Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

mardi 30 avril 2019

PHRASÉ CHORAL

Partir de cela – dans l’attente d’une « Amérique renversée » : « chœur des races… » (p. 327) – le contraire même du melting pot et des reliquats idéologiques assimilatoires, l’ordre même du phrasé – ces voix d’Indiens, d’Européens, d’Américains, de Noirs, c’est le quilt même du texte.

LENTE FORCE INVINCIBLE

 S’il fallait s’en convaincre, toujours à propos des Noirs, à saisir dans le crénelage polyphonique du texte : « Tandis que nous, dans le Sud, nous éprouvons tous les jours cette lente force invincible ; nous ne les méprisons point, nous, ne les jugeons point faibles, nous, les voyons croître, se développer, et frémissons quand nous pensons à ce qu’il adviendra de notre Washington, de notre capitole, de nos monuments… » (p. 282-283). La rhétorique de la peur, jusqu’aux emblèmes et institutions politiques, après la métaphorique de l’expansion et de la contagion, qui parcourt le texte. Et il n’est pas inintéressant de mettre en rapport cette étude des USA des années 50-60 à un demi-siècle de distance désormais avec son devenir : la résistance identitaire de l’Amérique blanche aux prises avec son présent multi-ethnique. « Non seulement les Noirs, mais les Mexicains. » (p. 287). Etc. La suite, nous y sommes précisément.

GENS DU NORD, GENS DU SUD

Dans la polyphonie concertée du voyage, la série du locuteur Blanc – celui du « Sud, profond » – qui décline la haine raciale et la nostalgie anti-abolitionniste, réanimant les divisions et rancoeurs anciennes du pays, sorte de white backlash : « Gens du Nord, c’est votre civilisation qu’ils menacent, ils ne laisseraient presque rien subsister de votre “american way of life” (p. 280) et plus loin encore : « Ils ne s’élèveront pas avec vous, mais contre vous, contre ce qui est maintenant, ce qu’est l’Amérique maintenant » (p. 281). Car la harangue anonyme se mesure à une autre Amérique en marche : celle du Civil Rights movement, dont les actions s’intensifient au tournant des années soixante. 

EFFET BOOMERANG

Mobile, à nouveau. Dans la trame croisée (selon le mode « quilt » du discours butorien) des Noirs et des Nations indiennes, l’histoire recomposée par fragments de la conquête, des dominations coloniales, des suprématismes et autres aliénations, ce sont certes les régions cachées de l’Amérique qui sont en priorité données à lire et à entendre. Mais l’historicité factuelle ne se limite nullement au regard porté par l’Européen sur le Nouveau Continent après-guerre. Elle est aussi l’Amérique qui regarde l’Europe et son présent. Ainsi, le déplacement géographique, intellectuel, scopique, en apparence centré entièrement sur les realia de l’American Way of Lifeconstruit un effet rebours : l’essai de « représentation » des États-Unis, par l’insistance des motifs coloniaux, esclavagistes, racistes, etc., met indirectement en écho la situation nationale de l’observateur lui-même : entre autres les tensions coloniales/postcoloniales de l’Europe, de la France en particulier. 1962, c’est aussi la « sortie » de la crise algérienne.

15

L’enfant passe les 15, comme à hauteur de vie désormais ; et c’est quinze années supplémentaires pour soi. À retrancher sur la portion restante. La bascule des générations. 

lundi 29 avril 2019

MÉDIOCRITÉ

À la rubrique des « faits divers universitaires », l’élection récente de William Marx à la chaire des Littératures comparées du Collège de France. On ne saurait être vraiment surpris de découvrir l’ordre institutionnel des choses. Mais on n’en saisit que mieux le déplorable contraste avec la génération de Barthes, Benveniste, Foucault ou Bourdieu qui, elle aussi parvenue en ce haut lieu, avait au moins ce mérite d’avoir inventé un savoir, des savoirs singuliers et nouveaux. Au lieu de quoi se trouve promue en guise de pensée une non-œuvre, nourrie de paradoxes « théoriques » ou esthétiques, de lieux communs qui voudraient provoquer et d’approximations historiographiques, autour de ladieu ou de la haine de la littérature, dosage certainement réussi de parole savante et de parole mondaine, qui séduit régulièrement éditeurs et médias. Au reste, c’est peut-être moins là le sacre de la médiocrité que la célébration sans peine de l’essayisme, ce discours frelaté, sans exigence, qui sévit aujourd’hui sur la littérature au nom de la littérature même.

