Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

jeudi 3 novembre 2022

CÉRÉMONIE BRUNO CLAISSE (1946-2022)

     Au 3 novembre 2022. 15 h, salle omniculte du Grand Crématorium : 12 Avenue Paul Doumer, 54500 Vandœuvre-lès-Nancy. Texte d’hommage lu par sa fille Muriel.

Je l’archive ici contre l’oublieuse mémoire, et en raison de ce vers de Dante, que me rappelle Pascal Lefranc : « Pense à parler de nous chez les vivants. »

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Henri Meschonnic, Bruno Claisse, Arnaud Bernadet. Novembre 1993.

 

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Écrit le jour des morts

 

 

« Il y a des dettes, Bruno, impossibles à rembourser. La mienne commence à l’automne 1991, sous les voûtes grises et pluvieuses du Nord, à l’âge de 17 ans, un premier déracinement, ignorant encore que d’autres suivraient.

 

À cet âge où l’on n’est pas sérieux, j’ai fait la rencontre la plus inattendue. De celles qui font une trajectoire, presque un destin. Combien sont-ils ceux qui nous apprennent comme toi à penser ? ceux qui nous apprennent à vivre, et à faire face ? 

 

Des longues heures passées devant le tableau noir du lycée Albert Châtelet à Douai les souvenirs s’entremêlent. Il y eut le professeur, puis le mentor et enfin l’ami. La porte du 122 rue Jean de Gouy qui s’ouvrait sur des trésors de bibliothèques, au rez-de-chaussée comme à l’étage, les livres les plus improbables, achetés à de poussiéreux bouquinistes, tout droit sortis du XIXe siècle.

 

S’il y eut l’homme de lettres, il y eut aussi l’homme de rue. L’homme de juste colère, celui qui protestait, rappelait que le réel est inacceptable, et qu’il faut un autre monde commun. Le « dégagement rêvé ». Dans cette vie, toute entière dédiée à la poésie de révolte, le nom de Rimbaud n’est pas l’accident mais l’origine. C’est aussi le nom des amitiés : Steve, Michael, Yann, ceux qui ne sont plus, ceux qui sont encore.

 

À l’exigence se mêlait la générosité, ces vertus qui élèvent l’esprit et mettent chacun dans son aventure. Le flair aussi, et la capacité à valoriser chez de très jeunes le potentiel. À les pousser. Car c’était dans cette salle à la peinture défraîchie, bleu sur blanc, perchée au dernier étage du bâtiment – on y parvenait souvent à bout de souffle – que commençait la vraie formation intellectuelle. C’est là que tu m’as tout appris. Lire, cette chose si difficile.

 

D’innombrables séances à traquer « la » problématique du texte, romans ou drames, à déplier jusqu’à l’obsession chaque détail du sens et de la syntaxe. Sans parler du latiniste, figure jupitérienne, près de tonner à nos balbutiantes réponses : il valait mieux savoir distinguer déponents et passifs, être impeccables sur l’ablatif absolu ou le supin. 

 

À dire vrai, le goût de la littérature classique valait bien celui pour Baudelaire et les modernes. Comment ne pas évoquer la lettre 48 des Liaisons dangereuses, les tirades désenchantées de Suréna, la rencontre de Saint-Loup et du Narrateur dans la Recherche, et ces notations rythmiques au tableau sur des poèmes de Victor Hugo ? Le goût de la théorie : comment oublier les vingt minutes à attendre sur le quai de la gare, dans le froid humide de novembre, le train retardé d’où sortirait cet étrange personnage, aux allures de savant fou, Henri Meschonnic ? Autre choc décisif.

 

Tu as rejoint Yann, l’autre ami foudroyé. Tu laisses Monique, Muriel et toute sa famille dans l’absence. Quelque chose s’est brisé, Bruno, quelque chose qui ne se répare pas. Mais il n’y a peut-être pas d’absence ni de fin. Juste des passages.

 

Alors merci à toi, merci d’avoir été cet incroyable passeur dans nos vies, car “ce qui nous met au-delà de nous-mêmes / est le passeur” (Henri Meschonnic, Nous le passage, 1990). »