Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

jeudi 19 novembre 2020

LA GUERRE MORALE

     Il y a pour finir la mise en perspective ou l’angle le plus adéquat par lequel déchiffrer un tel conflit et ce n’est jamais simple. Car l’événement résiste par bien des aspects. La tentation et l’erreur seraient de vouloir à tous prix le classer et par conséquent le réduire. À bien des égards, ses pratiques s’inscrivent dans une conjoncture marquée aussi bien par Black Lives Matter (directement concerné ici et souvent cité) que #MeToo. À ce titre, on pourrait aisément y voir une manifestation supplémentaire de la Cancel Culture, notion plus « trendy » que véritablement opératoire et incisive ; terme syncrétique, difficile à traduire, on le sait (« annulation », « bannissement », « exclusion », « boycottage », etc.), heuristiquement faible, et qui, à l’inverse, a beaucoup servi les discours identitaires et autres extrémismes, « trumpisme » en tête, bien entendu. Elle pourrait être la cible des inquiétudes et des critiques adressées dans la retentissante « Letter on Justice and Open Debate » (7 juillet 2020, Harper’s magazine : https://harpers.org/a-letter-on-justice-and-open-debate), qui avait réuni des signatures disposées en des points très éloignés du spectre idéologique, depuis Rushdie ou Chomsky jusqu’à Fukuyama. Pourtant, il s’agit de bien plus que d’une « restriction of debate ». Si plusieurs questions s’y trouvent mêlées jusqu’à la confusion, la controverse académique née à Ottawa ne passe pas par hasard évidemment par celle des minorités et des conditions trans-Amériques, critiques et brûlantes, des communautés Noires. Mais tandis qu’elle a les formes communes d’une guerre culturelle, elle la convertit en guerre morale. Ou si l’on veut, d’une guerre culturelle poursuivie par des moyens essentiellement moraux. Elle est le fait d’une gauche peut-être moins radicale qu’autoritaire, et probablement plus illusoirement progressiste qu’elle ne le croit, sinon d’une radicalité conservatrice qui s’ignore. Exactement telle qu’elle apparaît dans le texte des quatre sociologues et anthropologues, activement anti-racistes, qui entérinent le mot tabou au lieu d’en lever les ressorts. Ainsi s’explique qu’un ami, l’un des 34 signataires, me fait part de son déchirement d’être dans cette polémique à la fois « attaqué à gauche » et « soutenu à droite » et « en somme, de ne pouvoir compter ni sur ses ennemis ni sur ses “amis”... » Au risque assumé de l’errance, ce que j’en perçois pour ma part, c’est que le moralisme intransigeant dénonce son absence concrète de projet politique – du moins un manque réel d’utopie. L’attitude d’exaspération qu’on en retient généralement, bien résumée par le mot du syndicat étudiant, « unacceptable », et qu’il conviendrait – au lieu de s’empresser d’en valider les prémisses sans en mesurer les conséquences – de faire revenir – sans se la concilier ni la réconcilier – dans le champ auquel elle résiste et se dérobe le plus, celui du « debatable » (ce qui est le rôle – premier, éthique – du monde académique) ne me semble pas l’ultime recours des sans-voix ou encore de vaincus qui seraient parvenus au bout de leur parole, ainsi qu’on a pu l’entendre. Le moralisme qui tient lieu d’une entreprise politique, c’est-à-dire d’un authentique processus de transformation, – trahit plutôt par la violence même de ses rejets, des erreurs d’appréciation et de perception – variantes de l’allodoxia des sujets minoritaires et dominés (voir Bourdieu, La Distinction) ? – un déficit d’analyse et de compréhension des pouvoirs en tous cas, de la nature et du maillage des pouvoirs auxquels ils s’opposent et qu’ils défient. C’est peut-être très précisément cette difficulté de perception qui s’entend dans la faillite de la communication avec l’institution signalée il y a quelques jours. Ce monde à l’envers, dans lequel on intime notamment aux professeurs « to educate themselves », là où d’emblée donc se fissure le dialogue. Et pourtant, si la controverse rassemble nombre des éléments mentionnés plus haut, aucune de ces analyses ne me satisfait vraiment. À suivre.