Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

samedi 14 novembre 2020

LES DEUX CASSURES

      En vérité, il y a une double cassure. À suivre d’abord la voix syndicale étudiante (et il resterait à apprécier sa représentativité exacte), le rejet du « debatable » au nom de l’« unacceptable ». Cette position dogmatique qui laisse apparaître tous les traits d’une orthodoxie du sensible a une autre conséquence. L’économie de la discussion publique a eu aussi pour effet négatif de déplacer l’échange du forum vers les médias sociaux selon des modalités – par exemple le fait que la lettre d’excuse, les noms et coordonnées personnelles de la Dr Verushka Lieutenant-Duval aient été diffusés – qui ressortissent à la délation et à la diffamation. Des pratiques auxquelles les mouvements #MeToo – dossier assurément différent, à caractère fortement réticularisé et internationalisé – ont donné la forme paradigmatique : pressions sociales et politiques, variablement efficaces, mais solidaires de « tribunaux populaires », posant cette question bien amère mais très sérieuse : dans quel genre de société, sous quel type de régime politique, des gens dressent-ils ainsi des listes de noms sur d’autres gens, quels qu’en soient les crimes, et le soupçon dans lequel on tient en raisons des violences subies, par désespoir, haine, rancœur, etc., l’État de droit comme l’appareil judiciaire ? Le dernier niveau est celui de l’invective, et finalement l’insulte, « fucking frogs » et cie, qui sont venues réveiller d’anciennes animosités. Inutile de commenter ces combats batrochomyomachiques entre anglophones et francophones qui appauvrissent les enjeux de la controverse. Il n’y a pas deux solitudes mais deux cassures, plus complexes. Il importe uniquement de noter que le registre de l’invective n’est pas absent de la rhétorique scolastique elle-même – quand par exemple les 34 signataires ont été qualifiés de « suprémacistes blancs » suite à la publication de leur texte. L’autre cassure est interne au corps professoral. Elle tient sans doute à sa sociologie propre. Ceux qui soutiennent la cause étudiante, et voient dans l’usage de « nigger » / « nègre » le symptôme d’un racisme systémique blanc au sein de l’appareil universitaire, dénoncent à cette occasion la position dominante des professeur.e.s. Ils n’oublient certes pas qu’ils l’occupent eux aussi et on peut s’interroger sur le profit qu’ils retirent de la nature même de leur intervention. Le souci est que cette critique est inexacte. Elle se dispense d’une réelle analyse des rapports de force en place et des mécanismes de sujétion. Le corps professoral ne se place pas du côté des dominants. Il rassemble des sujets qui sont dans une position beaucoup plus hybride et ambiguë, et il conviendrait d’établir des distinctions en raison des statuts mêmes, entre les professeurs réguliers et les chargés de cours ou professeurs à temps partiel, etc. Dans tous les cas, et s’il fallait raisonner absolument dans les termes empruntés à la sociologie de Bourdieu, ils répondent plutôt à la situation de sujets dominants-dominés. C’est même ce que révèle sous l’espèce du double désaveu la tension entre le discours du recteur de l’université d’Ottawa, sa décision de suspendre provisoirement Lieutenant-Duval et par-delà les 34 signataires les réactions de représentants issus de Cégeps et d’universités. Ce n’est pas non plus un hasard si la liberté académique, assimilée ou non à dessein à la liberté d’expression – ce qui a pour effet d’occulter le débat – a été aussitôt et régulièrement opposée à ce qui a été reçu comme une logique de sanction à l’égard de la parole et de la pratique universitaires. Pour mémoire, la liberté académique – concept américain s’il en est – constitue historiquement un point d’équilibre négocié entre la vocation rationaliste et humanistique du milieu et la nature radicalement entrepreneuriale de l’université. Ainsi les divisions profondes qui, devant la controverse, passe entre les différents sujets – en vertu d’un nuancier propre aux spécialités et aux disciplines – s’explique en vérité par la situation radicalement ambiguë des professeurs – à la fois dominants et dominés. D’un côté, ils sont détenteurs des savoirs légitimes, mais aux prises avec les exigences d’un public qui exerce une pression directe sur l’établissement mais aussi les règles discursives du savoir. Ce n’est pas un hasard si l’exemple souvent cité au Québec est celui de l’université Concordia (l’affaire autour du livre de Vallières), plus marquée par sa diversité populaire comme l’UQAM mais aussi par sa diversité ethnique. Ce phénomène société/université n’est pas nouveau et s’inscrit dans une logique d’évolution qui est observable depuis les crises démographiques, sociales et culturelles des années soixante au sein des établissements du supérieur dans les pays à économie « avancée ».  De l’autre, les professeurs sont soumis aux décisions d’instances gestionnaires et administratives dont les intérêts ne sont pas scolastiques mais plus immédiatement rentables et économiques, dimension accrue par les idéologies managériales du néo-libéralisme. (Voir à ce sujet l’analyse proposée par François Ouellet et signée par 160 professeurs : Haro sur la dérive technocrate des universitéshttps://www.ledevoir.com/opinion/libre-opinion/588179/haro-sur-la-derive-technocrate-des-universites).