samedi 27 avril 2019

CHANTIER

Dans un autre ordre, la question-chantier qui se pose désormais serait peut-être de clarifier et de lier plus systématiquement les divers noyaux en travail depuis plusieurs années, car ils se coordonnent de loin ou de près autour d’une anthropologie poétique et politique des manières ; le point révélateur en est les apories modales des sciences humaines (Bourdieu, De Certeau ; voir Lévi-Strauss) et le problème remonte vraisemblablement à la tradition durkheimienne ; le point d’articulation ensuite qui porte sur les manières et les valeurs, la production, l’historicité des valeurs, dont le nouage spécifique tient aux liens particuliers du goût et de la manière, des goût(s) et des manière(s), si (et seulement si) on s’en saisit en priorité à partir du paradigme de la malfaçon, des malfaçons (de ce qui déplace la notion de goût en dehors de l’épistémè classique et en dehors du champ de l’esthétique) : Hugo – le goût comme raison du génie (Cromwell) placé dans l’axe du grotesque, du difforme, Baudelaire et sa rhétorique maladive, Rimbaud, Verlaine, Lautréamont, Cros et Corbière, Jarry, Dada, Artaud qui écrit des blocs de kha-kha, Beckett, Novarina. Tous ceux qui merdRent d’après Christian Prigent ; le point de fuite : le singulier commun tel que l’anthropologie des manières permet de repenser ces blocs politiques peuples-nations-sociétés-cultures, dont certains mis gravement en soupçon (ou déplacés au cours des dernières décennies eu égard aux thématiques transnationales ou globales). Ce qui implique une géographie intellectuelle démesurée dont je n’ai pas les moyens. Le seul lieu d’observation efficace : les œuvres mêmes. À voir. À poser modestement, simplement.

jeudi 25 avril 2019

MALAISE

En refermant le livre, saisi pour la nième fois pourtant, l’étonnement à la fois neuf et ancien, à travers le déroulé philosophique des phrases et des démonstrations, – leur scintillement pour reprendre une métaphore récurrente (et sans doute urticante), – de demeurer chaque fois résolument au seuil de cette pensée : par résistance réciproque (de l’auteur en son texte, du lecteur y faisant face) et par étrangeté, non pas tant aux concepts ou aux questions, qu’au déplacement, à l’appropriation, à l’opération de dialogue elle-même – réserves jamais éprouvées à lire Merleau-Ponty, Jankélévitch, Ricoeur ou Deleuze s’il fallait user d’un large spectre. Comme un malaise répété de la communication.

CHOIX PHILOSOPHIQUE

Foucault, de nouveau. Arrêt et pointage, autour de la thématique empirico-transcendantale et l’analytique de la finitude, de cette question actuelle ou dont l’actualité est à mesurer à proportion du reflux même de la problématique du langage dans la configuration contemporaine des savoirs : « Est-ce que notre tâche à venir est de nous avancer vers un mode de pensée, inconnu jusqu’à présent dans notre culture, et qui permettrait de réfléchir à la fois, sans discontinuité ni contradiction, l’être de l’homme et l’être du langage ? » (Les Mots et les choses, p. 349). Et l’auteur de déclarer qu’autour de ce rapport, ou réciproquement de sa béance, dès lors que dans la culture occidentale l’être de l’homme et l’être du langage « n’ont pu coexister et s’articuler l’un sur l’autre », – autour de ce rapport donc s’ordonnerait même peut-être « le choix philosophique le plus important de notre époque » (ibid., p. 350).

mardi 16 avril 2019

À QUOI PEUT BIEN SERVIR NOTRE-DAME DE PARIS ?

