Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

lundi 16 novembre 2020

L'INSTITUTION VERTUEUSE

Brève incursion du côté des autorités. Car la gestion de crise, idéologiquement cohérente, mais déontologiquement désastreuse, du recteur de l’université d’Ottawa en aura mis plus d’un en garde. Au vu de la controverse, le mode de la prudence s’impose et se généralise, ce qui n’empêche pas de réaffirmer certains principes. Ainsi de Daniel Jutras, récemment nommé à la tête de l’université de Montréal, dans un communiqué adressé aux étudiants et aux professeurs : « Aucun mot n’est interdit dans le contexte d’une recherche de la vérité et du juste. Aucun dogme, religieux ou séculier, ne saurait être soustrait à cette quête. Cette liberté, qui exclut le manichéisme et l’absolutisme, est le cœur de notre vie universitaire » (21 octobre 2020, Radio-Canada). Ce qui, au vu de l’actualité, devrait étrangement s’interpréter comme un acte de courage n’est autre qu’un rappel et un retour aux fondements. D’autres établissements n’ont pourtant pas cette clarté. Telle la déclaration de la principale de l’université McGill qui, le moins que l’on puisse dire, ne brille pas par les « critical thinking » et « originality » qu’elle prête en général à l’institution universitaire : https://www.mcgill.ca/principal/communications/statements/academic-freedom-and-inclusiveness.  Ce lieu commun lui sert d’abord à se parer de vertus. En plus des liens documentés aux missions de McGill, au plan d’action pour lutter contre le racisme anti-Noir (belle vitrine contestée par Charmaine Nelson, voir son entretien sur la mémoire de lesclavage : https://www.youtube.com/watch?v=SKEAvrzRqmI), ou le rapport sur le respect et l’inclusion, c’est l’image d’un « constructive dialogue » qui domine sur la base abstraite de notions hautement morales dont rien n’est dit quant à la mise en œuvre concrète sur le terrain. Un vrai catéchisme de la dignité humaine : « mutual respect », « active listening », « without fear », « openness », « ongoing learning », « growth », « empathy », « trust », etc. Ce dictionnaire de la conduite impeccable – qui est caractéristique d’une politique des bonnes intentions – est marquée par l’obsession de l’être-ensemble et la hantise du conflit. « Together » est le maître mot de la fin, dûment détaché par la ponctuation : « we have a collective obligation to learn, reflect, and do better as, together, we move forward »… La controverse nationale n’est pas elle-même nommée ; on ne s’y risque pas. On l’observe de loin, on y fait seulement allusion : « in recent events within Canadian institutions of higher education ». On s’y engage encore moins. La déclaration équivaut à une non-position ; la perspective est celle, conservatrice à l’excès, du statu quo  (attendons et laissons passer la tempête, on verra bien). Ce qui en est retenu, c’est qu’entre les divers fondements de la mission universitaire (« academic freedom, integrity, responsibility, equity, and inclusiveness ») il arrive que des collisions parfois se produisent, mais il est souhaitable alors de ne pas faire prévaloir tel principe sur tel autre : « I believe that abandoning one principle in favour of another is not the solution ». Si l’on attendait en retour quelques propositions dialectiques, on risquerait d’être fort déçu. Car on n’en sortira guère que ce constat, inspiré plutôt par la sagesse populaire (« errare humanum est ») : « any of us can make an unintentional misstep, which can be hurtful to others ». Une telle puissance de vue est en vérité guidée par la quête d’un point d’équilibre entre le droit des employés et le droit des clients. Pour cette vieille et vénérable institution anglophone, placée en tête de liste des établissements canadiens d’après les classements nationaux, le vertuisme est le moyen le plus habile de négocier et maquiller l’économisme trivial de ses intérêts. La collision supposée (« clash with one another ») entre les principes (« academic freedom » d’un côté et « equity and inclusiveness » de l’autre) entérine le brouillage des termes et des enjeux qui a largement pourri la controverse, et que le déclaration publique des 34 signataires d’Ottawa se proposait pourtant de distinguer de manière méthodique. Il reste que l’expression de la non-position a un coût sévère. D’un côté, et selon une stratégie mcgilloise bien rôdée, mais aisément repérable, qui consiste à se poster muettement en observatrice d’institutions rivales et à prendre acte de leurs lignes politiques respectives, il s’agit de différer le message public, en lui donnant les allures de la distance la plus mûrement réfléchie ; de l’autre, par un travail optimal d’évitement, l’objectif est de ne pas donner réponse à l’événement tout en prétendant le déchiffrer. En bref : de passer sous silence les vrais problèmes. La politique de la non-position fait que rien ne peut être dicté quant à la manière de gérer de possibles « incidents ». Dans un sens comme dans l’autre, on s’en remet donc au droit coutumier, la pratique la plus discrète des couloirs et des coulisses. Par exemple, rien n’interdit de penser qu’aux requêtes d’un.e client.e courroucé.e d’avoir à étudier des textes dans lesquels figure le mot « nègre », ou un corpus qui porterait atteinte à l’image des femmes, des œuvres obérées par une obsession maniaque de l’érotisme et du sexe (des fabliaux du Moyen Âge au marquis de Sade ou à l’Album zutique, il y a l’embarras du choix), rien n’interdit de penser que le client soit débouté, ou qu’à l’inverse on ne demande au professeur d’user de ciseaux, et s’il n’obtempère pas de le décharger de son enseignement… C’est que l’institution vertueuse s’est de longue date substituée à l’institution garante.