Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

lundi 9 novembre 2020

LE DOGME DU SIGNE

     Sans doute la controverse est-elle révélatrice d’une attitude devant l’histoire, l’institution et le savoir. Mais elle procède avant tout d’une attitude devant le langage, au sens où la manière de traiter du débat académique (présupposés, arguments, valeurs, etc.), des enjeux éthiques et politiques qui s’y trouvent attachés (Blancs et Noirs, majorité vs minorité(s), etc.) ressortit pour l’essentiel à une représentation et à une pratique du langage. Le point de départ pourrait en être la pétition du syndicat des étudiant.e.s de l’université d’Ottawa. Car les termes mêmes du discours ont servi de cadres aux discussions. Par exemple : « [Dr Lieutenant-Duval] is currently trying to justify the use of this racial slur due to her using it to provide an example, making this reasoning extremely ignorant. The lack of recognition of the N-word solely being based on the degradation of black communities is appalling.  The connotation behind the word is connected directly to its use in history. It is more than just a word. The only real solution is for people who are not from the black community to stop using it. There are no kinds of special circumstances that can allow for the word to continue to be used by any person of a different race. There should not be such a strong compulsion to say a single word with such a long discriminatory history, that is still being used against the black community.  By continuing to try and normalize the use of this term, especially in educational settings, it further cements this degradation into our culture and fosters a hostile environment. » (Discipline Dr. Verushka Lieutenant Duval and ban the use of the N-word, accessible sur le site https://www.seuo-uosu.com/fr/fighting-racism). S’il est reconnu avec pertinence que « it is more than just a word », au nom notamment de son histoire mais également de son champ connotatif, pour l’essentiel c’est bien sous l’angle du mot et des mots, en vertu d’un modèle aussi traditionnel qu’exemplaire que s’énonce la controverse, jusque dans la critique des usages universitaires qui pourraient être faits de « nigger » ou de « nègre ». Dans la forme amplifiée qu’elle a prise sur la scène publique – à travers la voix politique et médiatique – les échanges ne dérogent pas à ce principe. Ils se déclinent chaque fois sur le paradigme du signe. Ce qui à la fois libère un sens minimal de l’historicité, mais en limite aussitôt les implications. La dominante est plutôt à une conception religieuse du langage, qui raisonne sur le mode du sacré, y compris dans une perspective négative et polémique comme c’est le cas ici. Le signe devient ainsi le point de tension entre la langue (les langues) et la (les) culture(s), là où s’établissent la prohibition, les phénomènes de tabou, auxquels ont rapidement (sinon servilement) obéi (même quand ils les contestaient) hommes politiques, universitaires et chercheurs, journalistes. Au demeurant, Benveniste l’avait assez souligné dans sa courte étude « La blasphémie et l’euphémie » (Archivio di Filosofia, 1969, repris dans Problèmes de linguistique générale, t. II, Paris, Gallimard, coll. « Tel », p. 254), ce sont là deux « activités symétriques ». Ainsi s’expliquent la tendance à atténuer, plus marquée ou explicitement revendiquée en milieu anglophone, la stratégie de désignation contournée – référer sans nommer – « the N-word » ou « le mot en n- » ou encore « le mot commençant par n- », autant d’énigmes lancées à la sagacité de l’interlocuteur, dignes de la pythie de Delphes. C’est sur cette base que le discours de l’interdiction et de l’injonction entend disposer sa propre légitimité (instaurant par la même occasion une nouvelle normativité) : « to stop using it », « that can allow », « there should not be such a strong compulsion », etc. À rebours de l’institution et de son autorité (a priori fondée sur la maîtrise critique du savoir), le contre-discours n’en procède pas moins de manière exclusive et autoritaire – jusqu’à assumer l’absurde, sans parler du distinguo classique (mais pleinement ignoré) entre usage et mention des signes (et corrélativement usage et mention des concepts) : « Professors should be able to teach about the history of racism and the implications of the N-word and other derogatory terms without utilizing them. » C’est que le signe a été entre temps l’objet d’une transmutation : comme il a été dit et répété sous l’espèce de l’évidence la plus simpliste et la plus caricaturale que « nigger » et « nègre » représentent des mots racistes – assertion qui au plan linguistique n’a guère de sens (comme de supposer l’existence de mots poétiques dans la langue, par exemple). Mais l’opération consiste bien à traiter ici l’histoire du mot – assurément inséparable des discours coloniaux, d’une anthropologie et d’une typologie des « races », de l’exploitation des peuples et communautés noirs, etc. – au rang d’une essence. Et c’est en vertu de cette essence – produit de cette religion du signe – qu’est refusée l’éthique même de la connaissance : « Dr. Duval had posed the use of the N-word in discussions as something debatable when it is clear that the use of this term is unacceptable for people who are not part of the black community. » Cette éthique est soldée par cela même qui se réclame d’une morale de la sensibilité comme morale d’un groupe (au-delà ici de la minorité noire, à corriger en : minorités noires). En ce sens, le « debatable » se trouve mis sur le même plan, quand une telle synonymie n’est pas déjà source d’amalgame, que « unacceptable » (et par conséquent acceptable). On ne saurait mieux décrire ni même définir ce qu’est le dogmatisme. Aussi l’interdit qui prétend de la sorte décider, gouverner et réguler les possibles du débat intellectuel, sur la base d’une prémisse que la pétition pose comme naturellement partagée : « when it is clear that the use of this term… », vise à exercer la même restriction dans l’usage de la langue : « people who are not part of the black community ». Ce qui rejoint – la réaction rapportée (donc : à vérifier) lors de l’incident en classe : « une Blanche ne devrait jamais prononcer ce mot, point. » D’un côté, il y a l’immense naïveté qui est propre au réalisme linguistique : ce n’est pas en euphémisant certains signes, ou en les faisant complètement disparaître, qu’on évacue les problèmes qu’ils désignent et indexent. S’il est vrai en outre que les signes d’une langue appartiennent à n’importe quel locuteur, l’emploi de nigger ou nègre à contexte ou intention racistes est un risque impossible à écarter. De l’autre, le manichéisme que traduit une telle déclaration interroge peut-être moins par son intransigeance que par les inconséquences épistémologiques et politiques, bien plus inquiétantes et nocives, auxquelles elle entraîne.