Au demeurant, admirable discours du président de la République française, communication à la fois grave, impromptue et méditée, mais idéale à tous points de vue : tout droit issue du manuel d’histoire républicaine, la foi (les racines catholiques du pays), la nation (neuf siècles d’événements, des rois à Napoléon, la Libération, De Gaulle, etc.), la littérature (Hugo et les lectures romantiques entre autres), le patrimoine (les saintes reliques de la culture), etc. : « Alors, je vous le dis très solennellement ce soir, cette cathédrale, nous la rebâtirons, tous ensemble ». Tous ensembleOn ne saurait faire preuve de plus de ferveur ou de piété en ces temps troublés par les heurts et les divisions, au moment dannoncer des mesures gouvernementales très attendues. Ni sans doute si bien mettre à découvert le religieux du politique, par une énième version de l’architecture comme métaphore du corps social et de sa difficile unité. Amen.

CECI TUERA CELA

L’ironie de l’histoire est qu’il aura fallu seulement quelques heures de vives flammes, de suie et d’épaisses fumées – en cela fidèles à bien des enfers médiévaux – pour voir s’engloutir pathétiquement toute la poésie de l’île de la Cité, tandis qu’au coude ouest de la rivière trône encore phalliquement (et de manière non moins tapageuse et grotesque) l’absence même de tout symbole : cet amas de ferrailles sans goût ni valeur, quintessence de L’Art industriel de M. Arnoux, furoncle urbain ou rictus de l’époque, vieil et terne orgueil qui aurait dû être démonté depuis 1889. Comment mieux accuser le contraste.

jeudi 11 avril 2019

UNITÉ

Il n’empêche. Ce sont là d’excellents mots méditatifs mais je me trouve de nouveau lesté de 400 p. avec en supplément la hantise perpétuelle des scories typographiques. La cible est de nouveau manquée. Mon rêve est de faire un livre court, qui me donne l’illusion d’être à peu près maîtrisé, ne serait-ce que du point de vue de la matière. Je sais bien qu’on est rarement consulté et que n’importe quel livre, fût-il pauvre ou médiocre, décide seul généralement et de sa longueur et de son unité. Mais là je suis vraiment tanné – et seul responsable évidemment.

INTRIGUE

Il me vient à titre rétrospectif quelques éléments de réflexion, dispersés, au cours de cette relecture précisément concernant la méthodologie de la question (de cela même qui se fabrique comme assertait Deleuze ; ici la phrase continuée) et la manière de la négocier au long d’un livre. Serait-il possible de l’envisager, et de l’écrire, à la manière d’une intrigue de nature épistémologique ? Non pas tant pour avoir recours en soi à un modèle temporel ou narratif (mise en intrigue = Ricoeur). Il y a bien entendu dans l’historicité d’une question des genèses et des généalogies ; et aussi : l’événement ou les événements de son ou ses apparitions, continues-discontinues ; les chaînes et les séries de causalité ; les conditions qui en rendent tout à coup l’émergence possible ; comment surtout elle se repère discursivement dans la masse circulante, devient perceptible, ses signaux, ses configurations, ses procédés chaque fois singuliers ; et des modes d’émergence qui peuvent être variables : la querelle, le malentendu (aspect qui me taquine depuis longtemps), le consensus, la polémique, etc. ; puis, la logique de la question proprement dite – logique au sens des ressorts et des motivations, par les présupposés et les savoirs qu’elle mobilise comme autant de champs discursifs, et corrélativement le travail d’inconnaissance qu’elle commence, ou met en œuvre à proportion, c’est-à-dire à mesure qu’elle se construit – la question engendre des questions ou des sous-questions qui n’adviennent très souvent qu’assez tard, furtivement ou clairement, mais après coup ; la dialogique encore par les opérations critiques – argumentation et contre-argumentation – auxquelles elle incite ; les personnages également : des noms auteurs-œuvres aux propositions théoriques et à l’appareil des concepts ; et pour finir une intrigue réussie, c’est-à-dire une intrigue qui viserait moins l’adhésion que sa cohérence intérieure, ou parierait l’efficacité sur la cohérence démonstrative. Ce ne serait pas une intrigue actuelle ou actualisée – de celle qui se tient au présent du contemporain, aux fins d’y répondre, mais de celle qui a trait à une dynamique du discernement, en triant d’abord la littérature de résultats qui entourent la question jusqu’à l’altérer ou l’occulter et la littérature de problèmes qui l’éclairent et la déplacent au contraire. C’est le défi majeur de la lecture dans sa capacité à identifier et à évaluer.

