journal of English Linguistics, n°40 (2), Sage Publications, 2012, p. 137-171. À comparer avec l’étude classique de Simone Delesalle en français, « Le mot “nègre” dans les dictionnaires français d'Ancien régime; histoire et lexicographie », Langue française, n°15, Paris, Larousse, 1972, p. 79-104. La philologie et l’analyse lexicographique, puis sémantico-pragmatique, le marché linguistique : c’est bien pourtant de tout cela qu’il convient de partir en toute rigueur. Et : comprendre. Les jalons classiques d’abord de l’évolution en terre états-unienne de nigger, attesté en anglais dès 1574. À l’instar de nègre, la forme issue de l’espagnol ou du portugais est d’abord (relativement) neutre. Elle soutient une classification ethno-géographique sur la base de la couleur de peau, celle des peuples d’origine subsaharienne, pour marquer au cours des XVIIe et XVIIIe siècles l’infériorité, le développement intellectuel et culturel moindre des individus noirs par rapport aux Blancs. L’expansion du terme, présenté par exemple par le Merriam-Webster comme la pire des insultes en langue anglaise de nos jours, est inséparable de tensions sociales au temps de l’abolition de l’esclavage, entre autres pour des raisons économiques, le nombre croissant d’affranchis étant reçu comme une menace potentielle sur le marché de l’emploi par les populations blanches masculines. Au-delà de cette chronologie rudimentaire, il convient de rappeler que, tout en étant un objet d’opprobre par les communautés noires, l’exclusion du mot aujourd’hui ne fait pas non plus l’unanimité entre elles : certains locuteurs issus des plus jeunes générations continuent de le revendiquer, en dépit des incidents publics qui, dans la dernière décennie, se sont multipliés autour de son emploi (en majorité par des individus blancs). En vérité, il est impossible de saisir la force de l’interdit qui entoure nigger sans l’existence dans le vernaculaire afro-américain de la forme concurrente nigga, avec lequel il constitue a) une paire phonologique (par changement de terminaison a/er) et b) un couple sémantique (par réorientation des traits axiologiques). Au-delà : il y a toute la série des appellatifs, le binôme nigger/nigga peut être complètement éludé au profit de Black ou Afro-American, sans exclure les variations de classe sociale, ou encore les désignateurs urbains et régionaux (le double répertoire sociolectal et dialectal). Sans parler des habitudes lexicales par roulements générationnels. Mais si nigger appartient primitivement aux Blancs, et se trouve pour cette raison régulièrement censuré, nigga est devenu pour les locuteurs noirs l’expression d’une contre-société : un vrai marqueur identitaire, qui met en commun l’expérience de la diaspora, le souvenir de l’oppression et le sentiment de la solidarité. À noter qu’il ne fait pas non plus consensus absolu : l’opposition phonologique peut ne pas être clairement perçue, la proximité entre -a et -er être telle qu’un auditeur risquerait de comprendre nigger au lieu de nigga, d’où le refus en bloc des deux items chez d’autres représentants des communautés noires. Etc. Voir dans une autre optique (en complément) : Mbembe.

IDOLES D'ARGILE

   Cette phrase de Pierre Vallières dans sa préface d’août 1979 à Nègres blancs d’Amérique, « Écrire debout » : « De nos jours, les idoles pourrissent très vite » (Montréal, éditions Typo, 1994, p. 17). Cela me fait penser à cette autre remarque de Benveniste, en 1968, « Structuralisme et linguistique » : « Actuellement, cela me frappe beaucoup, on voit le XXsiècle se défaire, se défaire très vite » (Problèmes de linguistique française, t. II, p. 28). Mais on ne ne saurait si bien dire. Il convient dans certains cas, pour ce qui m’intéresse ces temps-ci, les penseurs de charmes, les faux prophète par exemple, de favoriser et même d’accélérer dans la mesure du possible ce pourrissement. Aider ceux qui s’éclipsent avec leur époque parce qu’ils sont la voix de leur époque – et rien d’autre que le discours social dont ils ont fait l’admirable synthèse. Sans portée singulière ni continue. Sans nul après.