dimanche 7 avril 2019

ÉPREUVES

En relisant les épreuves de La phrase continuée qui a bien trop tardé au plan éditorial. Le sentiment après un long intervalle qui m’a dispersé sur cent autres voies que le livre se tient en dépit de maintes imperfections, celles que je vois, celles qui se révèleront. Il ne s’agit pas uniquement de cohérence ; mais ce fait plus simple qu’il ait pris, entre épaisseur et solidité, et qu’on en suive aussi le mouvement. À date : peut-être ce que j’ai écrit de plus correct ou passable. Ensuite, et pour en terminer avec ce morceau de narcissisme dominical, la question qui taraude, mais à laquelle je n’ai pas pouvoir de répondre vraiment, est de savoir si je suis parvenu à démontrer ce que j’avais annoncé ; peut-être quelques lecteurs improbables ou imaginaires le diront. Il m’apparaît de plus en plus que l’essai court – fantasmé ou désiré – Diseurs en prose en serait la continuation idéale. En privilégiant le travail empirique d’écoute – ce qui en général me réussit peut-être plus – sur l’appareil théorique.

vendredi 5 avril 2019

I DON'T WANT TO MAKE A FUSS ABOUT IT

En y revenant toutefois : si l’énoncé apparaît tellement efficace, c’est par le statut épistémologique de l’évidence qu’il porte – de ce qu’on ne questionne pas a priori et qui s’efforce de masquer en même temps sa non-scientificité. Pourtant, rien de spectaculaire, rien de très dramatique. Comme les petits signifiants, il a juste un pouvoir révélateur. Dans le cas qui m’occupe, il constitue une variante du statut mondialisé de l’anglais. La surprise étant à proportion de l’ignorance, ce fragment n’est peut-être pas familier à mes oreilles, il doit être en retour rattaché à un champ discursif plus vaste. L’important est de voir qu’il installe discrètement, malgré l’effet de signal (« en anglais » écrit en gras), un énième lieu commun à côté de l’anglais-véhicule-des-sciences, l’anglais-communication, l’anglais-pratique-pragmatique, l’anglais-idiome-du business, etc.

jeudi 4 avril 2019

EN ANGLAIS

Les surprises du métier dans ses variantes quotidiennes, nobles ou tâcheronnes. Un cas d’anthologie – à l’occasion d’un rapport d’évaluation pour un dossier destiné à une instance scientifique de niveau national et international, cette curieuse instruction qui échappait d’abord à ma vigilance, tant l’habitude de s’énoncer en français, malgré le contexte colingue voire bilingue qui est devenu le mien depuis plusieurs années, s’impose sans examen, et presque inconsciemment, à des objets et à des manières de penser qui forment ce que – très pompeusement – j’appellerai mon idiosyncrasie intellectuelle : « Nous traiterons votre expertise de façon confidentielle et son contenu sera rendu anonyme avant sa transmission au/à la requérant-e. Vous faciliterez la garantie de votre anonymat en établissant votre expertise en anglais. » Et en effet, je n’en dirai pas plus moi-même, étant tenu déontologiquement par le secret professionnel. Ce qui m’intéresse, et me sidère par contre, est l’argumentation qui entoure le statut de l’anglais dans cet énoncé administratif – une formulation générique, stéréotypée, répétable. Certes l’expert(e) dont on suppose ici qu’il ou elle n’est pas anglophone est seulement convié(e) à s’exprimer dans la langue de Shakespeare. Chacun ou chacune demeure libre de le faire ou de ne pas le faire. Bien qu’il ne soit pas contraignant, l’énoncé conserve néanmoins une visée résolument incitative. Ce que confirmerait dans la version originale l’usage ponctuatif-graphique (bref : modalisant) des caractères en gras pour le syntagme « en anglais » (que je restitue sur ce blog en italiques). S’il convenait en deux mots de résumer les composantes pragmatiques de cette forme de communication : « ce serait mieux » ou « à défaut vous pouvez bien entendu vous exprimer dans votre langue maternelle ou dans votre langue de travail, ce n’est pas interdit ». Mais c’est surtout le mode par lequel se trouve justifié le transfert entre la langue supposée de l’expert et la langue attendue du rapport qui fait obstacle, comme si ce transfert n’avait aucune incidence, valait absolument comme un non-événement : aux seules fins de faciliter « la garantie de votre anonymat ». À celui ou celle qui est équipé(e) des minima éthiques, il est impossible de se dérober à la conclusion qui s’insinue d’elle-même dans les replis de l’esprit : il va de soi, puisque l’énoncé le tient ici pour une évidence, que l’anglais est la langue idoine pour me servir de masque, pour neutraliser les identités, ou encore effacer ma subjectivité. Ou si l’on devait tirait tout le bénéfice interprétatif : me pourvoir d’une autorité objective comme savant et juge. Il faudrait donc accepter de se déposséder, ou pour le dire dans un registre moins directement affectif, de se dessaisir à tout le moins provisoirement de sa langue, ou si l’on en manie plusieurs, ou si l’on vit alternativement et simultanément dans plusieurs idiomes (dont l’anglais) d’opérer un choix préférentiel en vertu de ce principe dicté par l’impersonnalité. Car sous couvert d’être présenté sous l’espèce d’un agencement collectif nécessaire, en accord implicite avec son statut largement admis de lingua franca dans l’univers savant (au demeurant, solidaire de ses usages mondialisés), en vérité l’anglais apparaît ici comme un principe de non-individuation. L’instance savante sort d’elle-même au nom d’impératifs transcendants (les règles de la communauté, interagissant elles-mêmes avec les politiques scientifiques et linguistiques des États) : assurer la communicabilité, la compréhension et le dialogue des analyses et des idées, et permettre surtout la production et la régulation normatives des valeurs (puisqu’il s’agit d’un processus d’appréciation et de sanction sur dossier) sur le mode de l’objectivité. Et à prendre l’énoncé à la lettre, dans son cotexte immédiat, l’anglais occuperait, selon un dualisme couramment répandu, la place de la forme – ou si l’on veut : la traduction au sens le plus pauvre du terme – du « contenu » même de l’expertise dont il soustrairait en conséquence tout signe ou signature reconnaissable. Ainsi le génie de l’anglais, puisqu’il s’agit de ce mythème linguistique-là, ce serait l’anonyme ou l’impersonnel, comme jadis on classait des langues affectives et des langues rationnelles. Dans cet imaginaire typologique, ce n’est pas que l’anglais serve uniquement à dissimuler la langue de l’autre ou l’autre langue, celle que parlerait potentiellement l’expert(e) et qui en dénoncerait les origines et l’identité. Un tel amalgame tient avant tout à l’oubli du discours qui est le lieu véritable des signes et des signatures, ou à l’assimilation dommageable entre langue et discours. Plus gravement, l’énoncé trahit une méconnaissance radicale de ce qu’est ou de ce que fait une langue aux sujets qui en usent et s’individuent par elle, en elle ; une langue inséparable d’une histoire, d’une société et d’une culture, qui pour cette raison ne saurait être si simplement un vecteur d’impersonnalité (ce que démontre plus encore le décentrement impliqué par le passage d’une langue à une autre, qui est le contraire même de la neutralité). En l’occurrence, c’est bien parce qu’il travaille le champ de l’évidence, et tente de l’imposer en la communiquant, que l’énoncé met au travail une idéologie : une idéologie de la langue, une idéologie des langues. Ce mode de penser correspond peut-être moins finalement à une utopie de la connaissance, pourtant en jeu dans le jeu sérieux de l’expertise, qu’à une utopie technocratique dont le savant est libre ou non de se rendre complice ainsi qu’on l’y invite.
    Au reste, la commande qui m’a été passée émane d’une nation plurilingue, à laquelle l’anglais est historiquement étranger…